« En prison, ils nous frappaient souvent », a déclaré Ousman, qui a passé cinq mois dans un centre de détention de Tripoli en 2016. « Ils ont tué de nombreux garçons. J’ai vu de nombreuses personnes mourir en prison, soit parce qu’elles sont tombées malades, soit parce qu’elles ont été frappées. »
Ousman n’est que l’un parmi des centaines de milliers de réfugiés et de migrants qui ont entrepris un dangereux périple pour traverser l’Afrique jusqu’à la Libye, et il n’est qu’une personne parmi les dizaines de milliers d’autres qui se sont retrouvées prises au piège d’un complexe réseau de violences et d’extorsion.
Des réfugiés et des migrants sont régulièrement victimes de violations des droits humains aux mains de responsables libyens et des forces de sécurité du pays, et de violences aux mains de groupes armés et de bandes criminelles ; les uns travaillant souvent en étroite coopération avec les autres pour assurer leurs intérêts financiers mutuels.
Dans un pays sans loi, les réfugiés et les migrants sont devenus une ressource à exploiter, une marchandise autour de laquelle toute une industrie s’est développée, comme l’ont démontré les images choquantes d’un marché aux esclaves diffusées par CNN le mois dernier.
En voyant la réaction des dirigeants mondiaux à ces séquences vidéo, on pourrait croire qu’il s’agit d’un problème nouveau créé uniquement par l’Afrique. Cette assertion ne pourrait être plus éloignée de la vérité.
L’Union européenne (UE) et ses États membres – en particulier l’Italie – ont poursuivi leur propre objectif, qui est de freiner le flux des réfugiés et de migrants qui traversent la Méditerranée, en se souciant peu des conséquences pour les personnes qui se retrouvent prises au piège en Libye par leur faute. Ils ont conclu une série d’accords de coopération avec les autorités libyennes responsables de graves violations des droits humains, notamment les gardes-côtes libyens et le département de lutte contre l’immigration clandestine libyen (DCIM).
En apparence, ces accords destinés à accroître les capacités de ces acteurs à lutter contre les passeurs, à mener des opérations de recherche et de sauvetage et à empêcher les départs irréguliers ont été efficaces. Le nombre d’arrivées en Italie a diminué de 67 % entre juillet et novembre 2017 par rapport à la même période l’année précédente, et le nombre de morts en mer a diminué de manière proportionnelle. Mais les pays de l’UE doivent cesser de faire mine d’être choqués et indignés lorsque le coût humain de ces accords est révélé.
Les responsables italiens et européens ne peuvent pas prétendre qu’ils n’étaient pas au courant des graves atteintes commises par certains responsables des centres de détention et gardes-côtes libyens avec qui ils coopèrent si étroitement. Ils ne peuvent pas non plus prétendre avoir insisté pour que leurs homologues libyens mettent en place des mécanismes et garanties essentiels en matière de protection des droits. Ils sont, par conséquent, complices de ces atteintes et contreviennent donc à leurs propres obligations en matière de droits humains.
Du fait que l’entrée irrégulière dans le pays est érigée en infraction dans le droit libyen et qu’il n’existe pas de cadre légal ou d’infrastructures pratiques pour la protection des demandeurs d’asile et des victimes de la traite, la détention massive, arbitraire et illimitée est devenue le principal système de gestion des migrations dans le pays.
Les réfugiés et migrants interceptés par les gardes-côtes libyens sont envoyés dans les centres de détention du DCIM où ils sont soumis à un traitement atroce. Jusqu’à 20 000 personnes sont actuellement détenues dans ces centres de détention surpeuplés et insalubres. Des réfugiés et migrants interrogés ont décrit les violences dont ils ont été victimes ou témoins, notamment des détentions arbitraires, des actes de torture, du travail forcé, de l’extorsion et des homicides illégaux aux mains des autorités, de passeurs, de groupes armés ou de milices.
Des migrants et des réfugiés sont pris au piège d’un cycle d’exploitation cruel auquel participent les gardiens, les passeurs et les gardes-côtes. Les gardiens des centres de détention les torturent pour leur extorquer de l’argent. S’ils peuvent payer, ils sont libérés. Ils peuvent aussi être remis à des passeurs qui peuvent leur permettre de quitter la Libye en coopération avec les gardes-côtes libyens. Les accords entre les gardes-côtes libyens et des passeurs sont signalés en marquant les bateaux qui leur permettent de traverser les eaux libyennes sans être interceptés, et les gardes-côtes escortent parfois également des bateaux jusqu’aux eaux internationales.
Les actions des pays européens entraînent une augmentation du nombre de personnes arrêtées ou interceptées. Ainsi, les gouvernements européens, et particulièrement l’Italie, contreviennent à leurs propres obligations internationales et se rendent complices des violations commises par les autorités libyennes, en les soutenant et en coopérant avec elles.
Bakary, un homme gambien, a été arrêté en mer par les gardes-côtes libyens et placé en détention au centre d’al Zawiya, dans le nord de la Libye, en décembre 2016. « La police m’a donné le numéro d’un Gambien et m’a dit que si je souhaitais payer pour partir, je pouvais l’appeler et il m’aiderait », a-t-il déclaré. « Au centre, ils ne donnent pas de nourriture, ils m’ont frappé avec tuyau en caoutchouc car ils voulaient que je leur donne de l’argent pour qu’ils me libèrent. J’ai toujours des cicatrices. »
Finalement, les souffrances des réfugiés et des migrants en Libye sont la conséquence de lignes politiques et économiques sur le continent africain et des défaillances des politiques migratoires de l’Europe. En raison de l’absence d’itinéraires sûrs et légaux vers l’Europe et des faibles probabilités d’être renvoyé si l’on ne peut prétendre à une protection, les voyages clandestins continueront d’être considérés comme la seule solution, et finalement comme la solution la plus rationnelle, pour les personnes courageuses et persécutées.
Le seul moyen de lutter contre cette association de forces est d’accroître les voies d’entrée légales et sûres vers les pays européens, ainsi que les procédures de retour sûres et légales. Le problème ne peut pas être réglé de manière durable et acceptable en faisant appel aux services d’acteurs corrompus et violents dans les pays de transit afin qu’ils interrompent les voyages à mi-chemin, sans se soucier de la manière dont ils le font et des conséquences pour les personnes qui se retrouvent prises au piège en conséquence.
Il n’existe pas de solution miracle à cette crise, mais il est essentiel que les objectifs et la nature de la coopération entre l’Europe et la Libye soient repensés afin de mettre un terme à cette participation collective et inadmissible aux souffrances humaines.