Les autorités ont accentué les restrictions dans l’espace d’expression civique ces derniers mois au Tchad, à travers de longues coupures d’Internet, des arrestations arbitraires et des atteintes aux libertés de manifestation et de réunion pacifique, a déclaré Amnesty International avant l’élection présidentielle du 11 avril.
Depuis plusieurs années elles procèdent à des restrictions volontaires d’Internet lors de mobilisations de voix critiques. Cumulées, celles-ci correspondraient, selon les chiffres avancés par différentes organisations, à deux ans et demi de coupures ou perturbations de l’Internet depuis 2016.
« Au cours des cinq dernières années, on a pu constater une concomitance entre les ruptures d’accès à Internet et les moments de contestation politique au Tchad. Ces perturbations qui touchent l’ensemble des usagers portent atteinte à la liberté d’expression, » a déclaré Abdoulaye Diarra, chercheur sur l’Afrique centrale à Amnesty International.
« Dans le contexte politique, économique et social actuel, les autorités tchadiennes doivent s’abstenir de couper Internet et assurer la liberté d’opinion et d’expression avant, pendant et après l’élection. »
Perturbations régulières depuis cinq ans
Des organisations comme Netblocks, Internet Sans Frontières et Access Now, ont comptabilisé un chiffre cumulé de 911 jours de perturbations intentionnelles d’Internet entre 2016, année de la dernière élection présidentielle au Tchad, et 2021. Ces chiffres comprennent les ruptures totales d’accès à Internet et les restrictions concernant certains réseaux sociaux.
Entre février et mars 2021, l’accès à Internet, les appels téléphoniques et les messages textes envoyés d’un téléphone à un autre ont été perturbés durant une quinzaine de jours. Internet avait été perturbé pendant 192 jours en 2020.
« Au cours des cinq dernières années, on a pu constater une concomitance entre les ruptures d’accès à Internet et les moments de contestation politique au Tchad »
Amnesty International s’est entretenu avec plusieurs activistes des droits humains qui ont expliqué que les restrictions ont pour la plupart eu lieu pendant des moments phares de la vie du pays, comme l’élection présidentielle de 2016, les manifestations de voix dissidentes et le forum national organisé par les autorités pour des réformes institutionnelles.
Un activiste des droits humains basé à N’Djaména, la capitale a déclaré à Amnesty International : “Lors de la présidentielle d’avril 2016, les mesures d’isolement et de censure qui ne sont pas expliquées, ont été mises en place pour empêcher les opposants d’échanger entre eux sur le déroulement du scrutin.”
En juillet 2020 et en février 2021, les restrictions d’accès aux réseaux sociaux ont à nouveau touché les utilisateurs. D’abord, après l’assassinat d’un jeune mécanicien au marché de N’Djaména par un colonel de l’armée, puis lors de l’intervention des forces de sécurité au domicile d’un candidat à l’élection présidentielle qui, selon les autorités, aurait refusé de répondre à plusieurs convocations de la justice. Selon un autre activiste, WhatsApp et Facebook sont les réseaux sociaux les plus visés.
Empêcher les activistes de dénoncer les violations des droits humains
Les restrictions d’Internet et de l’accès aux réseaux sociaux interviennent dans un contexte de forte croissance de l’utilisation des réseaux sociaux par les populations pour s’informer sur l’actualité dans le pays.
Pour les activistes des droits humains, ces restrictions visent à les empêcher de mener des actions pacifiques pour dénoncer les violations des droits humains. Elles limitent également la visibilité de leurs actions sur Internet.
A ce propos, un activiste déclare à Amnesty International : « Le gouvernement est responsable de ces coupures, et cela a un impact sur mes activités en tant qu’activiste. C’est le seul moyen qui nous permet d’informer l’opinion nationale et internationale des actes posés par le gouvernement. »
« Le gouvernement est responsable de ces coupures, et cela a un impact sur mes activités en tant qu’activiste. C’est le seul moyen qui nous permet d’informer l’opinion nationale et internationale des actes posés par le gouvernement »
Un autre membre d’une organisation de la société civile a déclaré que les récurrentes coupures ont une influence sur la mobilisation des jeunes qui font des réseaux sociaux leurs principaux canaux d’information. « C’est pourquoi, lorsqu’ Internet est coupé, peu de personnes sont touchées par les appels à la manifestation, » a-t-il ajouté.
