Ce rapport intitulé « J’ai passé ma vie à fuir » : Personnes âgées au Myanmar, une vie de conflit et de déplacement expose les résultats de la première enquête exhaustive menée par l’organisation sur la question spécifique du non-respect des droits et de la dignité des personnes âgées dans un contexte de crise et de conflit armé, et dans le cadre de la fourniture de l’aide humanitaire.
« Depuis plusieurs décennies, les minorités ethniques du Myanmar sont de façon récurrente victimes de violations commises par l’armée. De nombreuses personnes âgées victimes d’atrocités perpétrées lors des récentes opérations militaires avaient déjà subi des violences similaires quand elles étaient des enfants ou de jeunes adultes. Le récit des terribles épreuves qu’elles ont traversées jette une lumière crue sur les violences commises de longue date par l’armée, et souligne le besoin de justice, a déclaré Matthew Wells, principal conseiller d’Amnesty International pour les situations de crise.
« Plus d’un million de personnes ont été déplacées dans des camps en raison du conflit et des violences commises par l’armée, et parmi elles figurent des dizaines de milliers d’hommes et de femmes âgés. La communauté humanitaire a réagi de façon admirable crise après crise, sauvant d’innombrables vies. Mais les personnes âgées pâtissent des failles d’un système qui néglige souvent leurs besoins spécifiques. L’aide humanitaire doit mieux tenir compte des besoins spécifiques des différentes personnes. »
« Plus d’un million de personnes ont été déplacées dans des camps en raison du conflit et des violences commises par l’armée, et parmi elles figurent des dizaines de milliers d’hommes et de femmes âgés. »
Ce rapport est basé sur 146 entretiens menés avec des femmes et des hommes âgés appartenant aux minorités ethniques kachin, lisu, rakhine, rohingya, chan et ta’ang. Ces entretiens ont été réalisés lors de trois missions menées au Myanmar dans l’État d’Arakan, l’État kachin et le nord de l’État chan, et dans des camps de réfugiés du sud du Bangladesh, entre décembre 2018 et avril 2019. Les personnes interrogées étaient âgées de 54 à plus de 90 ans.
Crimes commis par l’armée contre des personnes âgées
Dans le contexte des atrocités commises par l’armée du Myanmar dans les États d’Arakan, kachin et chan, les personnes âgées sont confrontées à des dangers bien spécifiques. Quand, sur un préavis de l’armée, les villages sont désertés, certaines personnes âgées restent sur place souvent en raison de leur fort attachement à leur maison et à leurs terres ou parce qu’elles sont physiquement incapables de fuir. Lorsqu’ils trouvent des femmes et des hommes âgés, les soldats les arrêtent de façon arbitraire, les torturent et parfois ils les tuent.
Un paysan rakhine de 67 ans qui est resté sur place quand la plupart des habitants de son village ont fui, en mars 2019, en partie parce qu’à cause d’un important handicap auditif il n’avait pas entendu les affrontements, non loin du village, entre l’armée birmane et l’Armée d’Arakan (AA), a raconté ce que les soldats birmans ont fait après l’avoir forcé à sortir de chez lui : « Quand je suis arrivé là où se tenait le capitaine, les soldats m’ont attaché les mains […] dans le dos, avec une corde qui est utilisée pour le bétail. Ils m’ont demandé : "Est-ce que l’AA est venue dans le village ?" J’ai répondu que non, je n’avais pas du tout vu [l’AA] et ensuite les soldats m’ont battu. »
Quand l’armée a attaqué les Rohingyas en 2017, un grand nombre d’hommes et de femmes âgés sont morts brûlés vifs dans leur maison. Mariam Khatun, une Rohingya âgée d’environ 50 ans, s’est enfuie dans la forêt, près de chez elle, avec ses trois enfants quand des soldats birmans sont arrivés dans son village, dans la municipalité de Maungdaw. « Mes parents sont restés dans la maison, a-t-elle expliqué. J’avais déjà deux jeunes enfants, comment aurais-je pu les emmener eux aussi ? […] Mes parents étaient physiquement incapables de bouger. »
Quand elle a atteint la rivière avec ses enfants, Mariam Khatun a regardé derrière elle et elle a vu le village en feu, en sachant que ses parents se trouvaient toujours dans la maison.
