Poursuites-Bâillons : des recours agressifs pour museler le débat public liberté d’expression Par Guylaine Germain, journaliste

Les poursuites-bâillons désignent des procédures judiciaires abusives visant à réduire au silence ou à intimider celles et ceux qui critiquent ou dénoncent publiquement les actes répréhensibles des détenteur·rice·s du pouvoir, notamment les gouvernements et les entreprises. Les cibles principales : les journalistes, les organisations non gouvernementales ou encore les défenseur·e·s des droits humains.

Pour le journaliste belge David Leloup, cible de sept procédures- bâillons depuis 2017, tout ça fait partie du jeu. « Ce sont les risques du métier. Je savais qu’il s’agissait de fausses plaintes, destinées uniquement à m’ennuyer », raconte-t-il.
Les procédures-bâillons – appelées « SLAPPs » en anglais pour Strategic Lawsuits Against Public Participation (« to slap » signifiant aussi « gifler ») – désignent des poursuites judiciaires, manifestement infondées ou abusives, visant à intimider et faire taire une partie critique qui dénonce des faits ou actions dans un but d’intérêt général. Ces procédures altèrent le débat public. L’on parle même d’une forme de harcèlement légal.

VISÉ PAR SEPT PROCÉDURES-BÂILLONS

Ces six dernières années, David Leloup a été la cible d’une plainte au pénal, de deux au civil et de quatre au Conseil de déontologie journalistique (CDJ). Les procédures autour de chaque plainte durent environ deux ans. À ce jour, aucune plainte n’a été fondée ni n’a eu de suite. Le journaliste retrace l’histoire de sa toute première plainte : en 2014, on lui vole un ordinateur portable, prêté par le média avec lequel il collabore à l’époque, Marianne Belgique. À partir de 2015, il écrit des articles sur l’affaire Publifin, une intercommunale détenue par la société Nethys, elle-même dirigée par Stéphane Moreau à l’époque. En janvier 2018, la société Semeb poursuit le journaliste au pénal pour vol domestique de l’ordinateur en question. À noter que Semeb est éditrice du magazine Marianne Belgique et que le vice-président de son Conseil d’Administration, Francesco Fornieri, est un proche de Stéphane Moreau. « Mon ancien employeur m’a accusé de vol domestique, quatre ans après les faits. Ils ont d’abord enquêté sur moi, y compris au niveau de ma vie privée, mais comme ils n’ont rien trouvé, ils m’ont imputé ce vol. » L’avocat de Semeb SA a déposé plainte auprès d’un juge d’instruction avec constitution de partie civile afin que le juge ouvre une enquête, qu’il est alors obligé d’instruire. Après plusieurs auditions comme suspect pour fraude par la police de Liège et un premier non-lieu pour absence d’infraction par le parquet de Bruxelles en 2018, la Chambre du conseil rend une ordonnance de « non-lieu à poursuivre » en novembre 2020.

DEUX MOIS DE TRAVAIL PERDUS

Cet exemple parmi tant d’autres reflète à quel point les SLAPPs pèsent sur les droits fondamentaux et les valeurs démocratiques, comme la liberté d’expression et d’information, la liberté et le pluralisme des médias ou encore la protection des données. Ces poursuites abusives sont souvent longues et coûteuses ; or, les personnes ou entreprises qui en usent ont les moyens humains et financiers de les assumer, ce qui n’est pas forcément le cas des personnes poursuivies. Il y a donc une disproportion de moyens, en plus d’une privation de débat public. La justice est ici instrumentalisée. Journaliste indépendant, David Leloup a malgré tout reçu un soutien moral et juridique de la part des rédactions pour lesquelles il travaille, telles que Le Vif ou Médor. L’Association des journalistes professionnels, union professionnelle des journalistes belges francophones, a également soutenu David Leloup en finançant ses défenses. « Une grande partie du travail m’incombe toujours cependant. En plus des dommages-intérêts et du préjudice moral, c’est une immense perte de temps, puisqu’il ne s’agit que de procédures pour m’ennuyer. Sur l’ensemble des procédures, ce sont deux mois de travail à temps plein, répartis sur deux ans, qui sont perdus. » Pour le journaliste, ces actions judiciaires font partie de sa profession. Ce n’est pas pour autant qu’il s’est autocensuré par la suite : « je travaille proprement, dans le respect de la déontologie journalistique. Je sais que derrière ces procédures se trouve Stéphane Moreau. Toutes les plaintes sont liées à lui. »

