MOYEN-ORIENT ET AFRIQUE DU NORD — Résumé

« Nous voulons les deux : la liberté de travailler et la liberté de parler. Au lieu de cela, j’ai eu droit à des coups. » Walid Malahi, battu par des policiers antiémeutes tunisiens au cours d’une manifestation contre le gouvernement, s’adressant à des chercheurs d’Amnesty International en Tunisie.

L’année a démarré avec une attention inhabituelle de la communauté internationale portée sur le Yémen, à la suite d’un acte de terrorisme présumé. Elle s’est terminée avec de nombreux regards fixés sur le pouvoir émergent du peuple en Tunisie et sur la réaction en chaîne déclenchée dans d’autres pays de la région. Les deux cas comportaient un suicide : dans le premier un attentat-suicide visait à tuer les passagers d’un vol commercial ; dans le second, un jeune homme s’immolait par le feu, désespéré par le manque d’emplois et de perspectives, et miné par la répression politique.
Ces événements étaient davantage que des jalons encadrant l’année. Ils éclairaient les courants fondamentaux qui touchaient les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, où des gouvernements s’inquiétaient de leur sécurité politique en négligeant la sécurité de leur peuple et en ne respectant pas les droits humains dont dépend cette dernière.

En janvier, le Yémen était en proie à un conflit sanglant dans la région septentrionale défavorisée de Saada et le gouvernement était confronté à un mouvement sécessionniste grandissant dans le sud. Mais, en dépit des atteintes aux droits humains qu’ils ont provoquées, ce ne sont pas ces événements qui ont mis le Yémen au premier rang des préoccupations politiques de la communauté internationale. C’est plutôt ce qui s’est passé le 25 décembre 2009, à des milliers de kilomètres de là, quand un Nigérian qui a déclaré avoir été entraîné par Al Qaïda au Yémen aurait tenté de faire exploser un avion de ligne au-dessus de la ville de Detroit, aux États-Unis.

Cet acte a immédiatement braqué les feux de l’actualité sur le Yémen, en tant que base potentielle d’Al Qaïda à la frontière méridionale de l’Arabie saoudite et à peu de distance de la Somalie en conflit, de l’autre côté de la Mer rouge. Son retentissement a été d’autant plus fort qu’il a eu lieu après l’annonce de la création d’Al Qaïda dans la péninsule arabique, organisation issue de la fusion des composantes yéménite et saoudienne d’Al Qaïda.

Le Yémen, pays le plus pauvre de la région, était déjà en butte à des problèmes critiques sur le plan social, économique et politique – une population majoritairement jeune confrontée à une pauvreté et à un chômage en hausse ; un pays aux réserves pétrolières et aux ressources en eau pratiquement épuisées ; un régime dirigé par un président au pouvoir depuis 1978 et faisant preuve d’une intolérance croissante face à la dissidence. Avec le conflit dans la région de Saada et la multiplication des appels à la sécession dans le sud, le Yémen pouvait par conséquent de nouveau devenir le centre d’attention de la communauté internationale, car l’on craignait que toute aggravation de la situation dans un pays tribal fortement armé n’entraîne une désintégration totale de l’ordre public.

Lors d’une visite dans le pays, en mars, des chercheurs d’Amnesty International ont constaté que c’était déjà le cas, dans une certaine mesure.

Ils ont vu le type d’armes utilisées en décembre 2009, un peu plus d’une semaine avant la tentative d’attentat contre l’avion de ligne à Detroit, lors d’une attaque contre un camp présumé d’Al Qaïda qui avait causé la mort de 41 civils yéménites, des femmes et des enfants pour la plupart. Les inscriptions sur les débris d’armes indiquaient qu’elles provenaient d’un missile de croisière Tomahawk transportant des bombes à sous-munitions, et que l’attaque avait de toute évidence été lancée non pas par les forces de sécurité yéménites, mais par les forces américaines, probablement depuis un navire de guerre des États-Unis se trouvant au large de la côte du Yémen. Ceci a été confirmé par la suite par des dossiers du gouvernement américain. Un compte rendu d’une réunion entre un haut responsable américain et le président du Yémen a révélé que celui-ci avait reconnu avec regret avoir menti à son propre peuple : il avait affirmé que l’attaque avait été menée par les forces yéménites pour dissimuler ce qu’il considérait comme une vérité politiquement préjudiciable, à savoir que des civils yéménites étaient morts sous une attaque américaine.