Amnesty International a examiné les listes d’habitants de différents villages rohingyas qui ont été tués, et cet examen montre que les personnes âgées ont été touchées de façon disproportionnée. Une étude chiffrée réalisée par Médecins Sans Frontières a abouti à la même conclusion, indiquant que dans le mois qui a suivi le lancement des opérations militaires, le 25 août 2017, les plus forts taux de mortalité ont – de loin – été observés chez les femmes et les hommes rohingyas de plus de 50 ans.
Pour les personnes âgées qui ont fui l’État d’Arakan et l’État kachin, le voyage à travers les régions montagneuses des zones frontalières a souvent été difficile, et les choses ont encore été aggravées par le fait que l’armée a bloqué les routes principales et restreint l’accès à l’aide humanitaire. Amnesty International a rassemblé des informations sur plusieurs cas de personnes âgées qui ont perdu la vie alors qu’elles tentaient de fuir pour trouver la sécurité, parce qu’elles n’ont pas pu obtenir de soins médicaux.
Une aide humanitaire insuffisante
Les agences de l’ONU et les organisations humanitaires ont réagi face aux énormes besoins d’aide humanitaire au Bangladesh, où plus de 900 000 Rohingyas vivent dans des camps, et au Myanmar, où plus de 250 000 personnes ont été déplacées. La participation insuffisante des donateurs ainsi que les restrictions gouvernementales dans ces deux pays – en particulier au Myanmar – compliquent encore la situation. Mais, même compte tenu de ces contraintes, le système humanitaire a trop souvent négligé les personnes âgées.
Dans les camps de réfugiés au Bangladesh, un grand nombre de femmes et d’hommes rohingyas âgés n’ont pas la possibilité d’avoir régulièrement accès aux services les plus essentiels, notamment à des installations sanitaires, des soins médicaux, l’eau et la nourriture. L’encombrement des camps et le terrain accidenté représentent une difficulté supplémentaire, en particulier pour les personnes âgées à mobilité réduite.
De nombreux Rohingyas âgés ont dit qu’ils ne pouvaient pas utiliser les latrines, et qu’ils devaient utiliser un récipient dans leurs abris, ce qui porte atteinte à leur dignité. Mawlawi Harun, un Rohingya de plus de 90 ans, a déclaré, alors qu’il se tenait assis dans son abri du camp n° 15 au Bangladesh : « J’utilise les latrines ici, et je mange et je dors ici. Je vis maintenant comme une vache ou une chèvre. Que puis-je dire de plus ? Les vaches défèquent et urinent à l’endroit même où elles mangent […] Maintenant je dors dans des latrines. »
Les femmes et les hommes âgés ont aussi beaucoup de mal à accéder aux infrastructures de santé, à cause de la distance et du terrain accidenté. Mais même quand ils peuvent s’y rendre, ils s’aperçoivent que certains dispensaires ne peuvent pas fournir de soins pour des maladies chroniques pourtant fréquentes – telles que l’hypertension et les troubles respiratoires chroniques – qui touchent de façon disproportionnée les personnes âgées. Beaucoup de personnes âgées sont obligées d’acheter des médicaments au marché, alors qu’ils devraient être fournis dans le cadre de l’aide médicale.
Gul Bahar, qui a environ 80 ans, a dit qu’elle dépense 5 000 takas (59 dollars des États-Unis) par mois pour ses médicaments, y compris pour des comprimés pour l’hypertension, car le dispensaire du camp près de là où elle se trouve ne fournit généralement que du paracétamol. Elle a expliqué que, pour pouvoir payer ces médicaments : « Nous vendons une partie de notre ration de nourriture et d’huile de cuisson. Nous avons aussi vendu nos couvertures. »
Dans le nord du Myanmar, où de nombreux Kachins ont été déplacés depuis 2011, certains programmes humanitaires, en particulier des programmes de soutien aux moyens de subsistance, n’incluent pas suffisamment les personnes âgées. Les personnes âgées subissent également une discrimination dans l’accès au travail, ce qui engendre une cascade d’effets négatifs, et est aggravé par la diminution de l’aide humanitaire au cours des dernières années, dû à l’épuisement des donateurs et au fait que l’on s’attend à ce que les personnes déplacées qui vivent dans des camps trouvent du travail autour du camp.
