Le cauchemar des familles ouïghoures séparées par la répression

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Vies et cœurs brisés : Le cauchemar des familles ouïghoures

Il y a près de quatre ans, les parents ouïghours qui étudiaient ou travaillaient à l’étranger ont commencé à vivre un cauchemar sans fin. Beaucoup avaient confié leur(s) enfant(s) à des membres de leur famille chez eux, dans le nord-ouest de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, en Chine. Ils ne pouvaient pas savoir à l’époque que la Chine s’apprêtait à mener une répression sans précédent à l’encontre de groupes ethniques au Xinjiang, qui aurait des conséquences dramatiques sur la vie de milliers (selon nos estimations) d’autres parents comme eux.

Depuis des décennies, bon nombre d’Ouïghours font l’objet d’une discrimination ethnique et religieuse systématique au Xinjiang, qui est depuis 2014 le théâtre de l’expansion considérable de la présence policière et d’une forte surveillance dans le cadre de la « guerre du peuple contre le terrorisme » et de la lutte contre « l’extrémisme religieux », déclarées par le gouvernement. Les mesures de surveillance et de contrôle social ont commencé à se répandre rapidement en 2016. En 2017, la situation est devenue encore plus dramatique pour les Ouïghours, les Kazakhs et d’autres populations majoritairement musulmanes dans la région. Depuis, on estime qu’au moins un million de personnes * ont été placées arbitrairement en détention dans des centres de « transformation par l’éducation » ou de « formation professionnelle » au Xinjiang, où elles subissent diverses formes de torture et d’autres mauvais traitements, y compris de l’endoctrinement politique et de l’assimilation culturelle forcée. En raison de cette campagne oppressive de détention massive et de cette répression systématique, les parents ouïghours ne peuvent pas retourner en Chine pour s’occuper eux-mêmes de leurs enfants, et il est presque impossible pour ces derniers de quitter la Chine pour retrouver leurs parents à l’étranger.

*Selon le comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations Unies

Témoignage d’un Chinois Han sur les persécutions subies par les Ouïghours

Lire le témoignage
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Bien qu’il soit souvent extrêmement difficile, voire impossible, pour les Ouïghours installés dans un autre pays de savoir où se trouvent les membres de leur famille, certains parents reçoivent des bribes d’information sous la forme de mots de code, de photos ou de vidéos communiqués par des proches et des amis, qui suggèrent que leurs enfants ont été emmenés dans des « orphelinats » ou des pensionnats gérés par l’État.

Où sont les enfants ?

Beaucoup de parents pensaient au début que la répression serait temporaire et qu’ils pourraient bientôt rentrer chez eux pour retrouver leurs enfants. Cependant, leurs amis et leurs proches les ont avertis qu’ils risquaient très probablement d’être enfermés dans des camps d’internement s’ils revenaient en Chine. L’existence de ces camps et la détention arbitraire éventuelle de tout membre d’un groupe ethnique musulman sont aujourd’hui irréfutables. S’il était possible pour ces parents de garder contact avec leurs enfants au début, les personnes qui s’occupaient de ces derniers ont fini par être emmenées dans des camps d’internement ou emprisonnées. Le séjour des parents à l’étranger s’est lentement et inexorablement transformé en exil.

Amnesty International s’est récemment entretenue avec six parents résidant en Australie, au Canada, en Italie, aux Pays-Bas et en Turquie, séparés de leurs enfants. Leurs témoignages ne sont qu’un petit aperçu de ce que vivent les parents ouïghours qui essayent de retrouver leurs enfants piégés en Chine. Lire le rapport « Hearts and live broken »

« Nos autres proches n’osaient pas s’occuper de mes enfants après ce qui est arrivé à mes parents. Ils avaient peur d’être envoyés dans des camps eux aussi. » Témoignage de Mihriban à Amnesty International

Presque réunis : quatre adolescents embarqués dans un voyage dangereux

Mihriban Kader et son époux Ablikim Memtinin, originaires de Kashgar, se sont enfuis en Italie en 2016 après avoir été victimes de harcèlement à plusieurs reprises de la part de policiers, qui leur ont ordonné de remettre leurs passeports au commissariat le plus proche.

Peu après leur départ, la police a commencé à harceler les parents de Mihriban, qui s’occupaient des quatre enfants du couple. La grand-mère a fini par être envoyée dans un camp et le grand-père a été interrogé pendant plusieurs jours avant de passer plusieurs mois à l’hôpital.

