« Le soldat m’a dit : “Couche-toi par terre, ne crie pas, ne résiste pas, ne parle pas. Fais comme on te dit et ça se passera mieux.” Je me suis dit que j’étais fermier, que je cultivais des oignons et que ce n’était pas dans mes habitudes de crier. »
Omar me reçoit dans la cour de sa maison, à Maroua. Je dois tendre l’oreille pour l’entendre, car des enfants jouent en faisant du bruit non loin de nous et un vieux ventilateur grince doucement.
Omar a le visage tout ridé et fait plus que ses 54 ans. Début 2015, il a été arrêté par des éléments du Bataillon d’intervention rapide (BIR), une unité d’élite de l’armée camerounaise, qui le soupçonnait d’appartenir à Boko Haram.
Le BIR est en première ligne de la lutte contre Boko Haram depuis le début de l’insurrection dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, en 2013. Cette unité est souvent citée dans les nombreuses violations des droits humains et atteintes au droit international commises lors des opérations militaires.
Le récit que me fait Omar de son calvaire ne me surprend pas. Son histoire est tristement semblable à celles que m’ont racontées plus d’une centaine d’autres personnes, comme lui détenues et maltraitées par le BIR.
« On m’a arrêté, bandé les yeux et emmené vers une destination inconnue, où je suis resté détenu au secret pendant plusieurs mois, sans pouvoir contacter un avocat ni appeler ma famille. J’ai été battu et humilié. On m’a affamé et privé de sommeil, dans une cellule surpeuplée. Finalement, j’ai été transféré dans une prison et inculpé de chefs d’accusation que je ne comprenais pas. J’ai fini par être jugé par cette même armée qui m’avait torturé, sauf que les militaires étaient habillés en juges. »
Omar se tait et ses paupières se mettent à clignoter. Puis il se couvre les yeux des deux mains.
Les forces de sécurité camerounaises ont la main lourde dans la manière dont elles répondent aux exactions de Boko Haram. Au motif de protéger les civils d’une menace réelle et toujours présente, elles ont procédé à des centaines d’arrestations, souvent sans preuve ou sur la foi d’éléments très légers, et se sont livrées à des actes de torture sur nombre des personnes interpellées, dont certaines sont mortes des mauvais traitements subis.
Comme Omar, les victimes sont des citoyens ordinaires, qui ont eu le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Ces pratiques portent un lourd préjudice à des populations qui, déjà, vivent sur la ligne de front, dans la crainte permanente des attaques de Boko Haram.
Les forces de sécurité et les services secrets camerounais ont recours à des techniques d’interrogatoire « musclées » pour tenter d’extorquer des « aveux » ou des informations aux personnes interpellées, ainsi que pour les punir et les humilier lors de leur séjour dans des centres de détention illégaux.
Elles procèdent de façon routinière à des passages à tabac, à des simulacres de noyade et à des actes de torture psychologiques, ou encore placent les détenus dans des positions délibérément douloureuses. Les personnes en détention se voient également interdire tout contact avec leurs familles et leurs avocats pendant des mois, voire des années.
Amnesty International a recueilli des informations sur plus d’une centaine de personnes qui, comme Omar, ont subi ce genre de traitements aux mains des forces de sécurité du Cameroun. Les recherches menées par Amnesty International ont permis de révéler l’existence d’une série de centres de détention non officiels où des pratiques de ce type ont cours, dont quatre bases militaires, deux centres dépendant des services de renseignement, une résidence privée et un établissement scolaire.
Au vu de l’ampleur et de la fréquence des actes de torture, ainsi que de la disposition des lieux dans l’un des principaux sites en cause, il est très vraisemblable que les officiers supérieurs en charge étaient au courant de ce qu’il se passait, mais n’ont rien fait pour s’y opposer.
Omar se tait et fixe le vide devant lui. Après une longue pause, il se remet à parler, d’une voix encore plus tremblante : « Je suis resté en détention secrète depuis le jour de mon arrestation jusqu’à mon transfert vers une prison officielle. Ma famille ne savait pas du tout où j’étais. Je n’avais le droit d’informer personne. Mes proches pensaient que j’étais mort. »
Les autorités camerounaises ont le devoir de protéger les citoyens des exactions commises par Boko Haram. Ce groupe armé met à feu et à sang depuis au moins le milieu de l’année 2013 la région de l’Extrême-Nord du Cameroun. Il a tué au moins 1 500 personnes, procédé à des centaines d’enlèvements et contraint plus de 220 000 habitants à quitter leurs villes et leurs villages. Boko Haram a intensifié ses attaques dans l’Extrême-Nord ces derniers mois. Au moins 23 attentats suicide auraient été commis dans la région depuis le mois d’avril.
Le gouvernement camerounais a certes le devoir de protéger la population civile des attaques et des exactions de Boko Haram, mais il doit le faire par des moyens légaux, en prenant toutes les précautions nécessaires pour que les droits humains soient respectés. Ce faisant, non seulement il défendra les valeurs et respectera les obligations légales auxquelles l’État camerounais a souscrit, mais il permettra également l’instauration d’un climat de confiance avec la population locale, dont la coopération et l’information sont essentielles au rétablissement de la stabilité dans la région.
Il fait lourd. La température grimpe à Maroua. Omar appelle l’un de ses fils et le serre dans ses bras. « J’ai été acquitté de toutes les accusations de terrorisme dont je faisais l’objet. J’ai pourtant l’impression que ma vie est ruinée. Je suis de retour chez moi, mais je ne sais pas par où commencer. Il faut que je trouve la force de retourner dans mon champ d’oignon. »