En Tunisie, Mohamed Bouazizi, 24 ans, s’est immolé par le feu le 17 décembre après qu’un responsable local de Sidi Bouzi l’eut agressé, semble-t-il, et empêché de vendre des légumes sur sa charrette. Son acte désespéré, expression isolée et finalement fatale de protestation, a fait vibrer des milliers de Tunisiens ainsi que des centaines de milliers de personnes en Égypte, en Algérie et dans d’autres pays de la région. Il a déclenché une vague de protestation qui s’est propagée comme une onde dans tout le pays. L’acte de Mohamed Bouazizi a exprimé avec force la frustration de tant de jeunes de sa génération face aux abus de certains gouvernements du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord : quelques personnes monopolisent pratiquement la totalité du pouvoir politique et économique. Ces gouvernements n’ont pas à rendre de comptes, ils sont répressifs et ne tolèrent aucune dissidence et, dans bien des cas depuis des décennies, ils font confiance aux forces de sécurité et à des services de renseignement brutaux, omnipotents et tentaculaires pour le maintien de leur emprise sur l’État et ses ressources. Comme on pouvait s’y attendre, face aux protestations populaires le gouvernement a eu recours à la force et a fait tirer sur les manifestants, comme à Gafsa en 2009. Cette fois-ci, cependant, les manifestants n’ont pas été intimidés, mais au contraire encore plus déterminés à atteindre leur objectif, à savoir de débarrasser leur pays du président Ben Ali.

Conflit et insécurité

Loin des projecteurs de l’actualité, le conflit dans la région de Saada, au Yémen, a pris fin en février avec un cessez-le-feu. La crise, marquée par l’intervention d’avions saoudiens dans des bombardements de villes et de villages, avait contraint quelque 350 000 personnes à fuir leur foyer. En Irak, le conflit se poursuivait de plus belle alors que les États-Unis avaient réduit leurs effectifs et que s’achevait le transfert sous le contrôle irakien de plusieurs milliers de détenus non jugés et de la gestion des prisons. Ce processus s’est poursuivi malgré des révélations persistantes selon lesquelles le gouvernement irakien avait recours à des prisons secrètes et les forces de sécurité à la torture quasi systématique. Les autorités américaines ont préféré fermer les yeux plutôt que se conformer à leur obligation de protéger les détenus contre la torture. Elles ont par ailleurs réservé un avenir incertain et précaire à quelque 3 400 Iraniens en exil dans le camp d’Ashraf, au nord de Bagdad, après le transfert du contrôle de ce camp aux autorités irakiennes.

Sans relâche, des groupes armés continuaient de faire exploser des bombes en Irak, tuant et mutilant des civils. Des groupes armés sunnites, bien décidés à montrer leur force et à accroître les fractures religieuses, ont intensifié leurs attaques durant les mois de vide politique qui ont suivi les élections législatives de mars, qui n’ont débouché que sur une impasse. Ces actes visaient entre autres des pèlerins chiites et des chrétiens.
Le gouvernement irakien a riposté en procédant à des arrestations massives de suspects, en les torturant pour leur arracher des « aveux » et en les traduisant devant des tribunaux qui ont prononcé de nombreuses condamnations à mort à l’issue de procès manifestement inéquitables. La poursuite des attentats-suicides apportait un démenti aux thèses sur l’effet dissuasif de la peine de mort.

Autre point chaud de la région, le conflit entre Israéliens et Palestiniens se poursuivait. Fait rare, l’une des phases de ce conflit s’est jouée en haute mer en mai, quand des soldats israéliens ont intercepté une flottille de six bateaux qui tentait de briser le blocus imposé par l’armée israélienne à Gaza et d’apporter une aide humanitaire au million et demi de Palestiniens enfermés de fait dans cette enclave. Neuf personnes à bord du bateau turc Mavi Marmara ont été tuées après l’abordage par les soldats israéliens, ce qui a provoqué un tel tollé international qu’Israël s’est senti obligé d’alléger quelque peu le blocus de Gaza. Au terme d’une enquête ouverte par les Nations unies, il s’est avéré qu’au moins six des neuf homicides étaient des « exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires » imputables aux forces israéliennes. Une enquête interne a été ordonnée par les autorités israéliennes mais ses conclusions n’étaient pas connues à la fin de l’année. Les investigations ont été menées sans l’indépendance nécessaire.