Les enfants se sont alors retrouvés seuls. « Nos autres proches n’osaient pas s’occuper de mes enfants après ce qui est arrivé à mes parents, a expliqué Mihriban à Amnesty International. Ils avaient peur d’être envoyés dans des camps eux aussi. »

Novembre 2019 a apporté un nouvel espoir de retrouvailles, lorsque Mihriban et Ablikim ont reçu l’autorisation du gouvernement italien de faire venir leurs enfants. Mais pour qu’ils puissent partir pour l’Italie, les quatre enfants – âgés de 12, 14, 15 et 16 ans – ont dû se lancer seuls dans un périple éreintant et dangereux de 5 000 kilomètres depuis Kashgar, près de la frontière chinoise avec le Pakistan, jusqu’à Shanghai, sur la côte est, pour faire une demande de visa italien en juin 2020.

En route, ils ont fait face à bon nombre de dangers et de difficultés. La réglementation chinoise interdit aux enfants d’acheter des billets de train et d’avion et de voyager seuls sur le territoire national. En raison des politiques discriminatoires et des décrets des autorités locales, les hôtels refusent souvent d’accueillir des Ouïghours en prétextant qu’ils n’ont plus de chambres disponibles. Malgré cela, les enfants ont persévéré et sont parvenus à Shanghai.

Lorsqu’ils ont enfin atteint les portes du consulat d’Italie, passeport valide en main, c’était presque comme si leurs parents étaient juste derrière la porte devant eux et qu’ils allaient pouvoir bientôt s’embrasser.

Leur excitation s’est vite transformée en horreur lorsqu’ils se sont vus refuser l’entrée au consulat. On leur a ensuite expliqué que les visas de regroupement familial n’étaient délivrés qu’à l’ambassade d’Italie à Pékin, où il n’était alors pas possible de se rendre en raison du confinement strict qui était en vigueur dans la capitale en juin 2020. Le cœur brisé, les enfants ont attendu devant le consulat dans l’espoir que quelqu’un vienne les aider. Au lieu de ça, un gardien chinois s’est approché et a menacé d’appeler la police s’ils ne partaient pas.

Refusant de sombrer dans le désespoir, les enfants ont demandé de l’aide à plusieurs agences de voyages pour obtenir des visas italiens. Le 24 juin, ils ont tous les quatre été emmenés par des policiers alors qu’ils se trouvaient dans leur hôtel à Shanghai, et placés dans un orphelinat et un pensionnat à Kashgar, selon les informations dont disposent leurs parents. Ils étaient si près du but que si la journée au consulat s’était déroulée autrement, ils pourraient aujourd’hui raconter à leurs parents le dangereux voyage qu’ils ont entrepris au lieu de dépérir dans le système d’orphelinat chinois. À l’heure actuelle, Mihriban et Ablikim craignent d’avoir perdu leurs enfants à jamais.

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Fin 2016, les autorités chinoises ont commencé à confisquer systématiquement les passeports des habitants du Xinjiang. Face à l’ordre de déposer ces documents dans les commissariats les plus proches, bon nombre de familles ont décidé de quitter le pays tant qu’elles le pouvaient, en attendant de revenir plus tard pour leurs enfants qui n’avaient pas encore de passeport.

Une fois à l’étranger, les parents qui ont demandé des informations aux ambassades ou aux consulats de Chine n’ont obtenu aucune réponse si ce n’est de rentrer chez eux, où il était très probable qu’ils seraient soumis à une détention arbitraire et d’autres formes de sanction extralégales.

Séparé de mes filles depuis 1 594 jours

Omer Faruh possède une librairie à Istanbul. Il se trouvait en Arabie saoudite en novembre 2016 lorsque sa femme, Meryem Faruh, l’a appelé une nuit pour lui dire que la police lui avait ordonné de venir déposer son passeport et celui de deux de leurs enfants. Inquiet, Omer a dit à Meryem de ne rien faire et a immédiatement acheté des billets d’avion pour elle et leurs deux filles aînées, qui avaient déjà un passeport, contrairement à leurs deux autres filles, âgées de 6 ans et 5 ans. Au vu de la confiscation massive de passeports au Xinjiang, Meryem et Omer ont jugé qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de confier leurs deux plus jeunes enfants aux parents de Meryem à Korla, dans le centre de la région.

