Dans ce scénario, les autorités refusent de reconnaître votre incarcération et ne révèlent rien sur le lieu où vous êtes. Vous n’avez aucune protection. Vos proches ne savent pas si vous êtes torturé·e, si vous avez accès à de la nourriture et à des médicaments, ou s’ils vous ont déjà tué·e. Les années passent sans qu’ils soient informés de votre sort ou de l’endroit où vous vous trouvez. Vous finissez par n’être qu’une nouvelle statistique portée au dossier des personnes victimes de disparitions forcée.
C’est précisément ce qui est arrivé au journaliste sri-lankais Prageeth Eknaligoda, qui a fait l’objet d’une disparition forcée il y a 13 ans, le 24 janvier 2010, trois jours avant l’élection présidentielle à Sri Lanka. Les années ont passé, et si des enquêtes policières ont certes révélé l’identité de certains exécutants des ordres venus du haut, la justice tarde encore à être rendue. L’épouse de Prageeth, Sandya Eknaligoda, continue de plaider ardemment pour son cas, mais à ce jour aucun des responsables présumés n’a été amené à rendre des comptes.
En février 2010, peu de temps après la disparition forcée de Prageeth, Sandya a fait une demande d’ordonnance auprès de la cour d’appel pour exiger des informations sur son mari et demander sa libération. Il a cependant fallu attendre que le cas de Prageeth soit transféré à l’Unité des gangs et des vols du Département des enquêtes criminelles en 2015 pour que 12 personnes issues des rangs des forces armées soient identifiées comme suspectes.
Une enquête policière a révélé en 2015 que Prageeth avait été vu vivant pour la dernière fois dans un camp militaire à Giritale, peu de temps après son enlèvement par une unité des services du renseignement militaire. Des soldats, des anciens soldats et des membres des services du renseignement militaire ont été interrogés sur sa disparition forcée, mais aucun n’a été amené à rendre des comptes. L’armée sri-lankaise s’est abstenue à de multiples reprises de soutenir les enquêtes, invoquant à la place des préoccupations en matière de sécurité nationale comme motif pour la rétention d’informations sur le sort de Prageeth.
Prageeth a été pris pour cible à cause de son travail en tant que journaliste et caricaturiste, mais aussi parce qu’il a critiqué ouvertement des figures politiques du pays, qu’il jugeait coupables de corruption et de fraude.
Les autorités sri-lankaises ont depuis longtemps recours à la disparition forcée comme outil pour faire taire les voix dissidentes et réprimer l’opposition. Dans la liste des cas en suspens signalés au Groupe de travail des Nations unies sur les disparitions forcées ou involontaires, le Sri Lanka occupe la deuxième place mondiale. Amnesty International évalue entre 60 000 et 100 000 le nombre de disparitions forcées dans le pays depuis les années 1980, dont certaines ont été perpétrées contre des personnes qui ont participé aux soulèvements des jeunes dans le Sud et à la guerre civile dans le Nord. Cette pratique fortement répressive est fréquemment utilisée, quel que soit le régime au pouvoir.
Sandya se souvient de tous les détails du dernier jour où elle a vu Prageeth, y compris des vêtements qu’il portait. Il avait emprunté une chemise blanche à leur fils aîné, et il avait promis de rentrer tôt. Or cela fait 13 ans que Sandya et ses deux fils attendent le retour de Prageeth, sans perspectives d’obtenir justice. Pendant ces années, Sandya a fait l’objet d’intimidations, de menaces et de harcèlement – dans les tribunaux, en personne et sur les réseaux sociaux – simplement pour avoir exigé que la vérité soit révélée et que justice soit faite. Ces épreuves, que ses enfants ont dû la voir endurer à mesure qu’elle persévérait, ont ajouté au traumatisme qu’ils ont vécu de se faire enlever leur père.
L’absence de vérité, de justice et de réparations dans le cas de Prageeth, et dans le cas des milliers d’autres, reflète le tableau dévastateur des disparitions forcées dans le pays. Le Sri Lanka a ratifié la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées en 2016, et a adopté en 2018 une loi nationale qui rend cette pratique passible de poursuites au pénal.
Pendant tout ce temps, les familles des victimes de disparition forcée restent dans l’attente, livrées à un sentiment de perte totale. Elles n’ont aucun moyen de connaître le sort réservé à leur proche ou le lieu où il se trouve, ni de résoudre des problèmes liés à l’héritage financier ou au soin des enfants.
En 2016, le gouvernement du président Maithripala Sirisena a commencé à délivrer des certificats d’absences aux familles de plus de 65 000 personnes disparues, leur permettant ainsi de gérer provisoirement la propriété et les actifs de personnes disparues et de déposer des demandes de prestations sociales sans avoir à accepter un certificat de décès, mais il y a encore beaucoup à faire.
D’autres mesures prises par le gouvernement n’ont eu aucun effet. Les tentatives visant à instituer des commissions de vérité, qui pourraient aider à élucider le sort des personnes disparues et à retrouver leur trace, n’ont mené nulle part. Le Bureau des personnes disparues, mis sur pied en 2015 et doté d’un mandat pour enquêter sur les disparitions forcées au Sri Lanka, a rencontré de nombreux obstacles depuis sa création. Le Bureau a certes publié une liste de près de 10 000 cas de disparitions forcées, mais il n’a pas réussi à gagner la confiance des familles des victimes dans le nord du pays, ni à mener des enquêtes efficaces sur ces cas.
Les disparitions forcées violent de nombreux droits humains, y compris le droit à la vie, à ne pas être soumis à la torture, à la liberté et à un procès équitable. Pourtant, sans volonté politique, nous n’aurons aucune voie pour mettre fin à cette odieuse pratique.
Une fois, Sandya a confié que son fils cadet attendait encore que son père rentre pour pouvoir lui dire qu’il l’aimait. Les autorités sri-lankaises doivent permettre à Prageeth de retrouver ses proches, ou au moins dévoiler la vérité et rendre justice afin que Sandya et sa famille puissent enfin tourner la page.