« Je suis allée voir des employeurs et j’ai dit que je voulais travailler, a expliqué Zatan Hkawng Nyoi, une femme kachin de 67 ans qui a toute sa vie travaillé dans l’agriculture avant de se retrouver dans un camp pour personnes déplacées. Ils m’ont dit que j’étais trop vieille, et que je ne serais pas capable de marcher jusqu’aux [rizières]. »
Les personnes âgées en général, et les femmes âgées en particulier, sont également sous-représentées dans la direction des camps, ce qui les empêche de participer aux prises de décision.
« Il faut que les personnes âgées soient davantage prises en compte en ce qui concerne tous les aspects de l’aide humanitaire : il faut tenir compte de leur avis dans les évaluations initiales et aussi les impliquer dans les programmes d’aide. Pour pouvoir mieux respecter les droits des personnes âgées, il faut commencer par recourir à leurs compétences spécifiques et solliciter leur point de vue spécifique, a déclaré Matthew Wells.
Des traumatismes qui se répètent
Pour de nombreuses personnes âgées appartenant à diverses minorités ethniques du Myanmar, le déplacement qu’elles subissent actuellement représente la dernière épreuve en date dans une vie marquée par le conflit et l’oppression de l’armée. Amnesty International a interrogé plusieurs dizaines de personnes âgées, notamment des Kachins, des Rohingyas et des Chans, qui ont se sont enfuies de chez elles au moins trois fois au cours de leur vie, souvent quand elles étaient des enfants, puis de jeunes adultes et une fois encore à un âge avancé. Ces bouleversements répétés ont engendré des difficultés économiques en plus de préjudices psychosociaux.
« J’ai fui tellement de fois depuis mes neuf ans […] J’ai toujours dû me tenir sur mes gardes. Quoi que je fasse – que ce soit à la ferme ou dans un verger – je ne peux jamais avoir la tranquillité d’esprit », a déclaré Nding Htu Bu, une femme kachin de 65 ans qui vit dans un camp de personnes déplacées.
Des personnes âgées ont aussi vu un ou plusieurs de leurs enfants être tués ou violés par des soldats birmans.
Pourtant, malgré ces préjudices graves et répétés, on constate qu’il n’existe que très peu de soins psychosociaux ciblant les personnes âgées, ou auxquels les personnes âgées peuvent avoir accès.
Amnesty International a demandé aux bureaux au Bangladesh de l’agence de l’ONU pour les réfugiés et de l’Organisation internationale pour les migrations de lui fournir des réponses aux questions portant sur les principales conclusions de l’organisation. Ces deux organismes ont évoqué des difficultés, en particulier dans les premiers temps de la crise ; les énormes progrès réalisés de manière générale en ce qui concerne la fourniture de l’aide ; et les initiatives qui sont en cours ou prévues visant à mieux répondre aux besoins des personnes âgées.
« Les améliorations réalisées dans les camps sont notables, mais pour de nombreuses personnes âgées, ces avancées sont trop lentes et elles restent insuffisantes. Les droits des personnes âgées devraient être pris en compte dans les programmes humanitaires et dans l’allocation des ressources dès le début, et non après coup. Sans cela, les principes fondamentaux de l’aide humanitaire – une réaction fondée sur les besoins et qui n’oublie personne – ne peuvent pas être respectés, a déclaré Matthew Wells.
« En ce qui les concerne, les pays donateurs doivent davantage soutenir les programmes d’aide au Myanmar et au Bangladesh, et veiller à ce que les partenaires chargés de la mise en œuvre de cette aide évaluent les besoins spécifiques des personnes âgées et y répondent. »