Yémen. Les ONG systématiquement réprimées par les Houthis

Le groupe armé houthi doit permettre aux organisations non gouvernementales (ONG) œuvrant pour la défense des droits humains et dans d’autres domaines de mener librement leurs activités dans les zones au Yémen sur lesquelles il exerce effectivement son contrôle, a déclaré Amnesty International le 1er décembre 2015.

Amnesty International s’est entretenue avec 13 ONG différentes à Sanaa, dont 12 sont actuellement fermées. Ces ONG ont dit qu’au cours des six derniers mois le groupe armé houthi a exercé sur elles et sur d’autres organisations une surveillance et des pressions croissantes. Le groupe armé a mené des descentes et fermé au moins 27 ONG à Sanaa. Dans de nombreux cas, les organisations qui continuent de mener leurs activités pratiquent une autocensure et doivent faire face à d’autres restrictions dues au harcèlement et aux manœuvres d’intimidation exercés contre leur personnel.

Selon les militants et le personnel d’ONG avec lesquels Amnesty International s’est entretenue de mai à novembre, le groupe armé houthi a justifié ces mesures en affirmant que les ONG visées étaient des « agents étrangers » de l’Ouest, de l’« Amérique » et d’organisations internationales. Parmi les 27 ONG qui ont fait l’objet de descentes et été fermées, au moins six ont été prises pour cible parce qu’elles étaient considérées comme affiliées au mouvement politique sunnite Al Islah.

D’après des militants et des membres du personnel d’ONG, les restrictions auxquelles sont soumises les ONG s’inscrivent dans le cadre d’une vaste campagne menée contre les militants et les associations considérés comme opposés aux Houthis. Au cours de l’année 2015, de très nombreux journalistes, militants et représentants politiques du mouvement Al Islah ont fait l’objet d’arrestations arbitraires, sur lesquelles Amnesty International a rassemblé des informations exposées dans un document publié en mai 2015.

Des ONG ont fait l’objet de descentes et été fermées

Entre mars et juin 2015, des membres du groupe armé houthi et de son bureau politique, Ansarullah, ont mené sans avertissement préalable une série de descentes contre des ONG à Sanaa, qui ont conduit à la fermeture d’au moins 27 organisations.

Des représentants des organisations visées ont dit à Amnesty International que le groupe armé a exigé des informations sur leur financement et sur leurs activités. Dans certains cas, l’équipement et les meubles des bureaux ont été confisqués. Les locaux de certaines organisations ont été occupés par le groupe armé qui les utilise maintenant en tant que base pour ses opérations.

Plusieurs ONG ont dit que lors des descentes, des hommes armés du groupe armé houthi ont confisqué des sommes d’argent en espèces qu’ils ont ensuite refusé de rendre au motif que ces fonds constituaient « une contribution à l’effort de guerre pour soutenir les combattants [houthis] sur le terrain ».

Selon Ramy, qui travaille pour une association philanthropique d’assistance médicale qui a été fermée en avril 2015 :

« À 16 heures, le 21 avril, sept membres armés d’Ansarullah ont fait irruption et ont emmené deux gardiens de l’association au poste de police du 14 octobre, où ils les ont interrogés. Ils leur ont demandé s’ils étaient affiliés au parti Al Islah. Ils ont été relâchés au bout de cinq heures seulement et quand ils sont arrivés à l’association, ils ont vu que des membres d’Ansarullah avaient pris possession des bureaux et s’étaient emparés de tout ce qu’ils contenaient. Ils ont confisqué 70 000 rials yéménites (soit 325 dollars des États-Unis) qui appartenaient à l’un des gardiens et ont dit que l’association allait rester sous leur contrôle. Ils n’ont rien laissé, il ont même pris notre poste médical et la pharmacie. Tout ce que nous faisions, c’était apporter une assistance médicale gratuite à des gens démunis et à des prisonniers, et des centaines de personnes avaient besoin de cette aide. »

Mohamed, directeur de l’unité d’assistance sociale d’une association philanthropique d’aide au développement, a dit à Amnesty International que son organisation avait subi une descente le 4 avril :

