Un nouveau rapport, intitulé “In seconds everything changed" : Justice and redress elusive for Derna flood survivors, souligne le fait que le gouvernement d’union nationale basé à Tripoli et les Forces armées arabes libyennes (FAAL), qui contrôlent de fait les zones sinistrées, n’ont pas émis de mises en garde adéquates ni pris d’autres mesures essentielles d’atténuation des risques avant le passage de la tempête Daniel, qui a provoqué l’effondrement de deux barrages en amont de Derna.
Il se penche également sur la mauvaise gestion de la situation par les deux autorités rivales, qui n’ont notamment pas enquêté sur la responsabilité des personnes en position de pouvoir dans la protection du droit à la vie, à la santé et des autres droits humains, dans le cadre des enquêtes criminelles sur la catastrophe de Derna. Bien qu’elles aient indemnisé des milliers de personnes affectées, le processus a été caractérisé par des retards et l’exclusion discriminatoire des réfugié·e·s, des migrant·e·s et de certains résident·e·s libyens de Derna déplacés vers l’ouest de la Libye.
« Six mois après les inondations, les autorités libyennes n’ont toujours pas mené d’enquête approfondie afin de déterminer si de puissantes personnalités militaires et politiques se sont abstenues de protéger le droit à la vie, à la santé et d’autres droits fondamentaux de la population, provoquant ainsi des pertes et une dévastation de très grande ampleur », a déclaré Bassam Al Kantar, spécialiste de la Libye à Amnesty International.
« Il est d’autant plus pressant d’obliger les responsables à rendre des comptes, et de garantir aux Libyen·ne·s que cette tragédie ne se reproduira pas, qu’il est de plus en plus probable que le réchauffement de la planète entraînera de nouvelles catastrophes climatiques, aggravées par les infrastructures vieillissantes et mal entretenues de la Libye, la fragmentation des institutions politiques et le pouvoir exercé par des milices et des groupes armés qui ne répondent pas de leurs actes. »
Depuis la catastrophe, les FAAL et des groupes armés qui leur sont affiliés ont également sévi contre des personnes qui critiquaient les autorités libyennes pour leur manque de préparation et de réaction face à la crise, et au moins une personne se trouve toujours en détention arbitraire.
Le rapport s’appuie sur les témoignages de 65 personnes touchées par les inondations ou impliquées dans la réaction à la crise, ainsi que sur l’examen de déclarations et documents officiels, ainsi que de rapports des organismes gouvernementaux et des organes onusiens compétents.
Amnesty International a fait état de ses conclusions et recommandations au parquet général basé à Tripoli, au chef d’état-major des FAAL et au Premier ministre par intérim du gouvernement de stabilité nationale établi dans l’est du pays et allié aux FAAL, en leur demandant de réagir. La réponse du procureur général a été prise en compte dans l’analyse menée par l’organisation. Aucun des autres hauts responsables n’ont répondu à temps avant la publication du rapport.
Mauvaise gestion de la crise
Des consignes contradictoires, des mises en garde insuffisantes et l’imposition de couvre-feux dans certaines des zones les plus touchées avant la tempête Daniel, de la part des autorités de facto dans l’est de la Libye, ont contribué au grand nombre de victimes, selon les experts. S’il a été conseillé à certains habitant·e·s de Derna d’évacuer, des zones très touchées comme Wadi Derna ont été négligées. Dix minutes après la rupture des barrages, à 2 h 50 du matin le 11 septembre 2023, le ministère des Ressources en eau a annoncé que ces barrages vieillissants avaient atteint leur capacité maximale, encourageant les habitant·e·s en aval à évacuer, mais il était déjà trop tard. L’Organisation météorologique mondiale a estimé que les pertes humaines dévastatrices à Derna auraient pu être évitées grâce à des mises en garde et des évacuations adaptées à la situation.
« Quand nous sommes sortis, nous avons vu des corps sans vie, l’étendue de la destruction et des personnes qui portaient les corps de leurs proches dans des linceuls par-dessus leurs épaules. »
Khadija, une jeune femme de 20 ans originaire de Derna, qui se trouvait chez elle avec sa famille dans le quartier de Wadi al Warsh lorsque les inondations se sont produites, a décrit à Amnesty International la terrifiante épreuve qu’elle a traversée :
« Quand nous sommes sortis, nous avons vu des corps sans vie, l’étendue de la destruction et des personnes qui portaient les corps de leurs proches dans des linceuls par-dessus leurs épaules. J’ai entendu les cris de mères et d’enfants. J’ai cherché les membres de ma famille, mais je n’ai trouvé personne. Au bout d’une semaine, j’ai appris que les personnes qui vivaient dans le même secteur étaient toutes mortes. Dans notre rue, où habitaient 31 personnes, seules quatre ont survécu. »
Elle n’a retrouvé aucune trace de son père ni de sa sœur jumelle.
Six mois plus tard, des milliers de personnes manquent toujours à l’appel et les rescapé·e·s continuent de vivre dans l’angoisse de ne pas connaître le lieu de sépulture de leurs proches disparus, surtout après que les autorités locales et des bénévoles se sont empressés d’enterrer des milliers de corps dans des fosses communes sans les identifier correctement.
Les autorités n’ont pas non plus pris de mesures spécifiques pour faciliter l’établissement des certificats de décès des personnes disparues dans les inondations, qui sont nécessaires pour obtenir des pensions de veuvage et d’autres aides de l’État, les femmes qui ont perdu leur mari étant les plus touchées.
