En réaction à une série d’attaques armées qui ont secoué le pays depuis mars 2015, les autorités ont renforcé les mesures sécuritaires, recourant de plus en plus aux lois d’exception, dont beaucoup entrent en contradiction avec les obligations relatives aux droits humains.
Intitulé « Nous ne voulons plus avoir peur ». Tunisie. Violations des droits humains sous l’état d’urgence, le rapport d’Amnesty International révèle que les forces de sécurité appliquent souvent ces mesures d’une manière arbitraire, répressive et discriminatoire. Ces abus risquent de mettre en péril les avancées obtenues depuis six ans. Les Tunisiens jouissent en effet d’une plus grande liberté d’expression, de réunion et d’association, droits que garantit la Constitution de 2014.
« Il ne fait aucun doute que les autorités ont le devoir de lutter contre les menaces à la sécurité et de protéger la population contre les attaques meurtrières. Toutefois, elles peuvent le faire tout en respectant les protections relatives aux droits humains inscrites dans la Constitution tunisienne et le droit international, et en garantissant l’obligation de rendre des comptes pour les violations imputables à des membres des forces de sécurité, a déclaré Heba Morayef, directrice des recherches pour l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Donner toute latitude aux organes chargés de la sécurité pour se comporter comme s’ils étaient au-dessus des lois ne permettra pas de garantir la sécurité. »
Ce rapport met l’accent sur l’impact des mesures d’urgence sur la vie quotidienne des personnes prises pour cibles et présente des cas de torture, d’arrestations et de détentions arbitraires, de perquisitions domiciliaires sans mandat, d’ordres d’assignation à résidence arbitraires et de restrictions au droit de circuler librement (ordres S17). Il montre que dans certains cas, ces mesures sont imposées de manière discriminatoire en raison de l’apparence, des convictions religieuses ou de condamnations pénales antérieures, au mépris des garanties d’une procédure légale.
Amnesty International a fait part de ces préoccupations aux autorités tunisiennes et a reçu une réponse écrite du ministère de l’Intérieur en décembre 2016. Cette réponse, qui figure en annexe du rapport, précise le cadre juridique qui autorise ces mesures, sans aborder les préoccupations quant à la manière dont elles sont mises en œuvre par les forces de l’ordre ni leurs répercussions sur la vie et les droits des citoyens.
Les premières audiences publiques de l’Instance Vérité et Dignité ont démarré en novembre 2016, initiant un débat public sur l’obligation de rendre des comptes pour les violations commises par le passé et sur la réforme des services de sécurité. Cependant, cette commission fait face à une tâche ardue, car les violations commises par le passé restent jusqu’à présent largement impunies et son mandat ne s’étend pas au-delà de 2013.
« Le fait que des atteintes aux droits humains sont commises au nom de la sécurité signifie que les autorités ne prennent toujours pas en considération l’ampleur des violations perpétrées en Tunisie aujourd’hui, a déclaré Heba Morayef.
« Les responsables tunisiens qui ont en public ou en privé fait part de leur détermination à faire respecter les droits fondamentaux et à rompre avec le passé doivent ordonner que ces pratiques cessent et garantir qu’elles fassent l’objet d’enquêtes efficaces. »
Les méthodes répressives du passé de nouveau utilisées
Les récits glaçants exposés dans ce rapport témoignent d’une augmentation inquiétante du recours à des méthodes répressives contre les suspects dans les affaires de terrorisme depuis deux ans – sinistre rappel du régime de l’ancien président Zine el Abidine Ben Ali.
Le rapport contient des détails sur 23 cas de torture et d’autres mauvais traitements infligés depuis janvier 2015 par des membres de la police, de la Garde nationale et des brigades antiterroristes, et revient sur les actes de harcèlement et d’intimidation subis par les victimes après leur libération. Celles-ci ont raconté à Amnesty International avoir été violemment frappées à coups de bâtons et de tuyaux en caoutchouc, maintenues dans des positions douloureuses, notamment celle dite du « poulet rôti » ou contraintes de rester debout pendant de longues périodes, soumises à des décharges électriques, privées de sommeil et aspergées d’eau glacée.
Par ailleurs, le rapport expose deux cas de violences sexuelles, dont un viol, qui se sont déroulés au poste de police de Ben Guerdane en mars 2016 et à la prison de Mornaguia en janvier 2015.
« Ahmed » (son nom a été modifié pour protéger son identité), arrêté en mars 2016 à Ben Guerdane, a déclaré à Amnesty International que les forces de sécurité ont fait violemment irruption au domicile familial, ont frappé son épouse enceinte, qui a fait une fausse couche, et ont arrêté deux de ses frères. Interpellé cinq jours plus tard, « Ahmed » a affirmé avoir été torturé et violé avec un bâton au poste de police.
« Ils m’ont frappé jusqu’à ce que je perde connaissance [...] Ils m’ont frappé sur les jambes, les pieds et les bras qui étaient couverts d’hématomes et enflammés. Je fais encore des cauchemars à cause de la torture. Ils m’ont frappé jusqu’à ce que plusieurs ongles de mes orteils tombent », a-t-il déclaré, expliquant que ce harcèlement se poursuit, puisqu’il est régulièrement arrêté par les forces de sécurité pour être interrogé.
