La Cour européenne des droits de l’homme examine une affaire majeure concernant la complicité de pays européens dans le programme de détentions secrètes et de « restitutions » mis en œuvre par les États-Unis

La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme tiendra le 16 mai 2012 une audience publique dans l’affaire El Masri c. l’« ex-République yougoslave de Macédoine » (la Macédoine).

Le 31 décembre 2003, les autorités macédoniennes ont arrêté Khaled El Masri, un ressortissant allemand d’origine libanaise qui avait pénétré sur le territoire macédonien en provenance de Serbie. Elles l’ont maintenu en détention au secret, l’ont soumis à des interrogatoires répétés et lui ont infligé des mauvais traitements jusqu’au 23 janvier 2004, date à laquelle elles l’ont remis à des agents de l’Agence centrale du renseignement (CIA, service du renseignement des États-Unis) à l’aéroport de Skopje. Khaled El Masri, à l’instar d’autres personnes ayant fait les frais du programme clandestin de détentions secrètes et de « restitutions » dirigé par les États-Unis (le « programme de restitutions »), a été transféré par la CIA vers un centre de détention secret, situé en l’occurrence en Afghanistan. Il a été maintenu en détention au secret, non reconnue et secrète dans ce pays, étant soumis de ce fait à une disparition forcée, pendant plus de quatre mois. Il a subi durant cette période des traitements constituant une violation de l’interdiction de la torture et des autres peines ou traitements inhumains ou dégradants. Les enquêtes menées, entre autres, par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et la Commission temporaire d’enquête sur les « restitutions » extraordinaires du Parlement européen, ont confirmé la véracité des allégations de Khaled El Masri. La Macédoine continue de nier tout manquement à ses obligations.

L’audience du 16 mai intervient dans le cadre de la requête introduite par Khaled El Masri contre la Macédoine pour des violations graves des droits humains au regard de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Khaled El Masri met en cause la Macédoine pour sa responsabilité dans le traitement qui lui a été infligé lors de sa détention à Skopje ; pour n’avoir pas empêché les mauvais traitements que lui a fait subir l’équipe de « restitution » de la CIA lorsqu’il a été remis entre ses mains ; pour la disparition forcée et le traitement qu’il a subi lors de sa détention en Afghanistan. La responsabilité de la Macédoine est engagée parce que les autorités macédoniennes l’ont remis à des agents américains alors qu’elles savaient – ou auraient dû savoir –, compte tenu de tous les éléments connus en janvier 2004 au sujet des opérations américaines de détention et de « restitution », et des violations graves des droits humains auxquelles elles donnaient lieu, qu’il existait un risque réel que, une fois détenu par les États-Unis, il serait torturé ou maltraité.

Compte tenu de l’importance de cette affaire, qui va peut-être permettre d’amener enfin un État du Conseil de l’Europe à rendre compte de son implication dans le programme de « restitutions » conduit par les États-Unis, Amnesty International et la Commission internationale de juristes ont transmis des observations écrites à la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme. Ces observations font valoir que, en janvier 2004, tous les États du monde savaient ou auraient dû savoir que les États-Unis procédaient à des détentions arbitraires et secrètes dans le cadre d’opérations de lutte contre le terrorisme, qui donnaient lieu à des violations des droits humains multiples, de nature diverse et s’enchaînant en cascade. La disparition forcée et la torture, qui sont des crimes au regard du droit international, figuraient au nombre de ces violations. Ces pratiques sont contraires aux obligations internationales s’imposant aux États-Unis et à tous les États membres du Conseil de l’Europe concernés. Les observations écrites transmises par les deux organisations examinent en outre les principes de droit international relatifs à la responsabilité des États ainsi que la jurisprudence de la Cour, dans la perspective de la constitution d’une jurisprudence sur la responsabilité des États membres du Conseil de l’Europe, au regard de la CEDH, pour leur implication dans le programme de « restitutions » dirigé par les États-Unis.

De nombreux États européens se sont soustraits à l’obligation de rendre des comptes quant à leur participation au programme de « restitutions ». S’agissant de l’Allemagne et de la Macédoine, aucun des deux gouvernements n’a conduit d’enquête efficace sur son implication dans l’affaire El Masri, et aucun des deux n’a apporté de réparation effective à la victime. En Allemagne, une enquête entachée de défaillances et à laquelle les autorités n’ont pas pleinement coopéré a conclu en juillet 2009 que ni le gouvernement allemand ni ses agents n’étaient impliqués dans de quelconques violations des droits humains perpétrées contre Khaled El Masri. En Macédoine, la demande d’ouverture d’une enquête criminelle sur le traitement réservé à Khaled El Masri est restée sans suite.