« Ce jour-là, vers 19 heures, quelqu’un a frappé à la porte du bureau. Le gardien a ouvert et il s’est retrouvé en face de 40 hommes armés. Quand il nous a appelés pour nous dire ce qui se passait, nous lui avons répondu de les laisser entrer et fouiller les lieux. Dès qu’ils sont entrés dans les locaux, ils ont commencé à extraire les disques durs des ordinateurs, ils ont confisqué des dossiers, et les ont emportés dans leurs véhicules, et ensuite ils ont emmené le gardien qu’ils ont détenu pendant cinq heures dans un lieu inconnu. Ils ont aussi détenu pendant trois jours la personne qui s’occupait de l’espace de stockage, et il a été relâché après que nous avons contacté par téléphone des intermédiaires. Trois jours après, ils ont aussi fait une descente dans notre centre médical, et ils ont ensuite tout pris le 27 mai. »

Les militants qui ont parlé à Amnesty International ont dit qu’au cours des interrogatoires et des descentes, le groupe armé houthi avait prévenu que les ONG qui ne mèneraient pas leurs activités sous la houlette des Houthis seraient fermées de manière définitive. Des membres du groupe armé houthi ont dit à des ONG durant des descentes et des interrogatoires qu’elles ne devaient rassembler des informations que sur les violations commises par la coalition menée par l’Arabie saoudite, en excluant les violations perpétrées par les Houthis et leurs alliés. Une organisation a dit à Amnesty International que pour pouvoir poursuivre ses activités, et éviter la fermeture, elle avait décidé de travailler sous la houlette du groupe armé houthi, qui contrôle et approuve de façon préalable toutes ses activités.

Manœuvres d’intimidation et de harcèlement contre le personnel d’ONG, des militants et leurs proches

Les ONG qui sont restées ouvertes ont continué d’être harcelées de juillet à octobre 2015. Plusieurs ONG qui n’avaient pas été fermées ont dit à Amnesty International qu’elles ne savaient pas si elles allaient être capables de poursuivre de manière effective leurs activités du fait des manœuvres d’intimidation et des menaces qu’elles subissaient de la part du groupe armé houthi. Un certain nombre d’entre elles ont expliqué qu’elles avaient décidé de réduire ou de restreindre leurs activités pour pouvoir continuer de travailler, et certaines ont dû se résoudre à agir dans la clandestinité.

Des militants ainsi que des employés et des directeurs d’ONG ont dit à Amnesty International qu’ils craignent pour leur sécurité et pour celle de leurs proches. Plusieurs d’entre eux ont dit avoir reçu des messages et des appels téléphoniques anonymes leur « conseillant » de cesser leurs activités pourtant légitimes. Certains pensent que leurs déplacements et leurs appels sont surveillés et que les lignes téléphoniques de leur bureau sont sur écoute. Des employés et des directeurs d’ONG ont été arrêtés de façon arbitraire.

En août, un défenseur des droits humains a dit à Amnesty International qu’il recevait des menaces visant sa famille :

« Ils m’ont dit que si je ne coopérais pas et ne travaillais pas avec eux, ils nous tueraient moi et ma famille. Ils m’ont dit qu’ils savaient comment atteindre ma femme, et où se trouvait ma maison, si je ne cessais pas mes activités en faveur des droits humains. Ils me menacent constamment de me placer en détention, et au cours d’un interrogatoire ils m’ont posé des questions sur les activités de mon organisation, nos liens avec les États-Unis, les informations que nous fournissons aux États-Unis, nos liens avec Amnesty International et nos sources de financement. Je suis actuellement assigné à résidence et mon organisation a été saisie et fermée parce que je n’ai pas coopéré avec eux ».

Abdullah, défenseur des droits humains et avocat pour une organisation qui défend les droits des détenus, a dit à Amnesty International en août qu’il avait reçu des messages et des appels téléphoniques, provenant apparemment du groupe armé houthi, le menaçant de mort s’il ne cessait pas son travail :

« Ils m’ont dit qu’ils m’exécuteraient et me pendraient à la porte de Bab el Yemen, dans le centre de Sanaa. Tout cela parce qu’ils affirment que je suis un agent de l’Amérique. »

En raison de ces menaces, l’organisation a mis fin à ses activités et Abdullah a fui le Yémen.