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UN CADRE BELGE QUASI ABSENT

Comment la Belgique protège-t-elle les victimes ? Christine-Laura Kouassi, porte-parole du SPF Justice, rappelle que le droit belge contient déjà une disposition relative aux procédures abusives. L’article 780bis du Code judiciaire permet à la victime d’une procédure abusive de demander des dommages et intérêts, en matière civile uniquement. La porte-parole précise néanmoins que « la Belgique ne dispose pas d’un cadre légal visant spécifiquement à protéger les médias contre des poursuites abusives visant à altérer le débat public, c’est-à-dire à intimider les médias et journalistes dans l’objectif de limiter la liberté d’expression. » Ainsi, les cinq plaintes visant David Leloup, déposées au pénal et au CDJ, n’entrent pas dans le champ d’application de cet article de loi. « Pour moi, rapporte David Leloup, les plaintes au CDJ sont les pires, car elles ne sont pas publiques, quasiment pas médiatisées, contrairement aux tribunaux. Ce sont aussi celles qui m’ont pris le plus de temps. »

LE CADRE EUROPÉEN EN MOUVEMENT

La Commission européenne a pris la problématique à bras le corps. À partir des conclusions du groupe d’expert·e·s constitué par la Commission, cette dernière a déposé une proposition de directive en avril 2022. Celle-ci vise à protéger de ces procédures agressives toute personne qui s’engage dans le débat public. Pour Alejandra Michel, chercheuse au CRIDS de l’UNamur et responsable de l’unité de recherche en droit des médias, « le cadre au niveau européen est en train de bouger. » L’avancée principale, selon la chercheuse, est que « les cours et tribunaux des États membres devront rejeter d’office les demandes de procédures-bâillons, si celles-ci sont manifestement abusives et infondées. » Ainsi, s’il s’agit de poursuites qui harcèlent, intimident, menacent clairement la personne visée, celles-ci pourraient être rapidement rejetées par les autorités judiciaires.

UNE DIRECTIVE LIMITÉE

La proposition de directive de 2022 se limite pour le moment aux matières civiles – ayant trait à un litige qui porte uniquement sur les rapports entre particuliers – et aux matières commerciales – impliquant un commerçant ou un acte de commerce –, et ce, dans le but de protéger les personnes physiques ou morales qui s’engagent dans une participation au débat public. Pour la majorité, il s’agit de journalistes, d’organisations non gouvernementales ou encore de défenseur·e·s des droits humains. De plus, la directive ne pourra s’imposer que si l’incidence est transfrontière, qu’elle concerne plus d’un pays de l’Union européenne. Il faudra alors, par exemple, que les deux parties ne se trouvent pas dans le même État membre ou bien, si les deux parties sont établies dans le même État, qu’au moins l’une d’elles ait un champ d’action ou des intérêts en dehors de cet État. De son côté, David Leloup remarque que, eu égard à ces limites, « cette directive n’aurait servi à rien pour la plupart de mes procédures. »

La directive proposée par la Commission doit encore suivre son chemin au niveau des institutions européennes. Mais si des discussions ont déjà eu lieu à ce sujet dans ces mêmes institutions, cela peut prendre deux à trois ans pour que la Commission, le Parlement et le Conseil de l’Union européenne adoptent une législation vis-à-vis des procédures-bâillons.

Par Guylaine Germain, journaliste

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