Communiqué de presse

Salvador : 20 ans après le rapport remis par la commission vérité de l’ONU, justice n’a toujours pas été rendue

Cette année, Ernestina et Erlinda Serrano Cruz devraient fêter leurs 38e et 34e anniversaires, entourées de leurs proches.

Mais personne ne sait où elles se trouvent. Et ceux qui pourraient détenir des indices gardent le silence.

Il y a 31 ans, les fillettes alors âgées de sept et trois ans ont été arrachées à leur famille dans la municipalité de San Antonio de la Cruz, dans le nord du Salvador.

C’était en 1982. Ce pays d’Amérique centrale traversait alors la période la plus sanglante d’un conflit armé qui a fait rage de 1980 à 1992, emportant des milliers de victimes.

Dans tout le pays, des bataillons de l’armée menaient une campagne de la terre brûlée, tuant toute personne et toute créature se trouvant sur leur passage, rasant les maisons et détruisant les récoltes.

Lorsque les soldats sont arrivés dans leur petite ville, la famille Serrano Cruz, comme tant d’autres, a fui pour échapper à la mort. Le chaos et la panique qui régnaient alors les ont séparés.

Après trois jours sans rien à boire ni à manger, Dionisio Serrano, craignant pour la vie de ses enfants, a laissé Ernestina et Erlinda le temps d’aller chercher de l’eau.

Suyapa, leur sœur aînée, s’était cachée dans des fourrés non loin des deux fillettes, craignant que les pleurs de son bébé de six mois ne les mettent en danger en révélant où elles se trouvaient.

Terrifiée, Suyapa a entendu un soldat s’approcher de la cachette de ses sœurs, et demander à un autre soldat s’il devait tuer les deux petites filles ou leur laisser la vie sauve.

« Prenons-les avec nous », a-t-elle entendu le second soldat répondre.

C’est ainsi qu’Ernestina et Erlinda ont été enlevées à leur famille.

Lorsque le conflit s’est achevé et que les victimes ont enfin pu prendre la parole, des milliers d’histoires mêlant la mort et l’horreur sont remontées à la surface. Des centaines d’enfants avaient « disparu », des milliers de personnes avaient péri dans les massacres. Les tortures et les violences sexuelles étaient monnaie courante.

En quête de vérité
On estime que 75 000 personnes sont mortes durant le conflit armé interne au Salvador, qui s’est achevé avec la signature d’un accord de paix fin 1992 et la création d’une commission vérité mise sur pied par l’ONU.

La commission a présenté son rapport le 15 mars 1993. Il recensait des milliers d’homicides, de « disparitions » et d’actes de torture, et formulait une série de recommandations - notamment enquêter sur ces violations des droits humains et traduire en justice les auteurs présumés de ces agissements.

Cependant, une semaine seulement après sa diffusion, les autorités salvadoriennes ont promulgué une Loi d’amnistie, dans l’intention explicite d’entraver les efforts visant à traduire en justice les responsables de violations des droits humains commises durant la guerre. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a demandé à maintes reprises l’abrogation de cette loi.

Depuis 20 ans, ceux qui ont perpétré ces crimes horribles n’ont jamais eu à rendre des comptes. Les dossiers militaires, susceptibles de renfermer des informations vitales pour faire émerger la vérité sur ce qui s’est passé, demeurent clos. Les crimes du passé bénéficient de l’impunité la plus totale.

Benjamin Cuellar, directeur exécutif de l’Institut des droits de l’homme de l’Université centraméricaine (UCA), au Salvador, était membre de l’une des organisations consultées par l’ONU au moment de l’élaboration du rapport.

« Nous attendions beaucoup de la commission vérité, et son rapport était bon. Certes, il n’incluait pas tous les cas, du fait de considérations logistiques, mais il relatait ce qui s’était passé, les " disparitions ", les exécutions extrajudiciaires, les massacres et les tortures, a-t-il expliqué.

« Hélas, ses recommandations les plus importantes, concernant la question de la réconciliation nationale et la reconnaissance de la nécessité d’accorder des réparations matérielles et morales, n’ont jamais été mises en œuvre. Les autorités se sont contentées de présenter des excuses générales, rien de plus.  »

Des milliers de questions demeurent sans réponse
Des avocats et des défenseurs des droits humains au Salvador affirment que le mépris des autorités envers les recommandations de la commission vérité, soutenue par l’ONU, condamne des milliers de victimes et de proches à vivre dans la douleur et l’angoisse. Depuis 20 ans, ils sont privés du droit de connaître la vérité sur ce qu’il est advenu de leurs proches et vivent tout en sachant que ceux qui les ont torturés ou assassinés sont libres.

Entre autres violations des droits humains, la commission vérité a recueilli des informations sur plusieurs massacres commis par les forces de sécurité salvadoriennes – notamment dans les régions qu’elles considéraient comme des bastions de la guérilla.

Le rapport a relaté l’une de ces affaires emblématiques, le massacre d’El Calabozo. Fin août 1982, plus de 200 personnes, dont des bébés qui n’avaient pas encore fait leurs premiers pas et des grands-parents très âgés, ont été tuées de sang-froid par des soldats de l’armée salvadorienne.

Des centaines de villageois, dans le nord de la région de San Vicente, ont tenté d’échapper à une opération militaire visant à « nettoyer la zone ». Ils ont été encerclés par les soldats sur les rives du fleuve Amatitán et exécutés. Des femmes et des jeunes filles ont été violées avant d’être assassinées.

Depuis lors, les victimes qui ont survécu au massacre d’El Calabozo s’efforcent de faire avancer leur dossier auprès des tribunaux salvadoriens. Le dossier a été rouvert pour la dernière fois en 2006, mais n’a toujours pas abouti à la tenue d’un procès.

« Je demande que le procureur général applique le droit national et le droit international relatif aux droits humains dans ces affaires et lève le voile de l’impunité dans lequel se drapent les auteurs de violations des droits humains ; c’est ce que réclament les victimes et la société civile », a indiqué Carolina Constanza, l’une des avocates représentant les victimes du massacre d’El Calabozo.

Benjamin Cuellar assure que les massacres n’étaient pas rares au Salvador durant le conflit armé.

« Au Salvador, il n’y a pas de justice, parce qu’il manque la volonté politique d’agir, dans un contexte d’indifférence de la part de la communauté internationale. Le Salvador est un monument d’impunité.  »

Cependant, de rares mesures positives ont été prises récemment ; le gouvernement du Salvador a par exemple fini par reconnaître la responsabilité de l’État dans un autre massacre – les soldats ont torturé et tué plus de 750 hommes, femmes, jeunes enfants et personnes âgées, à El Mozote en 1981.

Il a lancé un programme de réparations destiné aux victimes du massacre d’El Mozote, sur injonction de la Cour interaméricaine des droits de l’homme.

« Vingt ans après la publication du rapport de la commission vérité, toutefois, les auteurs de ce crime, et des milliers d’autres crimes contre l’humanité commis durant le conflit, doivent encore faire l’objet d’enquêtes et doivent rendre des comptes. Il faut révéler la vérité sur ce qui s’est passé, octroyer à toutes les victimes et à leurs proches des réparations, et leur rendre justice. Enfin, les autorités doivent satisfaire à la requête de la Cour interaméricaine, qui demande l’abrogation de la loi d’amnistie", a commenté Esther Major, chercheuse sur l’Amérique centrale à Amnesty International.

« Les victimes et leurs proches qui ont placé leurs espoirs dans l’application des recommandations de la commission vérité ne peuvent pas se permettre d’attendre encore 20 ans.  »

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