LETTRE AU CONSEIL DE SÉCURITÉ

Votre Excellence,

Amnesty International est vivement préoccupée par les informations selon lesquelles certains membres du Conseil de sécurité envisagent de demander à la Cour pénale internationale (CPI) le renvoi des poursuites et des enquêtes sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis dans le nord de l’Ouganda.

L’organisation a rendu compte de crimes atroces commis à grande échelle contre des civils, et notamment des enfants, par des membres de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) et des forces de sécurité ougandaises. Il s’agit de crimes relevant du droit international. Cependant, un climat d’impunité généralisée a régné tout au long des vingt années de conflit. Le système judiciaire national s’est montré incapable d’engager des poursuites efficaces et de prononcer des condamnations dans le cadre de procès équitables pour ces crimes graves, pour des motifs qu’Amnesty International a exposés dans d’autres documents. C’est pourquoi Amnesty International est convaincue que la CPI est la mieux placée pour veiller à ce que justice soit rendue aux victimes du conflit. En effet, les mandats d’arrêt qu’elle a décernés ont contribué à amener la LRA à la table des négociations. En outre, Amnesty International est d’avis, à l’instar du procureur de la CPI, que le meilleur moyen de mettre un terme au conflit consiste à arrêter les principaux chefs de file – Joseph Kony, Okot Odhiambo et Dominic Ongwen – inculpés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre dans le nord de l’Ouganda.

Amnesty International, comme la majorité des États lors de l’adoption du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, s’oppose, au titre de l’article 16, aux demandes de sursis des poursuites et des enquêtes, considérées comme une ingérence politique sapant l’indépendance du procureur de la CPI.

L’article 19-2 du Statut de Rome dispose : « Peuvent contester la recevabilité de l’affaire pour les motifs indiqués à l’article 17 […] : a) […] la personne à l’encontre de laquelle a été délivré un mandat d’arrêt […] en vertu de l’article 58 ». Aux termes de l’article 19-2-b, cette recevabilité peut être contestée par « [un] État qui est compétent à l’égard du crime considéré du fait qu’il mène ou a mené une enquête, ou qu’il exerce ou a exercé des poursuites en l’espèce ». D’après l’article 17-1-a, une affaire est jugée irrecevable par la Cour lorsqu’elle « fait l’objet d’une enquête ou de poursuites de la part d’un État ayant compétence en l’espèce, à moins que cet État n’ait pas la volonté ou soit dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites ». Aux termes de l’article 19-1, la CPI peut « d’office se prononcer sur la recevabilité de l’affaire conformément à l’article 17 ».

Le 29 février 2008, la Chambre préliminaire de la CPI a fait usage de ce pouvoir et demandé à l’Ouganda de fournir des informations détaillées sur les mesures prises en vue de mettre en œuvre l’Accord sur l’imputabilité des crimes et la réconciliation entre le Gouvernement de la République d’Ouganda et l’Armée de résistance du seigneur, signé le 29 juin 2007 à Juba, au Soudan, et l’Annexe à cet accord en date du 19 février 2008. Amnesty International a publié une analyse de ces deux documents le 21 mars 2008, sous le titre Uganda : Agreement and Annex on Accountability and Reconciliation falls short of a comprehensive plan to end impunity (index AI : AFR 59/001/2008). La Chambre a également requis des informations quant à l’impact sur l’exécution des mandats d’arrêt de la création d’une éventuelle division spéciale à la Haute Cour ougandaise et du recours aux mécanismes de justice traditionnelle ou d’autres mécanismes alternatifs. Le gouvernement a répondu qu’une fois l’accord de paix signé, il lui incomberait toujours de faire exécuter les mandats d’arrêt de la CPI, si les dirigeants de la LRA refusaient de se soumettre aux procédures judiciaires en Ouganda. Toutefois, le Statut de Rome de la CPI exige, au titre des articles 59 et 86, que les États parties qui ont reçu une demande d’arrestation prennent immédiatement des mesures pour faire arrêter les personnes dont il s’agit et coopèrent pleinement avec la Cour dans les enquêtes et poursuites qu’elle mène pour les crimes relevant de sa compétence.

Rien n’empêche les trois suspects de la LRA et l’Ouganda, s’il le désire, de déposer une exception d’irrecevabilité dans cette affaire. Mais un sursis émanant du Conseil de sécurité risquerait de compromettre toute chance de mettre un terme à l’impunité pour les crimes relevant du droit international. En outre, l’efficacité et l’éventuel effet dissuasif de la CPI risqueraient d’être compromis : les dirigeants des groupes armés d’opposition ou des forces armées nationales faisant l’objet d’un mandat d’arrêt de la CPI pourraient exercer un chantage sur le Conseil de sécurité. Ainsi, ces personnes, groupes ou forces nationales, pourraient tout simplement menacer de prolonger ou de reprendre un conflit armé si les suspects devaient être traduits devant la CPI ou un tribunal pénal national en mesure de prononcer des sanctions pénales appropriées au regard de la gravité des crimes. Le Soudan pourrait par exemple faire valoir qu’un renvoi est justifié pour toute personne qui fait l’objet d’une enquête ou de poursuites devant ses tribunaux d’exception récemment mis sur pied.

En conséquence, Amnesty International exhorte le Conseil de sécurité à :
– refuser toute demande de sursis relative à des enquêtes ou poursuites menées par le procureur de la CPI dans le nord de l’Ouganda ;
– demander à tous les États, et en particulier à l’Ouganda, à la République centrafricaine, à la République démocratique du Congo et au Soudan, de s’acquitter des obligations qui leur incombent au titre du droit international en procédant dans les meilleurs délais à l’arrestation et à la remise à la CPI des personnes inculpées ;
– veiller à ce que toutes les missions de maintien de la paix conduites ou cautionnées par les Nations unies dans les pays concernés se voient accorder un mandat et des ressources leur permettant de procéder à l’arrestation des trois hommes et de toute autre personne contre laquelle la CPI décerne un mandat d’arrêt.

Amnesty International se tient à votre entière disposition pour toute information complémentaire.

Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer, votre Excellence, l’expression de ma très haute considération.

Yvonne Terlingen
Présidente du Bureau d’Amnesty international auprès des Nations unies

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