L’enquête d’Amnesty International révèle également que le gouvernement d’unité nationale et les autorités de facto de l’est de la Libye n’ont pas veillé à ce que les personnes touchées par les inondations dévastatrices de Derna bénéficient dans les meilleurs délais d’un accès équitable aux secours et aux indemnisations financières.
Bien que quelque 13 000 personnes affectées aient été indemnisées, certaines familles déplacées vers l’ouest de la Libye, ainsi que des réfugié·e·s et des migrant·e·s, ont été exclus. Les retards et la crainte de représailles de la part des FAAL ont également dissuadé d’autres personnes de demander de l’aide, en particulier celles perçues comme opposées aux autorités de l’Est.
Malgré les estimations selon lesquelles des milliers de personnes ont été concernées, les autorités n’ont pas répondu aux besoins spécifiques et à la situation des réfugié·e·s et des migrant·e·s après les inondations, notamment en ne facilitant pas leur évacuation des zones sinistrées et leur retour dans leur pays d’origine ou en ne fournissant pas d’informations aux familles des personnes décédées ou disparues. Plusieurs décrets du gouvernement de stabilité nationale introduisant des mesures de soutien pour les personnes touchées - telles que l’aide aux enfants ayant perdu leurs parents et la suppression des frais de remplacement des documents officiels - ne s’appliquent qu’aux Libyen·ne·s.
Des tactiques brutales pour étouffer la contestation
Au lendemain de la crise, les FAAL ont accéléré leur utilisation bien rodée de tactiques brutales pour étouffer la contestation, et restreindre les activités de la société civile et des médias indépendants. Les FAAL et des groupes armés qui leur sont affiliés ont soumis à des arrestations arbitraires au moins neuf personnes qui ont publiquement critiqué la mauvaise gestion de la crise par les autorités ou qui se sont jointes aux manifestations du 18 septembre 2023 pour demander des comptes.
« Les autorités libyennes, et celles qui contrôlent de fait l’est de la Libye, doivent s’abstenir de prendre pour cible ou de discriminer la moindre personne du fait de ses opinions politiques ou autres, de son statut migratoire, de son déplacement dans l’ouest de la Libye ou de l’absence de papiers d’identité. »
Par exemple, l’Agence de sécurité intérieure, affiliée aux FAAL a arrêté arbitrairement l’activiste libyen Al Numan al Jazwi, 46 ans, à Derna le 16 septembre 2023, alors qu’il filmait les efforts de distribution de l’aide. Il est arbitrairement maintenu en détention, sans inculpation ni jugement, et n’a pas le droit de voir sa famille ni son avocat.
« Les autorités libyennes, et celles qui contrôlent de fait l’est de la Libye, doivent s’abstenir de prendre pour cible ou de discriminer la moindre personne du fait de ses opinions politiques ou autres, de son statut migratoire, de son déplacement dans l’ouest de la Libye ou de l’absence de papiers d’identité. Elles doivent immédiatement libérer toutes les personnes détenues arbitrairement pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique, et mettre fin aux représailles contre celles qui critiquent leur réaction face à la catastrophe », a déclaré Bassam Al Kantar.
La justice reste hors de portée
Le ministère public libyen a confirmé à Amnesty International qu’il avait ouvert des informations judiciaires contre 16 responsables actuels ou anciens, dont le président et deux membres du conseil municipal de Derna, ainsi que des responsables de la gestion de l’eau, de l’infrastructure des barrages et de la reconstruction de Derna. Leur procès est en cours pour manquement à leurs fonctions officielles ou refus de les exercer, et 14 d’entre eux se trouvent en détention provisoire.
Malgré ces poursuites, des fonctionnaires et des commandants de haut rang, ainsi que des membres de groupes armés puissants, n’ont pas fait l’objet d’une enquête, et encore moins de poursuites, ce qui fait craindre qu’ils n’échappent à la justice.
Les enquêtes criminelles sur la catastrophe de Derna se sont déroulées dans un climat généralisé d’impunité pour les crimes relevant du droit international et d’autres violations graves des droits humains en Libye. Au lieu de demander des comptes à de puissants commandants et membres de milices et de groupes armés pouvant raisonnablement être soupçonnés de tels crimes, les gouvernements successifs les ont intégrés dans les institutions de l’État et les ont récompensés par des louanges, des salaires et des positions de pouvoir.
« En l’absence de véritables perspectives de responsabilisation au niveau national, la communauté internationale doit soutenir les rescapé·e·s et les familles de victimes en appuyant les initiatives visant à mettre en place un mécanisme international doté d’une composante de surveillance et d’enquête et d’un mandat pour enquêter sur les violations présumées du droit international humanitaire et des droits humains par toutes les parties en Libye, notamment les faits et les circonstances relatifs aux pertes humaines et aux destructions dans le contexte de la tempête Daniel », a déclaré Bassam Al Kantar.
Complément d’information
La Libye est fragmentée entre deux entités qui se disputent la légitimité, la gouvernance et le contrôle territorial. Le gouvernement d’unité nationale contrôle Tripoli et la majeure partie de l’ouest de la Libye, tandis que les FAAL contrôlent la majeure partie de l’est et du sud de la Libye et sont alliées au gouvernement de stabilité nationale. Chaque entité est soutenue par des milices et/ou des groupes armés, qui opèrent à des degrés d’indépendance variables et disposent souvent de leurs propres structures de commandement et de contrôle. Les institutions de l’État sont également divisées, avec des ministres distincts dans l’est et l’ouest de la Libye.