Omer n’a rapidement plus eu de contact avec ses propres parents. En octobre 2017, un ami l’a informé que ses beaux-parents avaient été emmenés dans des camps d’internement.

« Je fais partie des milliers d’Ouïghours dont la famille a été déchirée… Nous n’avons pas entendu la voix de nos filles depuis 1 594 jours, a raconté Omer à Amnesty International. Ma femme et moi ne pleurons que le soir, pour essayer de cacher notre chagrin à nos autres enfants qui sont là avec nous. »

« Je suis prêt à tout sacrifier pour nos filles, je suis prêt à sacrifier ma vie si j’étais sûr que cela permettrait leur libération », dit-il d’une voix tremblante.

Omer et sa famille, dont les deux plus jeunes enfants, ont obtenu la citoyenneté turque en juin 2020. Depuis, il en appelle aux autorités turques pour l’aider à faire sortir ses deux plus jeunes filles de Chine. Bien que l’ambassade de Turquie à Pékin lui ait indiqué avoir lancé la procédure nécessaire en août 2020 et adressé une note diplomatique au gouvernement chinois en octobre de la même année, elle n’a pas réussi à amener ces deux enfants en Turquie.

« J’ai quelque chose à dire à l’humanité. Essayez de vous mettre à notre place, imaginez tout ce que nous pouvons traverser, et prenez notre défense. »

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« Je fais partie des milliers d’Ouïghours dont la famille a été déchirée… Nous n’avons pas entendu la voix de nos filles depuis 1 594 jours. Ma femme et moi ne pleurons que le soir, pour essayer de cacher notre chagrin à nos autres enfants qui sont là avec nous. » témoignage de Omer à Amnesty International

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Certains parents voulaient que leurs enfants passent du temps avec leurs grands-parents tant qu’ils étaient petits. D’autres, qui attendaient un enfant, ont choisi de s’installer temporairement à l’étranger pour éviter les lourdes sanctions imposées par une politique restrictive de contrôle des naissances qui prive les personnes, notamment les femmes, du droit fondamental de prendre leurs propres décisions en matière de reproduction.

Dites-moi que mon fils est en vie et en sécurité et qu’il va bien

Rizwangul travaillait comme vendeuse à Doubaï en 2014 lorsque son cousin Muhammed lui a amené son fils, alors âgé de 3 ans, qui est resté près de six mois. Elle prévoyait de faire venir son fils de façon permanente pour qu’il vive avec elle, mais ses parents lui ont conseillé de le laisser en Chine jusqu’à ce qu’il ait l’âge d’aller à l’école, afin qu’elle puisse se concentrer sur sa carrière. Elle a accepté, pensant que d’ici-là, elle serait confortablement installée à Doubaï et qu’elle pourrait préparer l’inscription de son fils à l’école.

« À chaque fois que je rentrais chez moi au Xinjiang pour les vacances, je passais un mois avec mon fils. J’étais alors incroyablement heureuse, a-t-elle raconté à Amnesty International. Lorsqu’il est venu me rendre visite à Doubaï, c’était le meilleur moment de ma vie. »

Muhammed, le cousin de Rizwangul, est resté à Doubaï pour le travail. Il est retourné au Xinjiang en mars 2017 lorsque sa mère est tombée malade. Seulement deux mois plus tard, alors que Rizwangul s’apprêtait à rentrer dans son pays comme elle l’avait prévu plus tôt, sa sœur et des amis lui ont dit qu’elle ne serait pas en sécurité si elle revenait en Chine.

Elle ne pouvait pas imaginer que la situation allait prendre un tournant bien plus sombre.

Lorsque Rizwangul a demandé des nouvelles de Muhammed à sa sœur, elle a appris qu’il était parti à « l’école » pour « étudier » une semaine après son retour au Xinjiang. Elle a alors compris qu’il avait été emmené dans un camp de « rééducation ».

En septembre, Rizwangul a vu son monde basculer quand sa sœur, qui s’occupait de son fils, lui a dit de ne plus jamais appeler ses proches pour des raisons de sécurité. Rizwangul, qui étudie actuellement le néerlandais aux Pays-Bas, n’a pas pu entrer en contact avec son fils, sa sœur ou ses amis au Xinjiang depuis.

« C’est très dur pour les autres de comprendre ce que je ressens, a-t-elle dit à Amnesty International, des larmes coulant sur ses joues. La seule chose qui me fait avancer dans la vie, c’est de vouloir savoir s’il est en vie, s’il est en sécurité et s’il va bien.

