Depuis presque 4 ans, des familles migrantes, dites roms, sont en errance à Bruxelles et dans toute la Belgique. De squat en hébergement d’urgence, puis à la rue et à nouveau en squat, ballotées d’une commune à une autre, elles errent sans solution, soumises aux mouvements d’humeurs des polices locales, au bon vouloir des propriétaires et aux moyens et à la volonté politique des bourgmestres ponctuellement concernés par leur présence. Ces ressortissants d’États membres de l’Union européenne se réfugient chez nous pour fuir les discriminations et la misère dont ils sont victimes dans leur pays d’origine. Arrivés chez nous, ils se retrouvent pris dans un piège kafkaïen. Ressortissants d’États membres de l’Union, ils ne peuvent accéder au statut de réfugiés et n’ont droit à aucune aide. Pour rendre compte des préjugés et même de la haine qu’ils doivent affronter dans leur « patrie », on citera le président d’un parti politique bulgare : « Les Roms symbolisent le crime, le vol et le parasitisme social… Il faut les envoyer en prison ou en faire du savon » (V. Sirlov, président d’Ataka, 2005). Ces mots sont ceux d’un homme d’extrême droite. Ceux d’un membre fondateur du parti présidentiel de Hongrie, qui se veut de centre-droite, sont à peine plus nuancés : « Un grand nombre de Roms ne sont pas adaptés à la coexistence, à la vie entre êtres humains » (Zsolt Bayer, journaliste, membre fondateur du Fidesz, interview au « Magyar Hirlap », le 6 janvier 2013).
DES PRÉJUGÉS MULTISÉCULAIRES
Ces préjugés ne datent pas d’hier. À la fin du Moyen-Âge, un observateur relate ainsi la première arrivée de Tsiganes à Paris : « C’était les plus pauvres créatures qu’on ne vit jamais venir en France d’âge d’homme. Il y avait en cette compagnie des sorcières qui regardaient les mains des gens et disaient ce qu’il leur était arrivé ou arriverait… Elles vidaient les bourses de gens, à ce qu’on disait. À vrai dire, j’y fus trois ou quatre fois pour leur parler, mais je ne m’aperçus jamais d’avoir perdu un denier, ni ne les vis regarder dans les mains ; mais on le disait partout… » (Journal d’un Bourgeois de Paris, 1427, cité par J. Bloch Les Tsiganes, Paris : PUF, 1953). Voilà comment on forge une réputation. Dès le début du XVe siècle, ces « pauvres créatures » migrent d’est en ouest et les chroniques permettent de suivre leur progression. Ils sont à Bucarest en 1385, à Vienne en 1402, à Anvers en 1420, à Paris en 1421, à Séville en 1462, à Uppsala en 1512, à Londres en 1513.
LE NOM QU’ON SE DONNE ET CEUX QU’ON VOUS DONNE
Ils disaient venir de Petite Égypte. On les a donc appelés Egiptianos ou Gitanos en Espagnol, Gypsies en Anglais. En Grèce, on leur a donné le nom d’une secte d’Asie Mineure, Athiganoi, d’où Tsiganes en français, Zigeuner en allemand, Zingari en italien. Certains avaient des lettres de recommandation du roi de Bohême. On les dira donc Bohémiens. Récemment, le terme Gens du voyage est apparu dans la presse. Or ce terme ne désigne pas un peuple, mais un statut administratif propre à la France, qui s’applique exclusivement à des citoyens français exerçant des activités ambulantes et titulaires d’un « livret de circulation ». Parler, comme on le fait, de gens du voyage roumains ou slovaques n’a aucun sens. Eux-mêmes se disent Roms ou Roma, ce qui, dans leur langue, signifie « homme ». Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour qu’on s’aperçoive qu’une part importante de leur vocabulaire vient du sanskrit, la langue parlée en Inde à l’époque classique. La langue romani s’est ensuite dialectalisée selon les lieux d’implantation et enrichie d’emprunts aux langues côtoyées : persan, turc, grec, allemand, slave, langues latines etc. Le terme Rom a été adopté en 2000 par l’Union romani internationale pour désigner l’ensemble de ces minorités dont les langues initiales sont originaires du nord de l’Inde.