Les autorités ont régulièrement justifié ces restrictions par des questions de sécurité intérieure et de maintien de l’ordre public. En mars 2018, elles avaient restreint l’accès à Internet en invoquant les raisons de sécurité et le contexte de menaces ‘’terroristes’’. En juillet 2020, elles affirmaient que les nouvelles restrictions étaient des mesures temporaires pour limiter la diffusion de messages d’incitation à la haine et de division.
Un utilisateur a déclaré que les Tchadiens utilisaient beaucoup Internet pour faire du commerce en ligne, et les coupures ont des répercussions sociales et financières.
Par ailleurs, les restrictions d’accès à Internet auraient fait perdre au Tchad 23 millions de dollars entre juillet et décembre 2020 selon les chiffres avancés par plusieurs organisations.
Des coupures en violation du droit international
La lutte contre les restrictions et coupures d’Internet a été engagée par plusieurs organisations au Tchad depuis 2018. Elles avaient déjà constitué en août de la même année un collectif d’avocats, et porté plainte contre les opérateurs de téléphonie mobile Airtel et Tigo pour blocage de l’accès aux réseaux sociaux sur demande de l’autorité de régulation des télécommunications. La plainte a été rejetée en octobre 2018 par le tribunal arguant qu’elle était « mal fondée ».
Par ailleurs, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a affirmé dans une résolution du 27 juin 2016 que les mesures qui visent à empêcher ou à perturber délibérément l’accès à l’information ou la diffusion d’informations en ligne sont en violation du droit international des droits de l’homme, et a invité tous les États à s’abstenir de telles pratiques et à les faire cesser.
Enfin, le Rapporteur spécial de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples sur la liberté d’expression et l’accès à l’information en Afrique a déclaré dans un communiqué du 29 janvier 2019 que « les coupures d’Internet et des médias sociaux violent les droits à la liberté d’expression et à l’accès à l’information (…). Les citoyens ne devraient pas être pénalisés par des coupures lorsqu’ils manifestent en appelant à des réformes politiques et économiques ou à l’occasion de processus ou scrutins électoraux contestés (…) ».
Atteintes à la liberté de manifestation, d’expression et de réunion pacifique
Amnesty International a documenté au cours de l’année dernière et en début de celle en cours de nombreuses atteintes à la liberté d’expression et à la liberté de manifestation et de réunion pacifique au Tchad.
Un exemple récent est l’arrestation le 6 février et la condamnation à des peines de prison ferme ou avec sursis de plusieurs membres d’une coalition d’associations de jeunes chômeurs, de partis politiques et de défenseurs des droits humains qui voulaient organiser une manifestation pour protester contre la situation économique, sociale et politique du pays. Cette dernière avait été interdite par les autorités.
« L’accès à Internet est indissociable de la liberté d’expression. Les autorités doivent garantir les droits de tous à jouir de leurs libertés conformément au droit international et aux lois du pays »
En décembre 2020, un défenseur des droits humains a été placé en détention alors qu’il était invité à s’exprimer sur une radio privée à propos de l’interdiction d’un forum alternatif organisé par plusieurs associations de défense des droits humains et de partis politiques en réponse à un autre forum organisé un mois plus tôt par le gouvernement et auquel elles n’avaient pas été invitées ou ne souhaitaient pas participer.
Lors de son intervention, la police a arrêté plusieurs personnes dont des journalistes se trouvant sur place au même moment pour une formation. Les journalistes ont été libérés peu après leur arrestation.
« L’accès à Internet est indissociable de la liberté d’expression. Les autorités doivent garantir les droits de tous à jouir de leurs libertés conformément au droit international et aux lois du pays, » a déclaré Abdoulaye Diarra.