Le 16 mars, le Conseil de l’Europe a expulsé la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine ; le 16 septembre, la Russie ne sera plus partie à la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme cessera alors d’examiner les requêtes russes liées à des événements survenus après cette date. Cela revêt une importance considérable pour l’avenir de la Russie, mais aussi pour les perspectives de coopération avec ses voisins. En effet, les arrêts de la Cour européenne peuvent constituer des jalons pour la reconstruction d’un ordre juridique russe et de relations avec ses voisins.
Non que les relations avec la Russie aient été faciles.
L’engagement de la Russie auprès de la Cour européenne s’est avéré compliqué. Peu après son adhésion au Conseil de l’Europe, elle s’est lancée dans une deuxième guerre en Tchétchénie. La Cour a rendu des centaines d’arrêts contre la Russie pour des violations des droits humains pendant cette guerre et seuls quelques-uns ont été exécutés, car beaucoup impliquent les forces de sécurité, l’un des principaux piliers du régime actuel.
Au cours des 10 dernières années, les autorités russes n’ont cessé de défendre le sexisme et l’homophobie sous couvert de « valeurs traditionnelles ». Ainsi, elles ont protesté lorsque la Cour européenne a jugé que les stéréotypes de genre ne justifiaient pas un traitement différencié des hommes et des femmes en matière de congé parental au sein des forces armées. Elles se sont encore agacées lorsque la Cour a conclu qu’il était impossible d’interdire les marches des fiertés et que les lois criminalisant la « propagande de l’homosexualité » violaient la Convention européenne. Elles ont fortement résisté à la mise en œuvre de ces arrêts, ce qui a pu inciter d’autres pays (l’Azerbaïdjan, la Hongrie ou la Turquie) à établir des discriminations à l’égard des personnes LGBTI.
La persécution politique des voix critiques est une autre ligne rouge franchie depuis trop longtemps en Russie. Parmi les affaires les plus sensibles figurent celles liées à l’approche restrictive et parfois meurtrière du Kremlin envers l’opposition politique. En parcourant la liste des affaires présentées à la Cour, on trouve toutes les grandes figures de l’opposition.
L’intransigeance de la Russie s’agissant d’appliquer ces arrêts a pu inspirer d’autres nations comme la Turquie, qui incarcère régulièrement des détracteurs pour les faire taire. Il y a peu, la Turquie a défié le Conseil de l’Europe et la Cour européenne et condamné le leader de la société civile Osman Kavala à la réclusion à perpétuité.
Un groupe d’affaires important en attente de décision depuis des années concerne les ONG qui contestent la « Loi sur les agents étrangers » de 2012. Cette loi, qui impose des restrictions arbitraires et implique que les ONG sont des espions et des traîtres, a marqué le début d’une sombre période pour la société civile russe. La Cour doit enfin rendre un jugement sur ces affaires et le Conseil de l’Europe ne doit plus rester impassible lorsque des textes de loi similaires dans d’autres pays réduisent les ONG au silence.
En 2015, la Cour constitutionnelle de Russie a estimé que les arrêts de la Cour de Strasbourg ne pouvaient être exécutés que s’ils étaient conformes à la Constitution russe, permettant ainsi à la Russie de déclarer certaines décisions « non exécutables ». Un tel défi au système n’a suscité que de légères critiques, ce qui a sans aucun doute renforcé la détermination d’autres États à saper le cadre européen relatif aux droits humains.
Dans ce morne contexte, il faut encore imaginer une génération post-Poutine désireuse de reconstruire une Russie respectant les droits humains, avec une perspective de réintégration au Conseil de l’Europe. Cette Russie devra faire face aux violations passées et présentes commises à l’intérieur du pays, mais aussi forger de nouvelles relations avec ses voisins.
La Cour doit veiller à examiner rapidement les affaires liées à l’invasion de l’Ukraine, mais aussi celles qui concernent les relations avec d’autres pays voisins. Elles découlent généralement des manœuvres de la Russie pour contrôler les « territoires séparatistes », notamment la Transnistrie (Moldavie), l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (Géorgie), ainsi qu’en Crimée, dans le Donbass et ailleurs en Ukraine.
« L’expulsion de la Russie doit s’accompagner d’une très ferme résolution concernant la lutte contre la [...] répression de la dissidence dans les États membres »
La Russie est un gros contributeur au budget global du Conseil de l’Europe. Il est essentiel que des États membres se manifestent pour combler le déficit de financement. Le Conseil de l’Europe doit également rechercher des moyens créatifs de soutenir la société civile russe à l’avenir, en veillant par exemple à ce que les défenseur·e·s des droits humains risquant d’être emprisonnés de manière imminente puissent demander une protection dans les États membres.
Enseignement clé pour l’avenir du Conseil de l’Europe : le rétrécissement de l’espace civique n’est pas acceptable. L’expulsion de la Russie doit s’accompagner d’une très ferme résolution concernant la lutte contre la répression politique et toute forme de répression de la dissidence dans les États membres. En Turquie et en Azerbaïdjan, mais aussi en Hongrie et en Pologne, les mesures visant à faire taire les voix critiques sont flagrantes depuis des années. Il faut accorder la priorité à la mise en œuvre des arrêts concernant les libertés essentielles de la société civile et des journalistes.
Enfin, un mouvement se dessine vers un grand sommet chargé de tracer la voie à suivre après l’expulsion de la Russie. Avant un tel sommet, il est essentiel de réaliser un examen rétrospectif au sujet des lignes rouges franchies par la Russie au fil des ans jusqu’à la récente guerre d’agression. Un tel exercice pourrait contribuer à mettre en évidence les lignes rouges déjà franchies par d’autres États membres et à redynamiser un engagement collectif afin de défendre plus efficacement les droits humains à l’avenir. Lorsque la Russie sortira de ce sombre chapitre de l’histoire, le Conseil de l’Europe doit être prêt à l’accueillir sur le chemin du retour vers la justice et les droits fondamentaux.
« L’agression de la Russie nous interpelle tous, a déclaré Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International, devant un auditoire réuni à Kiev le 6 juin, au terme d’une visite de haut niveau en Ukraine. Dans quel genre de monde voulons-nous vivre ? Un monde construit sur l’intimidation, l’autoritarisme, la violence des armes déployées en dehors de tout cadre légal ? »