De l’autre côté de l’Atlantique, la justice des États-Unis a refusé de se saisir de l’affaire El Masri – comme elle a refusé de le faire pour toutes les plaintes concernant des violations des droits humains commises dans ce contexte –, invoquant des motifs liés à la sécurité nationale et au secret d’État ainsi que des raisons d’immunité prévues par le droit américain. Le gouvernement du Président Obama comme celui de George W. Bush ont défendu le rejet de ces plaintes, alors même qu’ils ne mettaient à disposition aucune autre voie permettant aux victimes d’obtenir justice et réparation. Les éléments détaillés concernant les opérations d’arrestation, de « restitution » et d’interrogatoire de la CIA demeurent en règle générale classées « secret défense » et ne sont pas soumis à l’obligation de divulgation prévue par la loi sur la liberté de l’information. Le ministère américain de la Justice a ordonné le classement de toutes les enquêtes ouvertes sur le programme de détentions secrètes et d’interrogatoires mené par la CIA. Une requête de Khaled El Masri contre les États-Unis est par ailleurs en instance devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme.

La plainte de Khaled El Masri contre la Macédoine sera peut-être la première affaire dans laquelle une juridiction internationale en matière de droits humains examinera au fond une requête mettant en évidence des éléments qui prouvent l’implication d’un État européen dans le programme de « restitutions » conduit par les États-Unis. D’autres victimes de ce programme ont toutefois elles aussi tenté d’amener des gouvernements européens à répondre de leurs actes. Abu Zubaydah et Abd al Rahim al Nashiri, tous deux actuellement détenus à la base navale américaine de Guantánamo Bay, à Cuba, ont récemment introduit une requête auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, respectivement contre la Lituanie et la Pologne, ce qui met en évidence une fois encore le fait que les pays européens, y compris des États membres de l’UE, n’ont pas mené de véritable enquête indépendante, impartiale et exhaustive sur leur implication dans le programme de « restitutions » dirigé par les États-Unis, dans l’objectif d’identifier les auteurs de violations et d’amener les responsables présumés à répondre de leurs actes devant la justice, comme le requièrent leurs obligations en matière de droits humains, et notamment celles contenues dans la CEDH. De manière isolée, des initiatives en vue de poursuites ont été prises dans certains États membres du Conseil de l’Europe, mais aucune n’a permis d’amener les responsables à rendre véritablement des comptes. En Italie en particulier, une juridiction pénale a condamné 23 agents de la CIA pour leur participation à la « restitution » d’Abou Omar, enlevé dans une rue de Milan et transféré en Égypte. Les agents des services secrets italiens accusés d’avoir participé à cette « restitution » ont toutefois pu s’abriter derrière le « secret d’État » ; le gouvernement italien n’a en outre jamais demandé l’extradition des agents de la CIA frappés de condamnation, qui bénéficient par conséquent d’une impunité de fait.

Complément d’information

La Grande Chambre se retirera pour délibérer à l’issue de l’audience. Elle prononcera son arrêt ultérieurement.

L’audience du 16 mai est une étape importante, en particulier à un moment où se multiplient les initiatives d’enquête sur la participation des gouvernements européens au programme de « restitutions » mené par les États-Unis. La commission des Libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen prépare ainsi un rapport sur le transfert illégal, la disparition forcée et la torture de détenus en Europe. Il s’agit de la suite donnée à l’enquête effectuée en 2007 par le Parlement européen.

Les observations de tierce partie soumises par Amnesty International et la Commission internationale de juristes dans l’affaire El Masri c. l’« ex-République yougoslave de Macédoine » (requête n° 39630/09), conformément à l’article 36-2 de la CEDH et à l’article 44-3 du Règlement de la Cour européenne des droits de l’homme, sont disponibles en ligne sur : http://www.amnesty.org/en/library/info/EUR65/001/2012/en

Pour en savoir davantage sur les préoccupations d’Amnesty International et de la Commission internationale de juristes concernant la participation des États européens au programme de «  restitutions » conduit par les États-Unis, et notamment sur le cas de Khaled El Masri, veuillez suivre les liens ci-dessous vers quelques documents choisis à titre d’illustration.

• Déclaration publique, Europe : What is new on the alleged CIA illegal detention and transfers of prisoners in Europe ?, EUR 01/006/2012, mars 2012, http://www.amnesty.org/en/library/info/eur01/006/2012/en

Current Evidence : European Complicity in the CIA Rendition and Secret Detention Programmes, Document pour la sous-commission « droits de l’homme » du Parlement européen, EUR 01/001/2011, 25 janvier 2011

• Rapport, Open secret : Mounting evidence of Europe’s complicity in rendition and secret detention, EUR 01/023/2010, 15 novembre 2010,

•Assessing Damage, Urging Action, Report of the ICJ Eminent Jurists Panel on Terrorism, Counter-terrorism and Human Rights, 2009,

2024 - Amnesty International Belgique N° BCE 0418 308 144 - Crédits - Charte vie privée
Made by Spade + Nursit