Des militants ont dit à Amnesty International qu’en avril, le groupe armé houthi est allé chercher chez lui le directeur d’une organisation caritative et l’a détenu pendant quatre semaines, après avoir effectué une descente dans les locaux de cette association. Un haut responsable de cette organisation, Hasan, a raconté à Amnesty International comment les choses se sont passées :

« Le 4 avril, ils ont brisé la porte et sont entrés dans les locaux de l’organisation. Le 30 avril, ils ont effectué une descente au domicile du directeur exécutif de l’organisation et ils l’ont placé en détention ; il n’a été relâché que récemment. Au début, il a fait l’objet d’une disparition, nous ne savions pas où il était détenu. Ils ont aussi fait des descentes au domicile d’autres employés et fouillé les lieux. »

Le directeur d’une autre organisation, qui a aussi fait l’objet d’une descente et été fermée par le groupe armé houthi en avril 2015, a raconté son arrestation et son interrogatoire :

« Le 15 avril vers 10 heures, 10 hommes armés sont arrivés au bureau de l’organisation et ils ont dit qu’ils appartenaient à Ansarullah. Ils ont brisé la porte d’entrée et ont occupé les locaux jusqu’au 29 mai. Le propriétaire de l’immeuble leur a demandé de quitter les lieux. Ils ont fermé les locaux et nous n’avons pas été autorisés à y retourner alors que nous avons essayé de contacter les chefs des Houthis. À la suite de cela, le 18 avril à 1 h 30 du matin, des hommes armés d’Ansarullah ont fait une descente à mon domicile et ils m’ont emmené au poste de police d’al Balbali. Ils m’ont détenu pendant trois jours avant de m’interroger. Ils m’ont surtout posé des questions au sujet de l’organisation et de ses activités, mais ils ne m’ont pas formellement inculpé. »

Les activités soumises à des restrictions d’août à octobre 2015

Amnesty International a reçu des informations signalant que le groupe armé houthi a pris des mesures pour soumettre formellement à des restrictions certaines ONG toujours en activité.

Une ONG qui a rassemblé des informations sur des violations des droits humains et des atteintes à ces droits commises par toutes les parties au conflit a dit à Amnesty International, en septembre, que ses activités ont été soumises à des restrictions. Le 5 août 2015, l’organisation a reçu de façon non officielle une copie d’une lettre envoyée par le ministère de l’Éducation à toutes les circonscriptions administratives de Sanaa et leur ordonnant le cesser de coopérer avec une liste d’ONG, sur laquelle elle figurait. Depuis, les chercheurs de cette organisation sont empêchés de faire leur travail sur le terrain. Le 27 août, un de ses chercheurs n’a pas eu la possibilité de faire son travail à Hajjah ; des membres du groupe armé houthi ont dit avoir reçu des instructions strictes pour empêcher les chercheurs de mener leurs activités. Ce chercheur n’a pas été autorisé à se rendre sur les lieux d’une frappe aérienne, où il voulait recueillir des informations. Le 14 septembre, un chercheur a été détenu pendant une courte période par le groupe armé houthi à un point de contrôle à Taizz, après que le groupe eut découvert qui était son employeur.

Amnesty International a également reçu des informations dignes de foi indiquant que le groupe armé houthi a tenté de restreindre l’accès des ONG aux fonds provenant d’organisations internationales.
Des militants et des membres du personnel d’ONG ont dit à Amnesty International qu’en août 2015 le Bureau de la sécurité politique, actuellement sous le contrôle des Houthis, a organisé une réunion avec des donateurs internationaux, au cours de laquelle il a demandé que cesse immédiatement la fourniture de tous les fonds accordés à une liste d’organisations nommément désignées.