«  Si je pouvais lui parler maintenant, je lui dirais "Pardonne-moi, je t’ai mis au monde mais je n’ai pas su prendre soin de toi, je n’ai pas su être une mère pour toi" », a-t-elle ajouté, la voix tremblante.

Elle a continué : « Imaginez un instant ne pas pouvoir appeler votre famille, ne pas savoir si vos enfants, vos parents ou vos proches sont en vie ou non pendant des années. Imaginez que ce n’est pas seulement vous, mais des millions de personnes ouïghoures qui sont séparées de leur famille. Nous n’aurions jamais pensé que cela pourrait nous arriver, mais c’est arrivé. S’il vous plaît, aidez-nous. »

« Si je pouvais lui parler maintenant, je lui dirais "Pardonne-moi, je t’ai mis au monde mais je n’ai pas su prendre soin de toi, je n’ai pas su être une mère pour toi" » témoignage de Rizwangul à Amnesty International

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Il est très difficile d’estimer le nombre d’enfants séparés de parents qui vivent en dehors de la Chine ou qui sont maintenus en détention dans des camps d’internement ou en prison. Rendre compte de toute l’ampleur des violations des droits humains au Xinjiang reste extrêmement compliqué en raison de l’absence de données publiquement disponibles et des restrictions pesant sur l’accès à la région.

Rentrer ou ne pas rentrer ?

Dilnur, originaire de Kashgar, vit actuellement avec sa fille, âgée de 11 ans, au Canada, où elle apprend l’anglais. Elle a quitté la Chine avec sa fille en 2016 pour la Turquie car sa famille avait souvent fait l’objet de harcèlement de la part des policiers locaux, qui ont fouillé sa maison à plusieurs reprises et lui ont ordonné d’enlever son hijab.

Elle a dû attendre un an pour que les autorités délivrent un passeport à ses deux filles, celle de 11 ans et une autre âgée de 9 ans, mais la police a refusé sa demande de passeport pour son fils âgé de 7 ans. Lorsqu’elle a demandé pourquoi, les policiers lui ont répondu qu’ils pensaient qu’elle ne reviendrait pas en Chine s’ils donnaient un passeport à son fils. Les allergies de sa fille cadette l’empêchant de voyager à l’étranger, Dilnur a dû la confier à ses parents, de même que son fils. Quelques mois après avoir quitté la Chine, elle a appris par sa famille que la police avait confisqué le passeport de sa fille cadette.

Début 2017, Dilnur a fait face à l’un des plus grands dilemmes de son existence. « Tu dois revenir », lui a dit sa sœur au téléphone. Leur père, qui s’occupait des deux enfants, était alors interrogé pendant des heures chaque semaine. Lorsque Dilnur a demandé pourquoi, sa sœur lui a répondu, la gorge serrée : « Parce que le gouvernement veut que tu reviennes. La sécurité de notre famille dépend de toi. Si tu ne reviens pas immédiatement, toute notre famille et peut-être aussi nos parents éloignés seront punis et emmenés dans des camps.  »

Au cours des quelques minutes qu’a duré cet appel, le monde de Dilnur a été anéanti. La pensée même que la sécurité des personnes qu’elle aimait reposait entièrement sur sa décision de rentrer en Chine ou non l’a laissée complètement désespérée et angoissée car elle savait qu’elle serait séparée de ses enfants et emmenée dans un camp si elle retournait dans son pays.

Dilnur n’a pas pu dormir pendant une semaine tandis qu’elle luttait pour savoir quoi faire. Elle a alors reçu un message de son père par le biais d’une connaissance commune, disant qu’elle devrait terminer ses études avant tout. Elle a reçu un autre message de son père peu après : « Dilnur ne doit jamais revenir. »

Elle pense que son père savait ce qui lui arriverait si elle rentrait, et qu’il a donc décidé de la protéger de tout danger. De plus, elle était convaincue que sa famille et ses proches étaient harcelés uniquement en raison de leur identité ouïghoure, et que les autorités ne les laisseraient pas tranquilles même si elle revenait.

Depuis avril 2017, Dilnur n’a pu avoir aucun contact avec les membres de sa famille. Elle ne sait pas ce qui est arrivé à ses deux enfants au Xinjiang. Elle a tout essayé, sans succès. « J’ai fait tout ce que j’ai pu pour sauver mes enfants, mais j’ai échoué. » À un moment, j’ai fait le même cauchemar pendant une semaine, où ils me réclamaient. Leur professeur leur disait : "Votre mère vous a laissés." » Horrifiée par ces pensées, elle a commencé à avoir peur de dormir.

