Pourquoi les militants pour le climat en appellent au droit afin de demander des comptes aux entreprises de combustibles fossiles Par Sophie Marjanac, juriste spécialiste du climat à ClientEarth

Le changement climatique et la lutte que nous menons pour l’atténuer peuvent bien souvent sembler impersonnels, sous des airs de problème pour les générations futures.

Dans le contexte de la politique et de la diplomatie internationales en matière de climat, il est facile de perdre de vue les voix humaines qui sont au cœur de la lutte contre le désastre climatique.

Fin août, Arthur Golong, leader de la communauté transgenre de la ville de Tacloban, a présenté des preuves lors d’une audience de la Commission philippine des droits humains.

Cette audience s’inscrivait dans le cadre d’une enquête importante liant les actions des entreprises de combustibles fossiles et leur contribution au changement climatique, aux catastrophes naturelles qui en découlent et à leurs répercussions sur les droits fondamentaux des personnes.

Arthur Golong a évoqué l’ouragan dévastateur Haiyan qui a frappé les Philippines en 2013 et les heures qu’elle a passées ensuite, accrochée pour survivre à un tronc d’arbre flottant dans les eaux en crue. Elle a perdu sa maison et tout ce qu’elle possédait.

Elle a également abordé la discrimination qu’a subie la communauté des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT) au lendemain de la catastrophe, la distribution d’aide allant en priorité aux familles hétéronormatives.

Arthur n’est pas seul dans cette situation. Les Nations unies reconnaissent que le changement climatique a des répercussions sur la jouissance de nombreux droits élémentaires.

Des événements extrêmes, comme les catastrophes naturelles et la détérioration des récoltes, aggravent les inégalités qui existent dans le monde, asphyxiant les ressources d’États fragiles qui ont déjà bien du mal à subvenir aux besoins de leurs citoyens. Les petits États insulaires perdant des terres du fait de la montée du niveau des océans, le changement climatique porte atteinte au droit à l’autodétermination et à la culture.

En 2016, un groupe de militants philippins s’est joint à l’organisation environnementale Greenpeace pour demander à la Commission philippine des droits humains d’enquêter sur la responsabilité des grandes entreprises de combustibles fossiles quant aux effets du changement climatique sur les droits humains des Philippins, au regard de l’ouragan Haiyan.

La commission a le pouvoir de faire des recommandations relatives aux droits humains au Congrès de la nation. Si elle ne peut pas contraindre les entreprises exploitant des combustibles fossiles à verser des indemnisations, elle peut largement contribuer à définir les violations des droits humains liées au changement climatique.

Même si cette affaire n’aboutit pas à un résultat satisfaisant, toute la procédure qui a consisté à entendre des experts et des personnes touchées par le changement climatique et à relayer leur histoire partout dans le monde – de Tacloban à Manille, en passant par New York et Londres – revêt une puissance incroyable.

La commission a accepté de mener une enquête nationale et a tenu des audiences tout au long de cette année. Parmi les personnes entendues figurent des survivants de l’ouragan Haiyan et des paysans qui ont livré leur expérience du changement climatique, ainsi que des spécialistes du droit international – de Human Rights Watch et du Center for International Environmental Law (CIEL).

À ce jour, aucune des entreprises visées par la pétition n’a comparu devant la commission ni reconnu sa compétence pour enquêter sur cette plainte. La direction de Shell a déclaré à ses actionnaires lors de sa réunion générale annuelle en 2017 que l’enquête nationale n’était pas le forum adéquat pour débattre des questions de changement climatique.

Cette position est synonyme d’occasion manquée et témoigne de l’incompréhension concernant la responsabilité des multinationales en matière de respect des droits humains, inscrite dans les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.

Il est de plus en plus admis que les principaux traités relatifs aux droits humains imposent des obligations juridiques rigoureuses aux États, tenus de protéger leurs citoyens contre les impacts du changement climatique en termes de droits humains.

Il s’agit d’obligations sur le fond pour aider les citoyens à s’adapter aux répercussions climatiques et d’obligations de procédure, comme la poursuite de la participation à l’Accord de Paris, traité international qui régit le changement climatique.

Pour sûr, ces traités imposent déjà aux États des critères visant à réduire leurs émissions pour atteindre l’objectif de l’Accord de Paris, à savoir maintenir la hausse des températures moyennes mondiales bien en-dessous de 2 °C, et poursuivre les efforts visant à la limiter à 1,5 °C.

Il y a peu, plusieurs organes de suivi des traités des Nations unies ont commencé à établir un lien direct entre droits humains et changement climatique dans les examens périodiques sur les pays. Il est à noter qu’en 2017 le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies a fait part de ses préoccupations au sujet de la promotion et de l’utilisation du charbon dans le secteur énergétique en Australie.

Les acteurs privés ont eux aussi des responsabilités. S’il est vrai que l’élaboration et la négociation d’un traité international contraignant sur les entreprises et les droits humains progressent avec lenteur, les responsabilités des entreprises privées figurent déjà dans les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Ces principes établissent un cadre au titre duquel les entreprises sont tenues de protéger et de respecter les droits humains et de remédier aux effets néfastes de leurs opérations et de leurs produits sur ces droits.

L’une des principales responsabilités des entreprises est de mettre en place des systèmes de diligence raisonnable pour les droits humains et de permettre aux personnes concernées d’accéder à des voies de recours, lorsque leurs opérations ou leurs produits causent des atteintes aux droits humains ou y contribuent.

Au regard des graves répercussions du changement climatique sur les droits humains, les Principes directeurs des Nations unies devraient s’appliquer aux émissions de gaz à effet de serre directes et indirectes des entreprises.

En vue de garantir un recours utile, les entreprises exploitant des combustibles fossiles doivent expliquer aux actionnaires comment elles vont soutenir et respecter les objectifs de l’Accord de Paris, traité sur le changement climatique internationalement reconnu, s’agissant notamment de maintenir la hausse des températures mondiales bien en-dessous de 2 °C.

Ces entreprises doivent commencer à considérer les populations touchées par le changement climatique comme l’un des principaux groupes intéressés par la diligence requise en matière de droits humains. En tant qu’émetteurs majeurs, elles seront les premières à faire l’objet d’examens lorsque les droits humains seront affectés par de graves perturbations environnementales, telles que des phénomènes météorologiques extrêmes et l’acidification des océans.

Les entreprises ont tout intérêt à s’assurer que les répercussions du changement climatique sur les droits humains des populations soient évaluées et prises en compte de manière préventive. Elles peuvent le faire en modifiant leurs modèles économiques pour les aligner sur les objectifs de l’Accord de Paris.

C’est loin d’être une tâche impossible pour les entreprises, qui pour beaucoup soutiennent déjà publiquement les objectifs de l’Accord de Paris et subissent déjà la pression des actionnaires et des militants pour le climat en faveur d’une transition afin de garantir la réalisation de ces objectifs.

Si les entreprises de combustibles fossiles n’agissent pas rapidement, nous pouvons nous attendre à un monde dans lequel les droits humains seront gravement piétinés et où de plus en plus de gens comme Arthur n’auront d’autre choix que de se retourner contre elles pour demander réparation pour les préjudices subis.

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