Amnesty International a aussi obtenu une copie de deux lettres, dont le contenu n’était pas destiné à être révélé, indiquant que les ONG étaient soumises à des restrictions supplémentaires. La première, non datée, émanait du ministère des Affaires sociales et du Travail et donnait la liste de 21 ONG dont le statut juridique avait expiré. Amnesty International a aussi obtenu une copie d’une lettre datée d’octobre 2015 émanant de la Banque centrale yéménite et adressée aux banques ayant des activités au Yémen, dans laquelle la Banque centrale yéménite leur ordonne de geler les avoirs et les comptes bancaires de toutes les organisations et associations dont le statut juridique a expiré. Cette lettre indique clairement que ces instructions résultent de la décision prise par le ministère des Affaires sociales et du Travail le 21 octobre 2015 de geler tous les avoirs des associations et ONG qui n’ont plus de statut juridique valide. On ne sait pas précisément quelles sont les ONG et les associations philanthropiques visées dans cette lettre.

Recommandations

Toutes les parties au conflit au Yémen sont tenues de respecter les dispositions du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire, y compris celles interdisant les violations des droits à la liberté d’association et à la liberté d’expression. Le Yémen est partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui garantit les droits à la liberté d’association et à la liberté d’expression.

De plus, la Déclaration des Nations unies sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales universellement reconnus, qui a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1998, énonce un certain nombre de droits garantis pour les défenseurs des droits humains, notamment les droits aux libertés d’expression, d’association et de réunion pacifique ; le droit de rechercher et de communiquer des informations sur les droits humains ; et le droit de faire état de préoccupations au sujet de violations des droits humains et d’atteintes à ces droits.

Du fait de l’état de non-droit et de l’atmosphère d’impunité généralisée qui règnent à travers le Yémen, les graves atteintes aux droits humains se sont multipliées. Le travail des ONG et le besoin de rassembler des informations sur le terrain sont donc d’autant plus nécessaires et urgents, et ils sont d’une importance capitale pour amener toutes les parties au conflit à répondre de leurs actes, et pour obtenir que les auteurs des abus soient déférés à la justice dans le futur. Une société civile active est une condition indispensable pour remplacer l’impunité par le respect de l’obligation de rendre des comptes et pour éviter que de tels crimes ne deviennent encore plus fréquents et endémiques. Pour l’heure, les associations philanthropiques qui fournissent gratuitement une assistance médicale et des services sociaux ainsi qu’une indemnisation aux victimes et à leurs proches doivent pouvoir jouer un rôle essentiel dans ce contexte actuel d’aggravation de la crise humanitaire.

Le groupe armé houthi doit reconnaître l’importance du rôle que jouent les ONG et mettre en place les conditions leur permettant de mener leurs activités légitimes sans ingérence. Amnesty International exhorte le groupe armé houthi à :

• mettre fin à tous les agissements, y compris aux manœuvres d’intimidation et de harcèlement, qui auraient pour conséquence d’empêcher les ONG, les militants et les défenseurs des droits humains yéménites d’exercer leurs droits d’expression, d’association et de réunion pacifique ;
• promouvoir et faciliter un environnement de travail constructif pour les ONG et les défenseurs des droits humains yéménites indépendants ;
• reconnaître publiquement que les organisations de défense des droits humains peuvent légitimement et en toute légalité rassembler des informations sur les violations des droits humains et les atteintes à ces droits commises par toutes les parties au conflit, et sans avoir à craindre des menaces, des manœuvres d’intimidation ou encore des mesures de restrictions ou de fermeture.

Le gouvernement yéménite reconnu au niveau international a également l’obligation et le devoir de protéger les droits des militants, des défenseurs et des employés des ONG contre les violations commises par des acteurs non étatiques. Amnesty International exhorte le gouvernement yéménite à diligenter des enquêtes exhaustives sur tous les cas de descentes, de fermeture, de harcèlement ou de manœuvres d’intimidation dont des ONG ou leur personnel ont fait l’objet, et à faire en sorte que les responsables répondent de leurs actes. Par ailleurs, la commission nationale qui a été mise en place le 7 septembre 2015 doit, lors de ses enquêtes, inclure ces descentes dans le champ de ses investigations.

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