Dilnur prévoit de demander l’aide du gouvernement canadien pour faire venir ses enfants une fois qu’on lui aura accordé la résidence permanente. Quand elle vivait en Turquie, elle a écrit plusieurs lettres aux ministères turcs des Affaires étrangères et de l’Intérieur, ainsi qu’au président, pour obtenir leur soutien. Elle n’a jamais reçu de réponse. Lors de son entretien avec Amnesty International, elle a appelé le monde à agir en disant : « Je n’ai aucune idée de ce qui est arrivé à mes enfants et à ma famille. Comment cela a-t-il pu se produire ? S’il vous plaît, faites ce qui est en votre pouvoir pour nous aider à survivre à cette situation. J’aimerais demander à tous de ne pas oublier votre humanité, de nous défendre, d’être à nos côtés et de ne pas permettre que cette tragédie se reproduise pour nos enfants. »

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« Tu dois revenir.(…) Parce que le gouvernement veut que tu reviennes. La sécurité de notre famille dépend de toi. Si tu ne reviens pas immédiatement, toute notre famille et peut-être aussi nos parents éloignés seront punis et emmenés dans des camps. » la soeur de Dilnur, par téléphone.

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Les Ouïghours installés à l’étranger hésitent souvent à parler publiquement des atteintes aux droits humains dont ils sont victimes de même que leur famille, car ils craignent que leurs proches en Chine fassent l’objet de représailles. Malgré ces difficultés, ces six parents ont décidé de partager publiquement leur histoire dans l’espoir que cela les aide à retrouver leurs enfants bientôt.

« Il y a des cadres politiques à la maison. »

Mamutjan est né et a grandi à Kashgar, mais il vit actuellement en Australie. Il faisait un doctorat en sciences sociales en Malaisie lorsque sa femme Muherrem et leur fille, encore bébé, l’ont rejoint en 2012, après avoir attendu plus de deux ans que Muherrem obtienne un passeport.

Mamutjan se rappelle avec joie de l’époque où ils étaient tous ensemble : « Lorsque Muherrem et notre fille sont arrivées à Kuala Lumpur, c’était une telle joie… Ce sont les moments les plus heureux et les plus mémorables de ma vie. »

Ces jours de bonheur ont duré près de trois ans et ont pris fin lorsque l’ambassade de Chine à Kuala Lumpur a refusé de délivrer un nouveau passeport à Muherrem fin 2015, alors que ce document avait été perdu. Muherrem a dû rentrer en Chine avec leur fille, alors âgée de 5 ans, et leur fils de six mois, pour renouveler son passeport. Ils croyaient à ce moment que ce serait une procédure ordinaire. Ils étaient loin de penser que la Chine s’apprêtait à lancer une répression de grande ampleur contre les Ouïghours en 2017 et qu’une atroce séparation de plusieurs années allait commencer.

Muherrem et les deux enfants se sont retrouvés bloqués à Kashgar. Mamutjan a pu garder un contact régulier avec eux jusqu’à ce que Muherrem soit emmenée dans un camp d’internement en avril 2017. Les enfants ont ensuite été confiés à leurs grands-parents. Peu de temps après, les parents de Mamutjan lui ont dit de ne plus chercher à les joindre. Bon nombre d’amis et de connaissances l’ont supprimé de leur liste d’amis sur des applications de discussion.

Pendant deux ans, Mamutjan n’a eu que peu de nouvelles de sa femme et n’a pas pu contacter ses parents ou ses beaux-parents. En mai 2019, il a vu une vidéo publiée par un de ses proches sur un réseau social, où l’on voyait son fils crier, tout excité : « Maman a eu son diplôme ! » Il a alors retrouvé une certaine tranquillité d’esprit, persuadé que cela signifiait que Muherrem avait été libérée.

Mamutjan a décidé de tenter sa chance et d’appeler ses parents en août 2019. Il pensait que la vidéo était le signe que la terrible situation de sa famille s’était quelque peu améliorée.