Le mois de décembre a marqué le deuxième anniversaire du lancement de l’opération Plomb durci, l’offensive militaire de 22 jours menée à Gaza qui a tué près de 1 400 Palestiniens, dont plus de 300 enfants. La mission d’établissement des faits mise en place par les Nations unies et présidée par le juge Richard Goldstone avait conclu en 2009 qu’aussi bien les forces israéliennes que les forces palestiniennes avaient commis des crimes de guerre et peut-être des crimes contre l’humanité ; elle avait réclamé que des enquêtes soient ouvertes et que les responsables soient amenés à rendre compte de leurs actes. Pourtant, à la fin de l’année, les victimes attendaient toujours d’obtenir justice et réparations. Les investigations menées par Israël étaient entachées d’irrégularités, manquaient d’indépendance et ne reconnaissaient même pas l’ampleur des pertes civiles imputables aux forces israéliennes. Quant au Hamas, il n’a même pas effectué un semblant d’enquête. Il prétendait, contre toute évidence, que lorsque ses membres avaient tiré sans discernement des roquettes et autres munitions sur des zones civiles en Israël, seules des installations militaires avaient été visées. L’affaire devait être examinée en mars 2011 par le Conseil des droits de l’homme [ONU], qui devait décider s’il fallait laisser les auteurs des atteintes aux droits humains continuer à faire la sourde oreille face aux revendications des victimes ou bien soumettre la question aux mécanismes de la justice internationale.

Répression de la dissidence

Dans toute la région, les gouvernements ont imposé des restrictions à la liberté d’expression, droit essentiel en soi, mais aussi en tant que moyen d’accès à d’autres droits humains. Il en allait de même pour les droits à la liberté d’association et de réunion, étroitement liés à la liberté d’expression. Les autorités entravaient le développement des ONG de défense des droits humains et d’une société civile dynamique, et tentaient souvent d’empêcher toute expression publique de dissidence.

Dans plusieurs pays, dont l’Arabie saoudite, l’Iran, la Libye et la Syrie, ceux qui osaient réclamer des libertés plus grandes, critiquer le gouvernement ou défendre les droits humains se mettaient eux-mêmes en danger. Dans ces pays et dans d’autres, les forces de la répression – les services secrets tout-puissants qui agissaient dans l’ombre sans avoir à rendre de comptes – n’étaient jamais bien loin. Les détracteurs du gouvernement étaient harcelés et intimidés, arrêtés et placés en détention, parfois torturés ou jugés et emprisonnés sur la base d’accusations fabriquées de toutes pièces ; le but de ces manœuvres était de les réduire au silence et d’adresser un message à ceux qui auraient l’audace d’exprimer leurs opinions. En Iran, plusieurs personnes militant pour les droits des minorités ethniques ont été exécutées sommairement par pendaison, en représailles à une attaque armée ayant eu lieu alors qu’elles étaient incarcérées. En Syrie, l’Ordre des avocats a semble-t-il reçu l’instruction de radier un avocat de renom, spécialisé dans la défense des droits humains, qui avait rendu compte de certains procès de la Cour suprême de sûreté de l’État, une juridiction appliquant une procédure non conforme aux normes d’équité. En Cisjordanie, l’Autorité palestinienne – contrôlée par le Fatah – a pris pour cible des sympathisants présumés du Hamas, tandis que, dans la bande de Gaza, le gouvernement de facto du Hamas durcissait la répression contre les partisans du Fatah. Au Sahara occidental, sous administration marocaine depuis 1975, les autorités de Rabat ont pris pour cible des défenseurs sahraouis des droits humains et des partisans de l’autodétermination du territoire. À Bahreïn, le gouvernement a pris le contrôle d’une importante ONG de défense des droits humains après qu’elle eut dénoncé les actes de torture que des membres éminents de la communauté chiite arrêtés en août et en septembre affirmaient avoir subis.

Les autorités étaient de plus en plus mises en cause par le développement et l’accessibilité des réseaux sociaux et par une population toujours plus déterminée à avoir voix au chapitre.

