Inonder la région d’armes met de l’huile sur le feu au Yémen Par Rasha Mohamed chercheuse à Amnesty, Rawan Shaif photo-reporter

C’est une journée chaude et sèche, en ce début du mois de juillet 2015. Salah Basrallah, paysan de la région de Saada, dans le nord du Yémen, se tient au milieu des ruines de neuf maisons qui composaient son petit village d’Eram.

Il regarde la scène de désolation, en silence. Il a perdu 21 membres de sa famille, dont son épouse et ses six enfants, lors des quatre frappes aériennes consécutives qui ont touché son village. Non loin sont éparpillés les restes d’une bombe série MK-80, similaire à celles retrouvées sur plusieurs sites où la coalition a effectué des frappes – et dont on sait qu’elles sont notamment fournies à l’Arabie saoudite par les États-Unis.

Les frappes ont tué 55 personnes au total, selon les autorités locales de Saada, dont 35 enfants. Plusieurs sont mortes dans les frappes qui ont suivi, alors qu’elles tentaient de secourir les victimes de la première. Il a fallu cinq jours aux survivants pour extraire tous les corps. Beaucoup étaient déchiquetés.

Avançons jusqu’en 2016. La campagne de frappes aériennes déclenchée par la coalition il y a un an continue de dévaster la vie de familles yéménites innocentes. Dans la capitale Sanaa, tout ce qui reste de la maison du juge Yahya Rubaid et de sa famille est un squelette de métal, émaillé de gros blocs de béton qui pendent de ce qui fut son salon. Une frappe a touché sa maison le 25 janvier à 1h30, alors que le juge et son épouse, ses enfants et ses petits-enfants, dormaient. Une seconde frappe a suivi peu après, la détonation résonant à travers la ville.

D’après les membres de sa famille, Yahya Rubaid s’occupait en tant que juge d’une affaire de trahison visant le président yéménite Abd Rabbu Mansour Hadi, jugé par contumace. On ignore si sa maison a été visée pour ce motif. Ce qui est clair, c’est qu’aucun fondement légal ne justifiait ce bombardement : le juge et sa famille étant des civils, au titre du droit international, ils n’auraient pas dû être pris délibérément pour cibles.

Mohammed Abdullah, le neveu de Yahya Rubaid, se souvient lorsqu’il a creusé dans les décombres, sans retrouver aucun cadavre.

«  Nous avons couru sur-le-champ jusqu’à la maison de mon oncle, et avons commencé à chercher frénétiquement leurs corps, pour voir qui avait survécu », a-t-il raconté.

Il a appelé le téléphone de l’une de ses filles, et a entendu le son étouffé de la sonnerie, tout près. Lorsqu’il est revenu creuser une nouvelle fois pour trouver des signes de vie, il a vite compris que les pierres grises recouvraient des morceaux de corps – lambeaux de chair, os, tendons. À quelques mètres de là, la moitié du corps de Yahya Rubaid a été retrouvée perchée sur le toit d’une station-service, en face de sa chambre.

« Nous avons cessé de compter les morceaux de corps retrouvés. Aucun corps n’était entier  », a-t-il déclaré.

Ces scènes terribles ne sont que deux exemples des horreurs que le Yémen connaît depuis que la coalition militaire dirigée par l’Arabie saoudite a lancé sa campagne de frappes aériennes en mars 2015. D’un côté, le groupe armé houthi – souvent désigné comme les « Comités populaires » – qui est soutenu par certaines unités de l’armée et des groupes armés fidèles à l’ancien président Ali Abdullah Saleh. De l’autre, la coalition militaire dirigée par l’Arabie saoudite et ses forces alliées sur le terrain, généralement désignées sous le nom de muqawama, ou «  résistance  », qui se battent en faveur du président Abd Rabbu Mansour Hadi et de son gouvernement.

Les Houthis et leurs alliés – les groupes armés fidèles à Saleh – sont les cibles déclarées de la campagne aérienne que la coalition a déclenchée il y a un an. En réalité, ce sont les civils, comme Basrallah et Rubaid, ainsi que leurs enfants, qui sont les principales victimes de cette guerre qui se prolonge. Des centaines de civils ont été tués lors des frappes aériennes alors qu’ils dormaient chez eux ou vaquaient à leurs occupations quotidiennes, ou sur les sites où ils s’étaient réfugiés pour échapper au conflit. Parallèlement, les États-Unis, le Royaume-Uni et d’autres, continuent de fournir armements et soutien logistique à l’Arabie saoudite et sa coalition.

Depuis un an, on ignore qui gagne cette guerre. L’Arabie saoudite et les partenaires de sa coalition affirment avoir regagné le contrôle de plus de 80 % du pays, mais les Houthis contrôlent encore les places fortes que sont Sanaa, Ibb et Taizz. Des groupes armés comme Al Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) et l’État islamique (EI) gagnent du terrain et du soutien dans des régions du sud et du sud-est du pays, profitant du vide sécuritaire pour consolider leur pouvoir. Une chose est sûre : ce sont les civils yéménites qui paient le plus lourd tribut.

Ce mépris pour la vie des civils ne faiblit pas. Le 15 mars, vers 11h30, deux frappes aériennes menées par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite ont détruit le marché de Khamees, ville du nord du Yémen, et ont coûté la vie à 106 civils, dont 24 enfants. Nous nous sommes entretenus au téléphone avec Hasan Masafi, qui n’a pas pu faire le deuil de son fils de 18 ans, parce qu’il n’a pas pu récupérer toutes les parties de son corps. « Nous n’avons retrouvé que sa jambe droite », a-t-il confié.

