Les autorités judiciaires tunisiennes enquêtent actuellement sur le directeur d’un média d’information et sur un éminent avocat parce qu’ils ont critiqué publiquement de hautes représentantes du gouvernement, et une enquête a également été ouverte au sujet d’un étudiant parce que sa page Facebook parle d’un quartier où des affrontements ont récemment eu lieu entre la police et des manifestant·e·s. Ces personnes risquent d’être condamnées à de lourdes peines d’emprisonnement au titre du Décret-loi n° 2022-54 du 13 septembre 2022 qui porte sur la cybercriminalité et qui a été promulgué par le président Kaïs Saïed.
« Alors que le monde va s’intéresser aux élections législatives qui vont se tenir en Tunisie à la fin de la semaine, les autorités doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour garantir un climat préélectoral favorable à la libre expression des opinions, en particulier en ce qui concerne les opinions dissidentes. Or, au lieu de cela, le parquet a ouvert des enquêtes visant des personnes qui critiquent les autorités au titre d’une nouvelle loi répressive relative à la cybercriminalité qui représente la dernière offensive en date menée par le chef de l’État contre les garanties législatives relatives aux droits humains, a déclaré Heba Morayef, directrice régionale pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnesty International.
« Cette loi regorge de dispositions rédigées en des termes vagues et excessivement généraux, ce qui implique qu’elle peut facilement être utilisée en tant qu’instrument de répression. Elle risque également de dissuader les gens d’utiliser Internet par crainte d’une surveillance numérique et de poursuites judiciaires. Les autorités devraient l’abroger immédiatement et abandonner toutes les enquêtes qui ont été ouvertes au titre de ses dispositions, a ajouté Heba Morayef.
Depuis que le président Kaïs Saïed s’est octroyé de larges pouvoirs, en juillet 2021, les autorités judiciaires ont ouvert des enquêtes ou engagé des poursuites contre au moins 31 personnes, notamment des journalistes, des avocats et des membres du Parlement tunisien dissous, parce que ces personnes avaient publiquement critiqué les autorités.
Le nouveau décret-loi prévoit de lourdes peines d’emprisonnement en utilisant des termes ambigus tels que « fausses nouvelles », et il octroie aux autorités de larges pouvoirs leur permettant de contrôler l’utilisation par les gens d’Internet et de récupérer des données personnelles au motif vague que ces données peuvent « aider à révéler la vérité » ou que « la nécessité de l’enquête l’exige » concernant une infraction présumée.
Enquêtes judiciaires
Le 14 novembre, la police a interrogé Nizar Bahloul, directeur du média en ligne tunisien Business News, en raison d’un article publié le 10 novembre ayant critiqué la cheffe du gouvernement Najla Bouden. Nizar Bahloul a dit à Amnesty International que la police lui a montré une ordonnance d’enquête signée par la ministre de la Justice Leila Jaffel mentionnant les chefs d’accusation, au titre de la nouvelle loi, de diffusion de « fausses nouvelles » et d’agissement visant à « diffamer » une fonctionnaire.
Quelques jours plus tôt, une enquête avait été ouverte par le parquet le 28 octobre contre l’avocat Mehdi Zagrouba, qui était accusé d’avoir diffamé Leila Jaffel dans une publication sur Facebook en date du 23 octobre. Dans cette publication, Mehdi Zagrouba accusait Leila Jaffel d’avoir « forgé de toutes pièces » des documents judiciaires et amené le parquet à « appliquer [son] programme ». Mehdi Zagrouba a dit à Amnesty International que sa publication faisait référence à ce qu’il a qualifié d’enquêtes judiciaires bidon instiguées par Leila Jaffel contre des juges que le président Saïed avait révoqués de façon arbitraire.
Le 28 octobre également, la police a arrêté Ahmed Hamada, un étudiant, et saisi son ordinateur et son téléphone. Il a été placé en détention. Ensuite, le 31 octobre, il a été interrogé au sujet de données contenues dans son ordinateur et d’une page Facebook qu’il avait créée portant sur Hay Tadhamoun, un quartier ouvrier de Tunis où des affrontements avaient récemment eu lieu entre la police et des protestataires, d’après l’avocate Samia Abbou, qui a assisté à l’interrogatoire.
Ahmed Hamada risque également jusqu’à 12 ans d’emprisonnement pour avoir rejoint ou aidé à diriger un groupe pour attaquer des personnes ou des biens, au titre du Code pénal tunisien. Parallèlement, la loi sur la cybercriminalité punit de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende quiconque utilise des systèmes de télécommunication en vue de répandre intentionnellement de fausses nouvelles dans le but de nuire à autrui. Les peines prévues sont doublées si la personne visée est un agent public.
L’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), que la Tunisie a ratifié, garantit le droit à la liberté d’expression. Toute restriction de ce droit doit être strictement nécessaire par rapport au but légitime recherché, et prévue par la loi avec suffisamment de précision pour permettre à un individu d’adapter son comportement en fonction de la règle. Les restrictions basées sur des termes vagues et ambigus tels que « fausses nouvelles » ne respectent pas cette condition.
Aux termes des normes internationales relatives aux droits humains, la diffamation devrait toujours être considérée comme une infraction civile, et non pénale, et elle ne devrait jamais être punie d’une peine d’emprisonnement.
Surveillance et recueil de données personnelles
Le décret-loi relatif à la cybercriminalité ne fixe pas de limitations et de conditions claires pour l’approbation des mesures de surveillance et de recueil de données, alors que cela permettrait de garantir que ces mesures ne violent pas les droits humains. Aux termes des articles 9 et 10 de ce décret-loi, les autorités judiciaires peuvent ordonner le contrôle de l’utilisation par les gens d’Internet et le recueil de leurs données de télécommunications personnelles auprès des fournisseurs de service au motif vague que ces données peuvent « aider à révéler la vérité » ou que « la nécessité de l’enquête l’exige » concernant une infraction présumée. L’article 35 prévoit que les autorités tunisiennes peuvent partager ces données avec des gouvernements étrangers.
L’article 9 habilite aussi certains membres de la police judiciaire à ordonner la saisie de données et d’appareils ainsi que la surveillance du trafic sur Internet s’ils y sont autorisés par écrit par une source non spécifiée, ce qui crée donc une ambiguïté.
L’article 17 du PIDCP garantit le droit à la vie privée. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a, dans ses directives officielles concernant la mise en œuvre du Pacte, indiqué que toute interférence de l’État dans la vie privée doit être prévue par une loi qui précise les circonstances dans lesquelles ces interférences sont autorisées.
Complément d’information
Les poursuites judiciaires visant des personnes qui ont critiqué les autorités ne sont pas une nouveauté en Tunisie, où demeure en vigueur tout un arsenal de lois datant de l’ère du président Zine el Abidine Ben Ali qui incrimine indûment le fait d’exprimer librement ses opinions.
Entre 2017 et 2020, un nombre croissant de personnes tenant un blog et de militant·e·s ont fait l’objet d’une enquête ou de poursuites pour des infractions pénales telles que la diffamation, l’injure à l’égard des institutions de l’État et le préjudice porté à autrui au moyen des réseaux sociaux, alors que ces personnes n’avaient fait qu’exercer pacifiquement leur liberté d’expression.
Depuis juillet 2021, les tribunaux visent de façon croissante les éminents détracteurs·trices et des ennemi·e·s présumés du chef de l’État, ce qui témoigne d’une intolérance grandissante à l’égard de la dissidence. De plus, dans au moins quatre de ces enquêtes et poursuites judiciaires, des civils ont été déférés devant des tribunaux militaires.