Des milliers de personnes ont été arrêtées depuis que l’état d’urgence a été rétabli en novembre 2015, après l’attentat meurtrier visant la Garde présidentielle à Tunis. Amnesty International a recensé au moins 19 cas d’arrestations arbitraires. Au moins 35 témoins ont décrit les raids et les perquisitions domiciliaires sans mandat, au cours desquels les membres des forces de sécurité font irruption dans les logements, terrifiant les habitants. Certains membres des familles sont également en butte à des mesures d’intimidation, à des arrestations arbitraires, à des actes de torture ou autres mauvais traitements en détention, dans le but de les contraindre à donner des informations sur leurs proches soupçonnés de participation à des attaques armées.
Par ailleurs, ce rapport se penche sur le traumatisme émotionnel et l’impact psychologique de ces raids répétés. Plus d’une dizaine de personnes ont déclaré avoir ressenti un tel choc qu’elles ont dû recevoir des soins médicaux ; certaines ont affirmé que le harcèlement constant les avait conduites au bord du suicide.
« Nous ne voulons plus avoir peur. On ne sort plus. [...] J’ai l’impression de vivre dans une cage et j’ai toujours peur alors que je n’ai rien fait de mal », a déclaré « Meriem », victime de harcèlement répété par des membres des forces de sécurité.
« Combattre le terrorisme n’est pas une excuse pour violer les droits des gens. C’est injuste », a déclaré « Sofiène », un ancien détenu. Son épouse, enceinte de deux mois, a dû être hospitalisée car le fœtus avait été affecté par le choc subi. Au moins deux hommes ont déclaré à Amnesty International que leurs épouses avaient fait une fausse couche à cause du stress et de l’angoisse provoqués par des raids répétés ou s’accompagnant d’usage de la force.
Outre le harcèlement sous forme de perquisitions domiciliaires, d’arrestations et de détentions arbitraires, au moins 5 000 personnes se sont vu interdire de voyager, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger, et au moins 138 personnes ont fait l’objet d’ordres d’assignation à résidence, restreignant leurs déplacements à des zones désignées.
Le but déclaré de ces mesures est d’empêcher des milliers de Tunisiens de rejoindre les groupes armés actifs au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et de surveiller les déplacements de ceux qui sont rentrés de zones de conflit. Cependant, les recherches d’Amnesty International montrent que ces restrictions à la liberté de mouvement sont parfois appliquées de manière arbitraire et disproportionnée. Les personnes touchées ne peuvent plus travailler, étudier ni mener une vie normale, et ne sont pas en mesure de contester ces restrictions devant les tribunaux.
« Ce rapport dévoile que l’impunité bien ancrée a favorisé une culture dans laquelle les violations commises par les forces de sécurité se multiplient », a déclaré Heba Morayef.
Rares sont les membres des forces de sécurité qui ont eu à répondre de leurs actes en Tunisie, alors que les autorités ont exprimé à maintes reprises leur détermination à enquêter sur toutes les allégations de torture et de mauvais traitements. Dans sa lettre adressée à Amnesty International, le ministère de l’Intérieur indiquait que l’Inspection générale de la sécurité nationale avait enquêté sur une allégation de torture en 2015 et 2016, et avait conclu qu’elle était infondée. Des victimes et des témoins ont été harcelés et intimidés par des membres des forces de sécurité qui voulaient les dissuader de déposer plainte pour torture.
Les autorités tunisiennes ont pris des mesures positives, adoptant notamment des modifications législatives en 2016 qui renforcent les garanties contre la torture et les mauvais traitements – réduction de la durée pendant laquelle un suspect peut être détenu sans inculpation et garantie du droit de consulter un avocat, de communiquer avec sa famille et de recevoir des soins médicaux. Toutefois, ces changements ne s’appliquent pas aux suspects détenus dans le cadre d’affaires de terrorisme.
En outre, une nouvelle loi antiterroriste a été adoptée en 2015, qui renforce les pouvoirs de surveillance des forces de sécurité, prévoit la peine de mort pour certaines infractions et contient une définition trop vaste du terrorisme, laissant la porte ouverte aux abus. En janvier 2017, le ministère de la Justice a annoncé que 1 647 personnes sont détenues pour des accusations de terrorisme et de blanchiment d’argent.
« Le gouvernement tunisien doit veiller à ce que les méthodes utilisées pour combattre les menaces à la sécurité ne violent pas l’interdiction de la torture et des autres formes de mauvais traitements, et ne restreignent pas d’une manière illégale, arbitraire, discriminatoire ou disproportionnée les droits des citoyens à la liberté, à la liberté de mouvement, à la vie privée et familiale et au travail », a déclaré Heba Morayef.
Au titre de l’état d’urgence, les autorités tunisiennes peuvent suspendre temporairement certains droits, mais la durée prolongée de l’état d’urgence ces dernières années et les nombreux abus dans l’application des mesures de sécurité amènent à s’interroger sur le caractère proportionné de ces mesures et sur leur conformité aux obligations internationales de la Tunisie. Certains droits, tels que l’interdiction de la torture, ne peuvent être suspendus en aucune circonstance, même durant l’état d’urgence.