Il a ressenti beaucoup de joie lorsque sa mère a décroché le téléphone. « Je voulais juste vous souhaiter Aïd Moubarak, ça fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas parlé », lui a-t-il dit. « Il y a des cadres politiques à la maison », a répondu sa mère d’une voix affolée avant de raccrocher. Par la suite, il a rappelé plusieurs fois mais la ligne était toujours occupée. Mamutjan pense que ses parents ont délibérément débranché le téléphone pour qu’il ne puisse plus appeler, évitant ainsi tout contact avec lui de peur d’être emmenés dans un camp d’internement ou de subir d’autres sanctions pour avoir parlé avec une personne installée à l’étranger.

Au cours de l’année écoulée, Mamutjan a continué de recevoir des bribes d’informations sous la forme de messages codés de la part d’amis, qui suggéraient le maintien en détention de Muherrem. Un ami lui a dit qu’elle avait « cinq ans », ce qui signifie selon Mamutjan que Muherrem a été condamnée à cinq ans de prison. Un autre ami lui a indiqué qu’elle avait été emmenée à « l’hôpital », ce qui pourrait faire référence à un camp d’internement ou une prison dans le langage codé utilisé par les Ouïghours.

Si Mamutjan ne parvient pas à contacter sa famille et ses proches, il pense que son fils vit avec sa belle-mère et sa fille avec ses propres parents d’après deux vidéos envoyées par des amis proches qui se sont rendus dans sa ville natale pour en apprendre plus sur sa famille. « Nous ne méritions pas cette immense souffrance. Vous perdez quatre ou cinq ans de votre vie simplement parce que vous êtes Ouïghour, ou différent de la majorité des Chinois », a-t-il affirmé.

Mamutjan appelle le gouvernement chinois à mettre fin à ses politiques répressives au Xinjiang : « S’il leur reste encore un peu d’humanité, les autorités chinoises devraient cesser de traiter les gens de cette façon et les laisser retrouver leur famille. Ce n’est pas comme si nous avions commis des crimes. J’aimerais qu’elles se rendent compte de l’ampleur de cette cruauté de masse… C’est une injustice douloureuse et insoutenable, il n’y a pas d’autres mots pour décrire cette situation précisément. » Il a contacté le ministère des Affaires étrangères en Australie, où il vit actuellement, mais celui-ci lui a répondu qu’il ne pouvait pas l’aider car il n’est pas résident permanent.

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« S’il leur reste encore un peu d’humanité, les autorités chinoises devraient cesser de traiter les gens de cette façon et les laisser retrouver leur famille. Ce n’est pas comme si nous avions commis des crimes. » témoignage de Mamutjan à Amnesty International

Une accumulation de très mauvaises nouvelles

Meripet Metniyaz et son époux Turghun Memet ont quitté le Xinjiang pour la Turquie en mars 2017 pour prendre soin du père malade de Meripet à Istanbul. Celle-ci travaillait comme médecin échographiste à Hotan, dans le sud-ouest de la région, et Turghun était un homme d’affaires qui investissait dans l’immobilier et les pierres précieuses. Ils se sont rendus en Turquie avec un visa d’un mois, pensant qu’ils rentreraient bientôt en Chine. Avant de partir, ils ont confié leurs quatre enfants âgés de six, huit, neuf et onze ans, à la mère de Turghun, installée à Ürümqi.

Tandis qu’ils s’occupaient du père de Meripet, ils ont commencé à recevoir des messages inquiétants de leurs familles, selon lesquels des Ouïghours qui s’étaient précédemment rendus en Turquie avaient été placés en détention et envoyés dans des camps d’internement. Ils ont alors décidé de repousser leur retour.

Meripet a expliqué : « Nous pensions que nous allions devoir être patients et attendre quelques mois que la situation s’améliore à Ürümqi pour que nous puissions rentrer. Nous avons attendu, mais les choses n’ont fait qu’empirer. Non seulement les personnes qui avaient voyagé à l’étranger mais aussi celles qui prient et portent une barbe étaient arrêtées. Nous avons entendu beaucoup d’histoires à propos de prisons dans notre région, et nous étions terrifiés à l’idée d’y retourner. »

Fin 2017, Turghun a découvert que sa mère et ses enfants avaient dû quitter Ürümqi pour Hotan, à environ 1 500 kilomètres de là, où elle était officiellement enregistrée comme résidente. La situation a viré à la tragédie lorsque Amina, la sœur de Turghun, lui a appris que leur mère avait été emmenée dans un camp peu après être retournée à Hotan. Dans les cinq jours qui ont suivi leur arrivée dans cette ville, les enfants ont été placés à l’école maternelle Aixin, qui est de facto un orphelinat.

