Par William Nee, chercheur à Amnesty International
Dans la soirée du vendredi 10 juillet, Sui Muqing, avocat bien connu de Guangzhou (Canton), était tranquillement chez lui lorsque l’on a sonné à sa porte. Un policier lui a dit à l’interphone que sa voiture avait été impliquée dans un accident et lui a demandé de descendre. Bien que méfiant, Sui Muqing est finalement sorti de chez lui. Les policiers l’ont embarqué sur le champ. Personne n’a depuis revu ce spécialiste des droits humains. La raison en est une nouvelle forme de détention secrète, la « résidence surveillée », à laquelle les autorités chinoises ont de plus en plus souvent recours contre les détracteurs du régime.
Sui Muqing est l’une des nombreuses victimes d’une vague de répression sans précédent visant les avocats et les militants, que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de « Vendredi noir ». Au 22 septembre, pas moins de 245 avocats et militants avaient été interpellés, et 30 étaient toujours détenus par la police.
Les autorités ont exhibé devant les caméras de la télévision publique les avocats arrêtés, les forçant à faire des « aveux ». Elles les ont accusés d’appartenance à une « importante bande criminelle », ont intimidé et harcelé les membres de leur famille et censuré sur les réseaux sociaux la quasi-totalité des informations concernant ces arrestations.
Ce n’est pas la première fois en Chine, loin de là, que des avocats des droits humains et des détracteurs du régime sont arrêtés et placés en détention secrète. Ce qui est nouveau, c’est que le gouvernement chinois en a fait une pratique « légale ».
La « résidence surveillée dans un lieu désigné » (titre de la disposition prévue dans le Code de procédure pénale) permet à la police de détenir des suspects dans des affaires pénales pendant six mois en dehors du dispositif officiel de détention – par exemple dans un appartement, une chambre d’hôtel ou un bâtiment privé. Les suspects n’ont pas accès à un avocat et ne sont pas autorisés à recevoir la visite de leurs proches. La police est censée avertir la famille dans les 24 heures suivant l’imposition de la mesure, mais pas du lieu où les intéressés ont été assignés.
Plongées dans cette ignorance, les familles vivent dans l’angoisse. Dans une récente lettre ouverte, la femme de l’avocat Wang Quanzhang, actuellement détenu, a déclaré que chaque fois que son petit garçon entend le nom de son père, il lui dit : « Je veux aller chercher Papa... ».
Dans le cadre de la répression en cours, sept avocats et cinq militants sont actuellement détenus en « résidence surveillée dans un lieu désigné » sous l’accusation de « mise en danger de la sécurité de l’État ». Sui Muqing est l’un d’entre eux.
Les autorités provinciales sont par ailleurs en train de découvrir les avantages de cette procédure pour qui cherche à écarter les voix critiques. Dans le Zhejiang, où le gouvernement local mène une campagne de démolition des églises chrétiennes et de suppression des croix et des crucifix, un avocat de premier plan qui assistait juridiquement les églises touchées, Zhang Kai, et l’un de ses assistants sont détenus en « résidence surveillée ».
Le principal problème de la détention secrète est le risque de torture. On ne peut pas savoir dans quel état se trouvent Sui Muqing ou Zhang Kai, mais le pronostic n’est pas bon. L’expérience montre que le mélange d’interrogatoires menés par des fonctionnaires trop zélés, l’interdiction d’être en contact avec un avocat et avec ses proches, l’absence de mécanisme de responsabilisation des policiers et de supervision de leur comportement constitue un cocktail toxique conduisant bien souvent à la torture et aux mauvais traitements.
En 2011, l’avocat des droits humains Liu Shihui a été placé en « résidence surveillée » pendant 108 jours. Pendant cette période, il a été à un moment interrogé sans interruption durant cinq jours, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse d’épuisement. Également avocate, Li Tiantian a été détenue pendant 95 jours, durant lesquels on lui a posé à maintes reprises des questions sur sa vie sexuelle, en la menaçant de violences si elle ne répondait pas honnêtement. Lorsqu’on l’a placé en « résidence surveillée », l’écrivain Ye Du a été interrogé 22 heures par jour. Il n’avait que deux heures pour manger et dormir.
Comment est-il possible que la détention secrète, une pratique pour laquelle il est établi qu’elle risque de donner lieu à des mauvais traitements, existe toujours dans un pays qui, selon les autorités, est régi par l’état de droit ?
La version révisée du Code de procédure pénale chinois, adoptée en 2012 et entrée en vigueur en 2013, a en quelque sorte légalisé cette violation des droits humains. La « résidence surveillée » a été conçue à l’origine comme une forme plus souple de détention, permettant à des suspects qui ne présentent pas un danger pour la société de continuer à vivre chez eux pendant la phase d’enquête. Mais la police a exploité cette disposition et l’utilise d’une manière nullement prévue à l’origine. Elle peut désormais avoir recours à cette forme de détention secrète contre des personnes accusées des crimes de « terrorisme », « mise en danger de la sécurité de l’État » ou « corruption massive ».
Nul ne s’étonnera que depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, les enquêteurs aient recours de plus en plus fréquemment à ces dispositions. Les raisons en semblent évidentes.
Premièrement, placer des suspects en détention secrète permet d’obtenir plus facilement des « aveux ». Les policiers peuvent soumettre les personnes détenues à l’isolement à des interrogatoires prolongés, pour les « casser » et obtenir la déposition à charge qu’ils veulent recueillir.
Deuxièmement, la « résidence surveillée dans un lieu désigné » est un moyen commode pour les autorités d’atteindre leurs objectifs politiques. Le recours à cette forme de détention peut être une tactique d’intimidation en vue d’obtenir la soumission des avocats et des militants chinois. Pour celles et ceux qui en sont victimes, c’est déjà une forme de peine, imposée même si l’affaire ne va pas au procès.
De même, dans le cas de Zhang Kai, le recours à la détention secrète permet aux autorités de « mettre hors jeu » pendant six mois au moins un avocat qui menait sur le terrain de la loi une lutte organisée contre la démolition des croix.
En novembre le Comité contre la torture, l’organe de l’ONU qui surveille la mise en œuvre par les gouvernements de la Convention contre la torture, instrument international ratifié par la Chine, va examiner la situation dans ce pays. La Chine est tenue au regard du droit international d’empêcher la torture et les autres mauvais traitements, d’enquêter sur de tels actes lorsqu’ils sont commis, de traduire en justice leurs auteurs présumés et d’apporter réparation aux victimes. Elle ne peut utiliser la menace du « terrorisme » ou la « mise en danger de la sécurité de l’État », ni un quelconque autre prétexte pour se soustraire à ses obligations.
En vertu de droit international, toutes les personnes privées de liberté ont le droit d’être maintenues dans un lieu de détention identifié et d’avoir accès à un avocat et à leurs proches.
Si la Chine a la volonté sincère de s’acquitter de ses obligations en matière de droits humains, elle mettra un terme à toute forme de détention secrète, y compris la « résidence surveillée », une pratique qui s’apparente dans de nombreux cas à la disparition forcée. Ce dispositif n’est pas conforme au droit international, et toutes les personnes détenues dans ce cadre doivent être immédiatement remises en liberté.
Plus jamais des gens comme Sui Muqing ne doivent être réveillés par des coups frappés à leur porte et finir par être embarqués par la police pour disparaître pendant des mois, en grand danger de torture tandis que leur famille est laissée dans l’ignorance de leur sort.