En prison, j’ai rencontré Nazlı Ilıcak, une journaliste âgée de 75 ans qui a été condamnée à la réclusion à perpétuité pour « tentative de destruction de l’ordre constitutionnel ». Elle est emprisonnée depuis presque trois ans maintenant, et elle n’en revient toujours pas qu’un carnet où elle avait noté les numéros de téléphone d’amis ait pu être retenu en tant que preuve à l’appui d’accusations de « terrorisme ».
« C’est comme être pris au piège dans une tombe. »
Nazlı Ilıcak m’a dit que son ancienne vie lui manquait, et que ses enfants et ses petits-enfants lui manquaient. « C’est comme être pris au piège dans une tombe. On essaie de tendre la main vers l’extérieur et de s’accrocher à quelque chose, mais on n’y arrive pas. »
Quand je lui ai demandé si elle voulait rédiger un article pour notre campagne dédiée à la Journée mondiale de la liberté de la presse, elle a pris un air grave, a immédiatement saisi son stylo et du papier, et a commencé à écrire. À ce moment-là, je l’ai vue tendre la main vers l’extérieur de la prison et redevenir une journaliste. En fait, j’ai vu sur son visage la même expression – celle d’une journaliste sérieuse qui aime son travail – que celle qu’ont affichée tous les autres journalistes emprisonnés à qui j’ai rendu visite.
J’ai également rencontré Pınar Gayıp, une reporter d’Etkin News Agency (ETHA), qui m’a accueilli avec un grand sourire. Elle est actuellement jugée pour « appartenance à une organisation terroriste » et pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste ». Certains de ses billets sur les réseaux sociaux et de ses articles pour ETHA sont utilisés contre elle en tant que preuves.
Gayıp a dit que la journée la plus difficile qu’elle a passée en prison a été celle où la police a dispersé une manifestation silencieuse hebdomadaire – la 700e– menée par des femmes réclamant des comptes pour la disparition de membres de leurs familles depuis les années 1980. Gayıp m’a dit que ces femmes, appelées les « Mères du samedi », sont la voix et la conscience de la Turquie : « Quand elle [la police] a attaqué les Mères du samedi, j’ai senti que quelque chose se brisait en moi. J’aurais voulu être présente. »
Semiha Şahin, la rédactrice en chef d’ETHA, qui est jugée dans la même affaire, a déclaré qu’elle est démoralisée malgré l’arrivée du printemps. Elle a toutefois rencontré de nouvelles amies en prison, et elle lit davantage qu’elle ne le pouvait dehors. Comme Gayıp, elle a vu, les larmes aux yeux, la police disperser la manifestation des Mères du samedi, le 25 août 2018. Elle n’oubliera jamais ce jour, m’a-t-elle dit.
« Ils ont peur de la presse. »
Hanım Büşra Erdal, qui est emprisonnée depuis environ trois ans, et dont l’affaire est toujours en appel, m’a expliqué que son univers s’est étriqué. Il ne reste plus que sa famille pour la soutenir. Erdal a dit qu’elle se sent seule et qu’elle a fait une croix sur le système judiciaire : « Même les journalistes ont besoin d’une armée de gens qui les soutiennent. Sans cela, personne ne parle de vous aux informations. »
Tuba Bulut et Reyhan Hacıoğlu, reporters pour le journal Özgürlükçü Demokrasi, qui a été fermé, mènent une grève de la faim depuis le 2 mars pour protester contre leur détention au secret.
Reyhan Hacıoğlu a déclaré : « Elles [les autorités] ont peur de la presse. Je voudrais que toutes ces violations des droits humains n’aient pas eu lieu, pour que nous n’ayons pas besoin d’écrire des articles à ce sujet, mais c’est malheureusement arrivé. » Quand je lui ai demandé ce qui lui manquait le plus, elle m’a répondu : « Ce qui me manque, c’est de ne pas pouvoir relayer des informations sur un pays meilleur. »
Silivri : une prison gigantesque
Quelques jours après ma visite à la prison pour femmes de Bakırköy, je me suis rendue au complexe pénitentiaire de Silivri. Le printemps était de plus en plus apparent sur les routes couvertes de fleurs sauvages. La prison de Silivri, qui compte quelque 20 000 détenus, ressemble à une petite ville.
J’y ai rencontré Yakup Çetin, qui a été condamné à six ans et trois mois d’emprisonnement pour « appartenance à une organisation terroriste ». Il a déjà purgé trois ans de sa peine, et a déclaré que sa perception de la vie a changé avec son emprisonnement : « La vie c’est le moment présent et cela, c’est précieux. Je voudrais continuer mon existence en vivant le moment présent, quand je sortirai. »
Le dernier journaliste à qui j’ai rendu visite, Eren Erdem, m’a saluée en s’excusant : « Excusez-moi si je sens l’eau de Javel, aujourd’hui c’est le jour du nettoyage. » Pour mieux supporter la détention, il avait créé avec ses codétenus un système pour discuter des livres qu’ils avaient lus et pour accomplir ensemble les corvées quotidiennes.
Erdem, qui purgeait une peine de quatre ans et deux mois d’emprisonnement, a expliqué que ses lectures étaient depuis peu axées sur la philosophie et la théorie politiques. Comme les autres détenus, il profite des livres qu’ont laissés derrière eux d’autres journalistes jetés en prison.
Mais ces livres ne peuvent pas remplacer ce qu’Erdem a perdu.
Quand je l’ai rencontré, il a dit que les autorités de la prison avaient pendant les 15 jours qui venaient de passer, refusé de lui remettre une photo de son fils. « Les tribunaux vous empêchent de voir votre enfant et la direction de la prison vous empêche de voir sa photo », a-t-il déclaré.
Il est révoltant que des journalistes comme Erdem soient emprisonnés uniquement pour avoir fait leur travail. Il est scandaleux qu’un grand nombre d’entre eux aient été déclarés coupables à l’issue de procès pour l’exemple basés sur des preuves forgées de toutes pièces et de fausses accusations.
Je quitte la prison le cœur lourd, pensant avec tristesse aux journalistes impitoyablement pris pour cible par un gouvernement qui tente d’étouffer les voix critiques.
Beril Eski est coordinatrice pour la presse à Amnesty Turquie. Elle a été autorisée à rendre visite à des prisonniers en tant qu’avocate inscrite au Barreau d’Istanbul.