Meripet a très mal pris la nouvelle. « Après avoir perdu [contact avec] mes enfants, ma santé mentale en a pris un coup. » Elle se réveillait souvent en pleurs au milieu de la nuit après avoir fait des cauchemars. « Un vieux proverbe dit "Les enfants sont le cœur, les enfants sont la vie". J’ai l’impression d’avoir perdu mon cœur et ma vie. » Elle a ajouté en éclatant en sanglots : « Mes enfants donnaient du sens à ma vie. Je pense constamment à leur bien-être, à leur santé et à la façon dont ils sont traités. »

Au cours des mois suivants, Turghun a continué de recevoir, par le biais de sa sœur, des bribes d’informations à propos de ses enfants sous forme de messages codés. Au début, Amina a pu leur rendre visite une fois par semaine, mais au bout de quelques semaines, elle n’a plus été autorisée à les voir. En juin 2018, Turghun n’a soudain plus réussi à la contacter.

Quelques mois plus tard, sa belle-sœur lui a appris qu’Amina avait été tuée lors d’un interrogatoire en garde à vue. Turghun et Meripet ont été choqués et dévastés. Peu après, ils ont été informés que cette même belle-sœur avait été emmenée dans un camp d’internement fin 2018. Il ne leur restait plus personne pour avoir des nouvelles de leurs enfants.

Meripet et Turghun ont écrit de nombreuses lettres au ministère turc des Affaires étrangères, aux conseillers du président turc et à l’ambassade de Chine à Istanbul. Ils n’ont pour l’heure reçu aucune réponse. « Je souhaite seulement que chaque innocent qui a perdu ses enfants, ses parents, ses proches et tous ceux qu’il aime puisse vivre avec eux », a déclaré Meripet.

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« Après avoir perdu [contact avec] mes enfants, ma santé mentale en a pris un coup. (…) Mes enfants donnaient du sens à ma vie. Je pense constamment à leur bien-être, à leur santé et à la façon dont ils sont traités. » témoignage de Meripet Metniyaz à Amnesty International

Il est grand temps que la Chine mette fin aux graves violations des droits humains et aux politiques répressives qui ont cours au Xinjiang, et qu’elle respecte ses obligations en matière de droits humains, y compris ceux des enfants en vertu du droit international. La Chine a ratifié la Convention relative aux droits de l’enfant en 1992. Aux termes des articles 3, 9 et 10 de ce texte, elle doit veiller à ce que les enfants ne soient pas séparés de leurs parents contre leur gré, l’intérêt supérieur des enfants devant être une considération primordiale. Le Comité des Nations unies des droits de l’enfant a confirmé que si le regroupement familial n’est pas possible dans le pays d’origine, quelle qu’en soit la raison, le pays d’accueil et le pays d’origine doivent faciliter ce regroupement ailleurs autant que possible, en tenant compte comme il se doit des droits humains des enfants et de leurs parents, y compris celui de quitter leur pays.

Les enfants séparés de leurs parents ont généralement le droit de conserver des relations personnelles et un contact direct avec eux de manière régulière. Si l’État place l’enfant sous sa garde, par exemple dans un orphelinat ou un pensionnat, il doit donner aux parents ou aux autres membres de la famille des informations quant à la situation de l’enfant.

En vertu des droits à la liberté d’expression, à la vie privée et à la vie de famille, tous les individus, y compris les enfants, doivent avoir l’occasion de contacter régulièrement les membres de leur famille installés à l’étranger et de chercher à obtenir, recevoir et communiquer des informations à leur propos, indépendamment des frontières.

En octobre 2016, un grand nombre de témoignages évoquaient la confiscation de passeports ouïghours par les autorités de la région dans le but de limiter davantage encore le droit de circuler librement. Ce droit, de même que celui de quitter son pays et d’obtenir les documents de voyage obligatoires, ne peut pas être restreint arbitrairement, sauf s’il existe des motifs juridiques clairs, nécessaires et proportionnels visant un but légitime, et conformes aux autres droits humains, y compris celui à la non-discrimination.

Les parents avec lesquels Amnesty International s’est entretenue ont indiqué que les consulats de Chine avaient rejeté leur demande de renouvellement de passeport en leur disant qu’ils devraient retourner en Chine pour cette démarche. Le refus d’un État de délivrer un passeport ou d’en étendre la validité sur la base de règles juridiques ou de mesures administratives injustifiées peut équivaloir à une violation du droit à la liberté de circulation.

