Par Lucy Graham, conseillère juridique dans le domaine de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains
Le 19 août 2006, des déchets toxiques ont été déversés dans 18 sites d’Abidjan et ses alentours, en Côte d’Ivoire. Plus de 100 000 personnes ont dû recourir à une assistance médicale et d’importants travaux de nettoyage et de décontamination ont été nécessaires sur les sites de déversement. Les habitants craignent que la pollution ne soit toujours présente aujourd’hui.
Ce déversement représente l’une des plus grandes catastrophes industrielles du 21e siècle. Les opérations à l’origine de celle-ci ont été coordonnées par les employés de Trafigura, depuis les bureaux de Londres de cette entreprise spécialisée dans le négoce de matières premières.
Ces déchets ont été produits par Trafigura à la suite du « lavage » à la soude caustique, à bord d’un navire en mer, d’un produit pétrolier à très forte teneur en soufre, le naphta de cokéfaction. Trafigura prévoyait de mélanger le naphta nettoyé à de l’essence, pour le revendre et réaliser ainsi un bénéfice d’environ 7 millions de dollars (soit plus de 6 millions d’euros) par cargaison. Les déchets résultant de ce lavage ont été déversés à Abidjan par une entreprise locale chargée par Trafigura de les mettre en décharge pour la modique somme de 17 000 dollars (soit un peu moins de 15 000 euros).
Ce sont les employés de Trafigura basés à Londres qui ont acheté le naphta, coordonné les opérations de « lavage », décidé du traitement des déchets en résultant et organisé leur prise en charge en Côte d’Ivoire. Trafigura nie toute responsabilité dans le déversement et maintient qu’elle pensait que l’entreprise locale évacuerait les déchets de manière sûre et légale.
Neuf ans plus tard, les autorités britanniques n’ont pris aucune disposition pour enquêter sur les personnes responsables et ont récemment déclaré à Amnesty International qu’elles n’en avaient pas l’intention.
Pourquoi refusent-elles d’enquêter sur le rôle d’une entreprise britannique dans une catastrophe ayant des liens si étroits avec le Royaume-Uni ? C’est une question qui se pose tout particulièrement après le manque d’empressement des autorités britanniques à répondre aux allégations de corruption au sein de la FIFA et aux fuites concernant la filiale suisse de la banque HSBC, en dépit de l’existence d’éléments clairs justifiant une enquête.
Le travail d’Amnesty International sur l’affaire Trafigura pointe vers une réponse inquiétante à cette question : le Royaume-Uni n’a simplement pas la capacité de traduire en justice des entreprises puissantes avec beaucoup de moyens, surtout lorsque celles-ci sont impliquées dans des infractions commises à l’étranger.
Depuis un an, Amnesty International fait pression sur les autorités pour qu’elles ouvrent une enquête judiciaire sur Trafigura et ses employés. En mars 2015, l’Agence de l’environnement a refusé d’ouvrir une enquête, bien qu’elle ait reconnu que, si nos allégations étaient fondées, une «
Alors que les multinationales gagnent en puissance et que la nature des infractions se mondialise, il est essentiel que les autorités britanniques envoient un message clair indiquant aux entreprises basées au Royaume-Uni qu’elles seront tenues responsables pour les graves infractions commises dans le cadre de leurs activités internationales. Elles envoient actuellement le message opposé : celui que les multinationales sont en effet trop puissantes pour être poursuivies. Il est temps que le Royaume-Uni durcisse le ton face à la criminalité d’entreprise.
La première étape dans cette direction consiste à créer des lois adaptées à l’ère des multinationales. Le Royaume-Uni pourrait créer une infraction spécifique aux entreprises n’ayant pas pris de mesures pour empêcher une grave infraction commise dans le cadre de ses activités internationales. Cela permettrait d’engager la responsabilité de l’entreprise dans le cadre de cette infraction, à moins qu’elle ne puisse prouver qu’elle avait mis en place les mesures nécessaires pour l’empêcher.
Le Royaume-Uni a pris des dispositions similaires contre les entreprises basées sur son territoire et impliquées dans des affaires de corruption à l’étranger et s’est récemment engagé à faire de même pour
Il est donc extrêmement difficile d’établir des bases juridiques permettant l’ouverture d’enquêtes contre des multinationales britanniques impliquées dans de graves atteintes aux droits humains ou d’autres violations à l’étranger. Par exemple, si les déchets avaient été déversés au Royaume-Uni, Trafigura aurait enfreint la section 34 de la Loi britannique de 1990 sur la protection de l’environnement obligeant les producteurs de déchets à prendre toutes les dispositions raisonnables pour veiller à ce que leurs déchets soient pris en charge correctement. Étant donné que les déchets ont été déversés en Côte d’Ivoire, cette loi ne s’applique pas. Nous avons donc dû invoquer une infraction de complot pour justifier l’ouverture d’une enquête sur Trafigura par les autorités britanniques.
Même avec de nouvelles lois, les autorités britanniques auront toujours besoin de plus de soutien et de meilleurs outils pour pouvoir enquêter sur de puissantes multinationales aux ressources apparemment inépuisables et les poursuivre en justice.
Or, les organismes chargés de l’application des lois ont vu leur budget réduit, et bien souvent, n’ont pas les connaissances, les compétences et les capacités nécessaires pour mener une action efficace contre une multinationale. Bien que certaines unités soient spécialisées dans la criminalité d’entreprise, telle que la corruption à l’étranger, la police enquête plutôt sur les infractions commises à titre individuel au Royaume-Uni. La police n’a généralement pas de réseau d’informateurs dans le milieu des entreprises, ni les compétences techniques nécessaires pour réunir et analyser un grand nombre de courriers électroniques et d’autres données, ni les compétences financières pour analyser les flux de capitaux.
Au moment où le Royaume-Uni essaie de réduire la bureaucratie, certains pourraient affirmer que plus de régulations seraient contre-productives et menaceraient la compétitivité des multinationales britanniques. Ils pourraient également affirmer que les infractions de ce type n’ont aucun lien avec le Royaume-Uni et qu’elles devraient être traitées par le pays où elles ont été commises. En réalité, les poursuites sont rarement engagées à cause de l’importante influence politique et économique dont bénéficient souvent les entreprises dans ces pays. De plus, ces considérations ne tiennent pas compte du fait que ce devrait être au Royaume-Uni de prendre des dispositions lorsque des entreprises basées sur son territoire enfreignent les normes qui leur seraient imposées sur le territoire britannique.
Les affaires comme celles de Trafigura montrent que l’absence de réglementation du comportement des multinationales peut avoir des répercussions désastreuses pour les droits humains. Aujourd’hui plus que jamais, les multinationales ne devraient pas être trop puissantes pour être poursuivies.
Pour plus de détails sur les recommandations d’Amnesty International au gouvernement britannique à propos de la criminalité d’entreprise,