UN ACCUEIL VARIABLE SELON LES CIRCONSTANCES
Du XVe au XVIIe siècle, l’Europe est à feu et à sang. Guerre de Cent Ans, de Trente Ans, guerres de religions, guerres d’Italie et on en passe. Les Roms sont d’excellents cavaliers. Les grands seigneurs les recrutent dans leurs armées et les estiment jusqu’au point d’adopter leurs enfants. Mais au fur et à mesure que se construisent les États, les mesures répressives vont apparaître. Tout État veut pouvoir contrôler ceux qui vivent sur son territoire et les populations ambulantes lui sont insupportables. En Espagne, dès 1499, une ordonnance royale oblige les Gitans à se sédentariser ou à quitter le pays. On les assigne à résidence dans des zones qu’il leur est interdit de quitter. En 1749, 10 000 d’entre eux sont raflés et enfermés pendant 14 ans. À la surprise du gouvernement, leur arrestation entraîne les protestations des autorités locales. Les Gitans étaient bien vus de la population et, surtout, ils avaient pris la succession des Arabes dans nombre de petits métiers. L’économie régionale étant menacée, on les libéra. Cet exemple historique montre que l’intégration est bel et bien possible. Dans les provinces roumaines de Moldavie et de Valachie, ils furent réduits en esclavage. En Russie, au servage. En France, on les envoya aux galères et ailleurs on les déporta dans les colonies. Marie-Thérèse d’Autriche les força à se sédentariser dans des villages qu’il leur était interdit de quitter, où il leur était interdit de porter leurs vêtements traditionnels, où le fait de parler leur langue était puni de 25 coups de bâton et où les enfants étaient séparés de leurs parents pour le bien de leur éducation.
VERS LE GÉNOCIDE
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’esclavage fut aboli en Roumanie (1855) et le servage en Russie (1861), ce qui entraîna une émigration massive des Roms. Cette nouvelle vague reçut à nouveau un accueil ambivalent. On s’enticha de « bohémianisme ». Qu’on pense à un opéra comme « Carmen », au « Baron tsigane » de Strauss, aux rhapsodies de Liszt, etc. La jeunesse dorée moscovite courait les auberges où se produisaient les musiciens tsiganes et les mariages mixtes n’étaient pas rares même dans l’aristocratie. L’oncle du grand Tolstoï avait épousé une chanteuse tsigane. Mais la bienveillance avait aussi ses limites. Gustave Flaubert visitant un campement tsigane près de chez lui, souleva la colère de la foule des curieux lorsqu’il leur remit quelques piécettes. En France, la circulation de ces itinérants pauvres était strictement surveillée. Une loi de 1912 imposa à chacun le port d’un carnet anthropométrique, avec photo et empreintes digitales, qui devait être visé dans chaque commune. En Allemagne, dès 1899, la police avait constitué le Zigeuner-Buch rassemblant les signalements des Tsiganes allemands. Les nazis et les lois de Nuremberg les firent basculer, qu’ils soient nomades ou sédentaires, dans la catégorie des « criminels irrécupérables ». Si les scientifiques nazis reconnaissaient bien l’origine indo-européenne de leur langue, ils les cataloguaient comme Mischlingen, c’est-à-dire métis et, comble du paradoxe, on leur reprochait leur trop grande assimilation, susceptible de mettre en danger la pureté de la race aryenne par la voie de mariages mixtes.
Je ne me livrerai pas ici à des statistiques détaillées. La littérature disponible est suffisamment abondante et on ne détaille pas l’horreur. Disons simplement qu’on estime le nombre de Roms exterminés à cette époque, entre 400 000 et 500 000. Les alliés du Reich se montrèrent souvent plus zélés que leur maître. Par contre, la Bulgarie, bien qu’alliée à l’Allemagne, parvint à protéger ses nationaux juifs et tsiganes grâce à une prise de conscience populaire et au courage de certaines autorités. C’est un fait trop méconnu pour qu’il ne soit pas souligné. Le génocide n’était donc pas inéluctable. Celui des Roms mit cependant longtemps à être reconnu. Il a fallu attendre 1997 pour qu’un monument soit inauguré à Auschwitz à la mémoire des Tsiganes qui y furent gazés.
En France, les Roms ne furent pas déportés vers les camps de la mort, mais près de 6 000 d’entre eux furent internés dans une trentaine de camps pour nomades, où ils furent abandonnés, dépourvus de tout et dans l’indifférence la plus totale. On ne les y a pas exterminés, mais beaucoup y sont morts de misère. Ce n’est qu’en 1946, un an après la fin de la guerre, que le dernier camp fut vidé de ses occupants et fermé.