Les faits parlent d’eux-mêmes, et les preuves de violations du droit international humanitaire ne peuvent être balayées comme de simples rumeurs – ce qu’a tenté de faire le gouvernement britannique face aux rapports de l’ONU. Amnesty International et d’autres organisations ont présenté depuis un an des preuves accablantes qui indiquent que tous les belligérants au Yémen commettent des crimes de guerre. Pourtant, certains États refusent de voir ce qui saute aux yeux. Inonder la région d’armes revient à mettre de l’huile sur le feu.

Les attaques comme celle visant le marché de Khamees sont devenues la norme pour les civils au Yémen. Selon les Nations unies, plus de 3 000 civils ont été tués durant le conflit. Des milliers d’autres ont été blessés, plus de 2,5 millions déplacés et 83 % des Yéménites dépendent de l’aide humanitaire. Difficile de trouver un coin du Yémen ou un habitant de ce pays qui ne soit touché ou marqué d’une manière ou d’une autre par cette guerre.

Face aux informations faisant état de civils tués illégalement – et de destructions de maisons, d’écoles et d’infrastructures – la coalition dirigée par l’Arabie saoudite répond en répétant inlassablementque « seules les cibles militaires sont touchées par les frappes aériennes » . La situation sur le terrain raconte une toute autre histoire. À chaque frappe aérienne illégale, l’Arabie saoudite et ses partenaires montrent qu’ils ne se soucient guère de respecter le droit international humanitaire ou sont incapables d’adhérer à ses principes fondamentaux.

Et pourtant, la Grande-Bretagne, les États-Unis et la France continuent d’autoriser des ventes d’armes lucratives à la coalition – et ce sans sourciller.

Depuis novembre 2013, le Département américain de la Défense a donné le feu vert à des contrats d’armements d’une valeur de plus de 35,7 milliards de dollars (31 milliards d’euros) avec l’Arabie saoudite. Cela englobe l’annonce d’unevente d’armes d’un montant de 1,13 milliards d’euros à l’Arabie saoudite en novembre 2015, qui équipera Riyadh de 18 440 bombes et 1 500 ogives. En outre, durant son mandat, le Premier ministre britannique David Cameron a supervisé la vente de près de 8 milliards d’euros d’armement à l’Arabie saoudite, dont près de 3,5 milliards depuis le début des frappes aériennes au Yémen, selon l’ONG basée à Londres Campaign Against Arms Trade.

Quel que soit le moment où les armes utilisées par les forces de la coalition au Yémen ont été acquises – que ce soit avant ou depuis le déclenchement de la campagne de frappes aériennes – les pays qui fournissent les armes ont la responsabilité de veiller à ce qu’elles ne facilitent pas des violations du droit international.

Si ce sont les frappes aériennes incessantes de la coalition qui ont tué le plus grand nombre de civils dans le cadre du conflit, ces derniers sont de plus en plus souvent pris au piège des échanges de tirs entre les Houthis et des groupes armés opposés aux Houthis, chacun de ces deux clans étant soutenu par différentes unités des forces armées à présent divisées.

La ville de Taizz illustre bien cette situation : l’acheminement des denrées alimentaires et du matériel médical est restreint depuis le mois de novembre au moins. Les attaques continuent de mutiler et tuer des civils, dont des enfants. Lorsqu’Amnesty International s’est rendue dans la ville en juillet 2015, elle a été le témoin direct du comportement irresponsable de combattants et arecensé 30 attaques terrestres, qui ont fait plus de 100 victimes – dont Ayham Anees, 12 ans, tué dans une attaque au mortier imputable aux Houthis en mai.

Munther Mohamed, l’oncle d’Anees, a raconté s’être précipité sur les lieux lorsqu’il a entendu des cris d’enfants après l’attaque.

« J’ai vu mon neveu Ayham, sa tête était séparée de son corps, a-t-il raconté. J’avais dit aux enfants de jouer au milieu de l’allée, parce que c’était l’endroit le plus sûr, mais ça ne l’était pas. »

La crise à Taizz s’aggrave depuis quelques jours. Si les Houthis ont été partiellement repoussés hors du centre-ville, ils gardent le contrôle de la majorité du gouvernorat. Dans les zones d’où ils ont dû se retirer, ils ont laissé derrière eux des mines terrestres – des armes interdites par le droit international qui ont déjà coûté la vie à des dizaines de civils.

La semaine dernière, le porte-parole de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite a annoncé que les opérations au Yémen touchaient à leur fin. Ce que cela signifie dans la pratique reste flou, car les frappes aériennes continuent de pilonner le pays. Cependant, l’obligation de rendre des comptes ne passe pas au second plan au simple motif que les opérations militaires ralentissent.

Il est temps de faire cesser ces crimes contre les civils. Lors des pourparlers de paixprévus au Koweït le 18 avril, toutes les parties doivent accorder la priorité à trois points clés : protéger les intérêts à long terme des Yéménites, veiller à mettre fin aux horreurs de l’année écoulée et garantir que les responsables présumés aient à rendre des comptes. Toutes ces vies civiles perdues du fait de violations des droits humains ne seront pas oubliées, même si le chapitre de la guerre se referme.

Il est trop tard pour les enfants de Salah Basrallah. Mais ce n’est pas une excuse pour ne pas assumer ses responsabilités. Les États doivent prendre immédiatement les mesures qui s’imposent pour qu’aucun belligérant au Yémen ne reçoive – directement ou indirectement – des armes, des munitions, et des équipements ou technologies militaires susceptibles de servir à prolonger le conflit. Et ils doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour garantir la tenue d’une enquête internationale indépendante sur les violations commises par toutes les parties dans le but de rendre justice et d’accorder des réparations – pour Salah Basrallah et les milliers d’autres victimes de cette guerre meurtrière.

Cet article a été publié pour la première fois par Foreign policy (pour y accéder, cliquez ici.)

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