Alors que des pluies de bombes sèment la terreur, le monde ferme les yeux

Par Alex Neve

KORDOFAN DU SUD – Bien souvent, lors de nos entretiens avec des femmes, des hommes et des jeunes du Kordofan du Sud, État du Soudan assiégé, ce n’est pas le récit d’une, mais de plusieurs tragédies personnelles qui nous a été raconté.

Voilà probablement la manière la plus déchirante de prendre la mesure de l’état d’enracinement de la crise humanitaire et des droits humains dans cette région. Ces quatre dernières années, les habitants du Kordofan du Sud ont côtoyé la violence et l’injustice à de nombreuses reprises : toujours plus de bombes, toujours plus de déplacements, toujours plus de faim, toujours plus de pertes et toujours plus de morts.

Il ne s’agit pas là de l’histoire de ceux pris au piège par hasard sur les lignes de front, mais bien de celle de civils délibérément pris pour cible.

[argent] Sur cette photo, un enfant regarde les débris en feu après qu’un bombardier Antonov a largué deux bombes à Kauda, au Kordofan méridional, au Soudan le 29 avril 2012. © DR [/argent]

Nous n’avons vu ou entendu parler d’aucune trace de cible militaire qui pourrait justifier ces attaques aux alentours des sites sur lesquels nous nous sommes rendus. En réalité, une femme m’a confié que les bombardiers Antonov passent beaucoup plus de temps à répandre l’enfer dans les villages et les camps accueillant des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays que sur les lignes de front du conflit.

Alfadil Khalifa Mohamed, un enseignant, nous a raconté avec émotion l’attaque d’un bombardier Antonov sur un camp de personnes déplacées en février. Lorsque sa femme, Nahid, enceinte de huit mois, a entendu le vrombissement menaçant de l’avion, elle s’est précipitée pour s’assurer que les enfants du voisinage, y compris son propre jeune fils, étaient en sécurité.

[argent] Alfadil s’entretenant avec des chercheurs d’Amnesty International pendant leur mission au Kordofan du Sud. Toutes les photos sont reproduites avec l’aimable autorisation d’Amnesty International [/argent]

Nahid a été touchée par un éclat d’obus et a été tuée sur le coup. Mais le bébé était toujours vivant. Cependant, avec un seul hôpital chirurgical encore en service dans la région, qui plus est à plusieurs jours de marche, aucune aide médicale n’était disponible pour sauver la vie du bébé. De nombreux hôpitaux et cliniques ont été fermés ou ont vu leur capacité réduite après avoir été bombardés, parfois à plusieurs reprises.

Deux mois plus tard, les bombardiers Antonov sont revenus. Le fils de deux ans d’Alfadil et de Nahid s’est réfugié dans l’abri de la famille avec sa grand-mère. Cet abri a été complètement détruit par le bombardement, mais heureusement, le jeune garçon et sa grand-mère n’ont pas été tués.

Alfadil a alors décidé d’envoyer son fils dans l’un des camps de réfugiés au Soudan du Sud, où la mère de sa femme vit désormais. Il nous a dit : « ils ont tué ma femme, ils ont tué notre bébé et ils ont presque tué notre fils. Je ne peux pas continuer de perdre ma famille.  »

Zainab, une femme de 75 ans, entourée d’enfants de tous âges aidant aux tâches ménagères et jouant, a partagé avec nous l’histoire de sa famille, déplacée deux fois depuis 2012. Ils ont tout d’abord fui leur village lorsque celui-ci a été bombardé, puis ont dû fuir à nouveau lorsque l’endroit où ils avaient trouvé refuge (un camp de personnes déplacées) a également été attaqué un an plus tard.

Zainab nous a assuré avec résignation et certitude que si nous revenons l’année prochaine, nous nous apercevrons sans doute qu’elle a dû fuir à nouveau.

De même, une famille vivant dans un village en marge d’un grand camp de personnes déplacées a été terrorisée en février dernier lorsqu’une bombe à sous-munitions a atterri sur leur propriété, causant des dégâts considérables mais ne faisant, heureusement, aucun blessé et aucun mort. Il s’en est fallu de peu et ils ont donc décidé de s’installer dans le camp pour personnes déplacées, une longue bande d’abris nichés au pied des monts Nouba, dans l’espoir que les pierres, les rochers escarpés et les excavations les protègent.

Deux mois plus tard, un bombardier Antonov a attaqué et une bombe a atterri près de la fraiseuse à sorgho du camp. Des éclats d’obus ont éclaté dans toutes les directions et la fille de deux ans de cette famille tout juste déplacée en a été l’une des sept victimes.

Les civils du Kordofan du Sud sont attaqués depuis quatre ans. L’armée soudanaise, déterminée à éliminer à tout prix l’opposition de l’APLS-Nord qui se bat pour obtenir plus d’autonomie pour l’État, a isolé du reste du monde les régions contrôlées par l’opposition. Elle a mené une campagne continue d’offensives aériennes et terrestres sans discrimination visant clairement à terroriser la population civile.

Des bombardiers Antonov, MIG et Sukhoi font pleuvoir bombes et missiles. Le pilonnage à longue distance envoie des roquettes d’artillerie tout droit dans les villages éloignés. Les cultures vivrières ont été détruites, les paysans étant trop effrayés pour les semer et les récolter. Du fait du blocus sur l’aide humanitaire imposé par le Soudan, ni l’aide alimentaire, ni les médicaments pourtant si nécessaires, ni les fournitures et les fonds pour les écoles ne peuvent être apportés.

Nous avons vu des roquettes non explosées, des armes à sous-munitions, des cratères de bombe, des éclats d’obus et des bâtiments détruits ou endommagés dans l’enceinte ou juste à côté d’hôpitaux et de cliniques médicales, d’écoles primaires et secondaires, de logements familiaux, de camps de personnes déplacées, de stades de football, de champs de sorgho, de stocks alimentaires, de locaux d’ONG et d’un camp de prisonniers de guerre. Toutes ces zones sont protégées en vertu du droit international, puisqu’il est interdit de diriger une attaque contre une cible destinée à abriter les blessés, les malades et les civils victimes des hostilités.

Face à cette adversité et cette misère, la résilience et la détermination des personnes que nous avons rencontrées sont tout simplement remarquables.

Alfadil, par exemple, continue, malgré tous les drames qui ont frappé sa famille, d’enseigner dans l’école de fortune assurant l’enseignement primaire pour près de 700 élèves, avec des classes allant jusqu’à 150 élèves. Les treize enseignants, dont seulement certains sont formés, travaillent comme volontaires et disposent à peine de livres et de craies. Au milieu de ce désespoir, Alfadil maintient : « Seule l’éducation nous permettra de défendre notre liberté. »

Au-delà de son témoignage sur la douloureuse perte de ses proches, la sécurité de son fils et son engagement édifiant pour l’enseignement, Alfadil a des mots forts pour la communauté internationale : « Les gens des monts Nouba ont informé le monde, à plusieurs reprises, de ce qu’il se passe. Des gens viennent, posent des questions et nous leur répondons. Donc c’est bien connu. Mais rien ne change. Rien ne se passe. Est-ce parce que nous n’avons pas d’importance ? » Une question qu’il pose à un monde visiblement muet.

Nous lui avons assuré qu’Amnesty International ferait en sorte que le monde n’oublie pas les gens du Kordofan du Sud et que tout le monde ici compte.

Alex Neve est le secrétaire général de la section canadienne anglophone d’Amnesty International.

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