LES RÉGIMES COMMUNISTES ET LA TRANSITION VERS LE LIBÉRALISME
À l’est du « rideau de fer », les régimes communistes auront pour objectif principal de sédentariser les Roms. Selon S. Delépine (2012), l’idée générale était que l’infériorité supposée des Roms allait disparaître avec leur intégration dans le système collectiviste. Ils furent alors logés dans des immeubles collectifs modernes, intégrés dans les programmes de santé et de scolarisation. Ils devinrent ouvriers d’usine ou travailleurs agricoles, mais le plus souvent maintenus dans des tâches subalternes. C’était toutefois mieux que rien et, aujourd’hui encore, certains regrettent cette époque. Mais ces politiques ne furent souvent qu’un voile pudique jeté sur la réalité sociale. Ainsi, en Roumanie, les Roms disparaissent pratiquement du recensement en 1966. Comme l’écrit Delépine, c’était l’intégration par l’invisibilité.
Dans les anciens pays satellites de l’URSS, la fin des années 1980 et le début des années 1990 ont vu le remplacement de l’économie socialiste par l’économie libérale, voire ultra- libérale. Ce tournant permit à certains de s’enrichir démesurément, mais a aussi été la cause de grandes souffrances pour les masses populaires. Le pire semble avoir été le sort des Roms. Deux figures du néolibéralisme, James Wolfensohn, ancien directeur de la Banque mondiale, et Georges Soros, le milliardaire philanthrope, reconnurent en 2003 que les Roms avaient été les plus grands perdants de la transition. Ils furent les premiers à perdre leur emploi et furent ensuite empêchés de réintégrer le marché du travail en raison de leurs compétences insuffisantes et de la discrimination dont ils faisaient l’objet. Dans le même temps, les aides sociales furent diminuées drastiquement et les privatisations firent flamber les prix. Selon une étude de 2007, dans le centre de la Slovaquie, pour une famille rom avec quatre enfants, les frais de transport public représentaient 39 % de ses revenus. Les parents empêchaient donc leurs enfants d’aller à l’école parce qu’ils ne pouvaient pas leur payer le bus. Des témoins disent avoir vu des enfants affamés s’évanouir en classe. En 2004-2005, le taux de chômage des Roms s’élevait à 72 % pour les hommes et à 51,5 % pour les femmes. Pour les non Roms, ils n’étaient respectivement que de 24 % et 24,5 %. La situation devint tellement tendue qu’une partie de la population rom se révolta au point que le gouvernement dut faire intervenir l’armée pour réprimer les manifestations. Aujourd’hui en 2013, en Roumanie et en Serbie, les ordres d’expulsion se multiplient avec intervention de bulldozers à l’issue d’un délai de préavis extrêmement court. Et, quand on leur propose un relogement, c’est à la périphérie des villes dans des environnements inadéquats ou insalubres. En République tchèque et en Slovaquie, les enfants roms suivent un enseignement séparé avec les enfants légèrement retardés. Ces discriminations, basées sur des critères ethniques plus ou moins camouflés, sont contraires au droit communautaire européen et aux droits humains les plus élémentaires. Cette année, Amnesty a lancé une campagne dans toute l’Union européenne, pour faire signer une pétition adressée à Madame Viviane Reding, vice-présidente de la Commission, en charge de la Justice, des Droits fondamentaux et de la Citoyenneté, afin que des mesures contraignantes soient prises pour obliger les nouveaux États membres à respecter les droits fondamentaux de leur population. Cette pétition qui récolta 95 240 signatures lui fut remise le 27 juin dernier. La situation des Roms en errance chez nous est donc structurellement liée à celle qui prévaut dans les pays d’Europe centrale. Certes, l’Union européenne a mobilisé des fonds importants pour des projets visant à favoriser l’inclusion des Roms dans ces pays. Mais, trop souvent, les objectifs n’ont été que très partiellement atteints. Will Guy, un chercheur de l’Université de Bristol, chargé d’évaluer ces programmes dans plusieurs pays, fait observer que, pour réussir, ils doivent avoir le soutien des populations locales non roms. Sans ce soutien, les autorités locales et les représentants élus risquent de résister, voire de saboter les directives des autorités centrales.
Fondamentalement, c’est donc contre le racisme ordinaire et quotidien qu’il faut lutter. Et c’est tout aussi vrai chez nous que dans les pays d’où les Roms migrants sont originaires.
PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTÉS
— Asséo Henriette, Les Tsiganes – Une destinée européenne, Gallimard, 1994
— Delépine Samuel, Atlas des Tsiganes, Éditions Autrement, Paris, 2012
— Liégeois Jean-Pierre, Roms et Tsiganes, La Découverte, Paris, 2009
— Sigona Nando & Trehan Nidhi (eds), Romani politics in Contemporary Europe, Poverty, Ethnic Mobilization and the Neoliberal Order, Palgrave MacMillan, Basingstoke, 2009
Baudouin Janssens,
coordinateur Roms pour Amnesty International Belgique francophone