Ceux qui le connaissaient disent aux autres qui il était, comme, dans les clans, on dit à mi-voix le respect dû à tel ancien qui ne paie pas de mine, mais dont la sagesse n’a pas de fond. Ainsi se sait davantage ce que sa modestie ne souffrait pas que l’on dise. Ainsi nous souvenons-nous notamment que l’importante campagne contre la mortalité maternelle au Burkina Faso, dans laquelle notre section s’était engagée, trouve sa source dans sa vigilance, dans sa capacité à partager, avec discrétion, une passion pour les gens.
Nous entendons relever tout particulièrement trois éléments qui nous frappent.
Le premier est son exceptionnelle connaissance de l’Afrique de l’Ouest. Il y connaissait tout le monde, tutoyait tout le monde, et tout le monde le respectait, à défaut de l’apprécier, parfois, pour certains que ses vérités agaçaient. Sa loyauté ne trompait jamais ses multiples contacts qui, lui rapportant amicalement les échos de Dakar, Tombouctou, Ouagadougou ou Abomey, ciselaient sa maîtrise des courants dominants et secondaires qui agitent a région. Il avait l’érudition d’un griot, mâtinée de l’humilité de l’âne. Vraiment, pour reprendre les mots d’Hampâté Ba, Gaëtan qui meurt, « c’est une bibliothèque qui brûle ».
« (Il était l’oreille) des oubliés — et peut-être plus encore des oubliées — dont la voix discrète dit dans un souffle les adversités de l’infortune. »
Le deuxième élément qui nous frappe est son attention à ceux dont les droits sont bafoués. Colette Braeckman, une journaliste belge, a écrit un jour, s’agissant du Rwanda : « J’ai vérifié la pertinence du vieil adage selon lequel après quinze jours dans un pays on écrit un livre, après quinze ans, on n’écrit plus rien. Que dire alors après trois décennies ? » S’il pouvait, quand cela lui semblait s’imposer, produire le silence des océans, il n’aurait jamais pu se taire tout à fait. C’est qu’avant d’être bouche, il était d’abord oreille. Celle des oubliés — et peut-être plus encore des oubliées — dont la voix discrète dit dans un souffle les adversités de l’infortune. Son vrai bureau était sous le manguier ou à l’ombre d’un baobab, à l’écoute des gens, de leurs histoires, de leurs avanies, de leurs fiertés, des effets quotidiens de la misère. C’est le premier des miracles, répété à l’envi, que son hagiographie retiendra : celle d’un homme tout entier absorbé par le récit d’une vie qui se dit, offrant à la personne qui lui parle l’expérience inédite de la plus totale considération, du respect, voire de l’estime. Son attention, son regard, portaient cette certitude que, à une lettre près, « indigent » est anagramme de « dignité ». Il ne s’agissait pas, ensuite, de choisir entre sa sensibilité, d’une part, et la distance critique qui convient au chercheur indépendant, d’autre part. À l’encontre de tous les manuels, et à l’image de tous les grands chercheurs qui ont donné son âme à Amnesty International, il conciliait les deux, sachant que relater les faits avec rigueur est l’arme la plus puissante pour dénoncer ce qui faisait saigner son cœur. Cet homme aussi était la voix des hommes sans voix.
Le troisième élément que nous voulons souligner est son incommensurable gentillesse. Ce n’est pas seulement affaire de bonne éducation ; c’est sa réponse, quotidienne, à la constatation de Simone Weil qui disait : « Il y a, depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond de tout cœur humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts ou observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal ». Il se souciait, au téléphone, d’une interlocutrice qu’il n’avait jamais vue de sa vie. Il avait, dans la voix et le regard, le velours des vrais doux et, ainsi, faisait un bien fou à ceux qui avaient le privilège d’entrer en contact avec lui.
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent se comporter les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». En incarnant cette intuition, Gaëtan n’a pas seulement été l’un des plus grand serviteurs qu’Amnesty a connus, mais aussi l’un des plus grands inspirateurs de ceux qui l’ont côtoyé, ici comme aux alentours du Sahel.
Demain matin, comme tous les matins, les coqs salueront le soleil qui se lève dans les quartiers de Cotonou, Saint-Louis, Abidjan ou Niamey et dans les campagnes nimbées de poussière rouge. Les femmes se mettront en route, chercheront l’eau, feront la lessive et la vaisselle, se rendront au marché, trouveront le bois pour le feu et prépareront le repas. Les hommes compteront sur la pluie pour ameublir le sol à labourer puis semer. La vie suivra son cours, d’une incroyable vitalité. Çà et là, des hommes et des femmes debout se mobilisent pour leurs droits. Nous saluons le plus bel hommage possible qu’ils rendent à Gaëtan.