Le gouvernement chinois doit respecter son obligation de traiter d’une manière favorable, humaine et rapide les demandes adressées par des enfants ou leurs parents en vue d’entrer sur le territoire chinois ou d’en sortir librement, en particulier à des fins de regroupement familial. Par ailleurs, il doit garantir que les parents ou les enfants ne subiront pas de répercussions négatives en cas de demande de regroupement familial. Une politique de séparation familiale forcée, et notamment de placement forcé d’enfants ouïghours dans des orphelinats, viole les droits des enfants, y compris celui de ne pas faire l’objet de discrimination et de sanction sur la base des croyances et des actes de leurs parents.

En attendant que les familles soient réunies, la Chine doit respecter le droit des membres des familles ouïghoures de garder un contact direct et régulier les uns avec les autres. Amnesty International a recueilli des données sur des cas où le contact avec une personne vivant à l’étranger semble être la raison principale d’un placement en détention arbitraire dans les camps d’internement du Xinjiang.

En outre, le gouvernement chinois doit révéler sans délai où se trouvent les enfants et les autres membres de la famille de personnes installées à l’étranger, y compris ceux qui sont maintenus en détention dans des camps d’internement, en prison ou dans d’autres institutions de l’État. Le refus de communiquer ces renseignements pourrait être considéré comme une immixtion arbitraire dans le droit des enfants à une vie de famille (article 16 de la Convention relative aux droits de l’enfant).

Recommandations :

À l’attention du gouvernement chinois :

 Garantir que les enfants soient autorisés à quitter la Chine pour retrouver le plus rapidement possible leurs parents ainsi que leurs frères et sœurs vivant à l’étranger, si c’est leur choix.

 Mettre fin à toutes les mesures qui restreignent sans motif valable le droit des Ouïghours et d’autres groupes ethniques majoritairement musulmans de quitter la Chine et d’y revenir librement.

 Autoriser pleinement et sans aucune limite les experts des Nations unies en droits humains, les chercheurs indépendants et les journalistes à se rendre au Xinjiang pour mener des enquêtes indépendantes sur la situation dans la région.

 Fermer les « camps de rééducation » politique et libérer les détenus immédiatement, sans condition et sans faire l’objet de répercussions.

 Veiller à ce que les organes diplomatiques ou consulaires chinois et les autres fonctionnaires et autorités protègent les droits et intérêts légitimes de tous les citoyens chinois, notamment en fournissant l’aide nécessaire pour que ces derniers puissent localiser les membres de leur famille en Chine.

 Veiller à ce que toute personne originaire du Xinjiang puisse communiquer régulièrement et sans interférence avec ses proches, y compris ceux résidant à l’étranger, sauf en cas de motif prévu par le droit international relatif aux droits humains.

 Mettre un terme à la pratique qui consiste à séparer de force des enfants ouïghours de leurs parents ou tuteurs, conformément à ses obligations au titre de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et d’autres droits humains, à moins que des autorités compétentes soumises à un examen judiciaire effectif déterminent que cette séparation est nécessaire en dernier recours dans l’intérêt de l’enfant.

 Libérer de toute urgence tous les enfants détenus dans des institutions gérées par l’État sans le consentement de leurs parents ou tuteurs.




À l’attention des autres gouvernements :

 Veiller à ce que tous les Ouïghours, les Kazakhs et d’autres populations aient rapidement accès à une procédure d’asile juste et efficace, à une assistance juridique, à une évaluation minutieuse des possibles violations des droits humains ou atteintes dont ils pourraient faire l’objet en rentrant en Chine, et à la possibilité de contester les ordres d’enlèvement.

 Faire tout leur possible pour garantir que les Ouïghours, les Kazakhs et d’autres membres de groupes ethniques chinois résidant dans leur pays, quel que soit leur statut au regard de la législation sur l’immigration, disposent d’une aide – notamment consulaire – appropriée pour localiser et contacter leurs enfants, en gardant à l’esprit le contexte particulier dans lequel les membres de ces groupes ethniques se trouvent actuellement.

 Prendre des décisions en matière de regroupement familial dans le respect des obligations applicables relatives aux droits humains – notamment au titre de la Convention des droits de l’enfant – en traitant d’une manière favorable, humaine et rapide les demandes adressées par des enfants ou leurs parents en vue d’entrer dans le pays à des fins de regroupement familial.

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