Médias et liberté d’expression

Usant de méthodes familières et éculées, les autorités s’efforçaient de maintenir leur contrôle sur la libre circulation de l’information, mais elles étaient de plus en plus mises en cause par le développement et l’accessibilité des réseaux sociaux et par une population toujours plus déterminée à avoir voix au chapitre. Des blogueurs ont été arrêtés et emprisonnés en Égypte et en Syrie, entre autres. En Iran et en Tunisie, notamment, les gouvernements ont bloqué l’accès à Internet et coupé des lignes de téléphonie mobile pour tenter de contenir les mouvements de protestation. Au Yémen, un journaliste de renom a été enlevé dans la rue et placé en détention, et un tribunal spécialisé dans la presse s’en est pris aux rédacteurs en chef et aux journalistes qui ne suivaient pas la ligne du gouvernement. Dans ce pays, comme ailleurs dans la région, les autorités ont eu recours à des procès en diffamation pour étouffer le débat et dissuader les journalistes de dénoncer les atteintes aux droits humains ou la corruption dans les hautes sphères.

Mais, comme les manifestations en Tunisie l’ont démontré, les gouvernements qui bloquaient les sites Internet ou coupaient les lignes de téléphonie mobile ne faisaient que colmater avec le doigt une brèche dans une digue. Un nombre croissant de militants se sont tournés vers les sites de réseaux sociaux pour garder une longueur d’avance sur les autorités et publier des preuves accablantes de violations des droits humains. L’année 2010 a été marquée par un signe très encourageant : la bataille pour le contrôle de l’accès à l’information a finalement tourné à l’avantage du citoyen militant.

« Sécurité » publique

Le recours à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements contre les détenus restait monnaie courante dans toute la région. Il s’agissait souvent de personnes soupçonnées pour des motifs politiques, incarcérées dans des lieux secrets et interrogées pendant des semaines, voire plus, sans contact avec le monde extérieur. En Égypte et ailleurs, la police recourait constamment à la violence contre les suspects de droit commun. Lorsqu’ils avaient lieu, les procès ne respectaient généralement pas les normes d’équité internationalement reconnues, en particulier dans les affaires de dissidence ou d’opposition visant directement les personnes au pouvoir.
En Iran, les « procès pour l’exemple » de personnes ayant protesté contre le résultat officiel de l’élection présidentielle de 2009 se sont poursuivis ; ils ont débouché sur deux exécutions au moins. En Arabie saoudite, les procès de personnes soupçonnées d’infractions liées à la sécurité continuaient de se dérouler à huis clos, dans un climat de sécurité renforcée. En Égypte, cette année encore, sur ordre du président, des militants politiques et d’autres suspects ont comparu devant des tribunaux militaires ou des juridictions d’exception, alors qu’ils étaient des civils.

L’état d’urgence en vigueur depuis 30 ans en Égypte a été à nouveau prorogé en mai par un Parlement complaisant. En Algérie et en Syrie, les gouvernements maintenaient de longue date l’état d’urgence en vertu duquel leurs forces de sécurité, à l’instar des forces égyptiennes, disposaient de pouvoirs exceptionnels en matière d’arrestation et de détention et les utilisaient pour réprimer l’expression des droits humains et les activités politiques, pourtant légitimes.

Plusieurs pays maintenaient et appliquaient couramment la peine capitale et d’autres châtiments cruels, comme l’amputation et la flagellation. Comble de l’ironie, les deux superpuissances du Golfe, l’Iran et l’Arabie saoudite, dont les dirigeants et les gouvernements se vouaient une antipathie réciproque, se rejoignaient dans leur attachement persistant à la peine de mort et à d’autres châtiments cruels, les justifiant au nom de la charia (droit musulman) tout en les utilisant d’une manière qui laissait souvent penser à une motivation plus politique et cynique. Ceci était particulièrement vrai en Iran, où le nombre d’exécutions a été plus élevé que dans n’importe quel autre pays hormis la Chine, les autorités y recourant manifestement pour terroriser la population. Dans ce pays, 252 exécutions ont été enregistrées mais le nombre réel était probablement beaucoup plus élevé. La communauté internationale a été à ce point révoltée par l’annonce de la lapidation prochaine de Sakineh Mohammadi Ashtiani que celle-ci était toujours en vie à la fin de l’année. Son avenir n’en demeurait pas moins incertain, différentes autorités iraniennes essayant de trouver des moyens détournés pour justifier son exécution. La colère déclenchée par son cas, tant en Iran qu’ailleurs, était révélatrice de la manière dont l’opinion publique internationale peut contribuer à empêcher une violation grave des droits humains.

Au moins 27 prisonniers ont été exécutés en Arabie saoudite ; ce chiffre était nettement inférieur à celui des deux années précédentes et il est à espérer qu’il présage une tendance positive à long terme, ce qui n’est pourtant nullement garanti. En Égypte, en Irak, en Libye, en Syrie et au Yémen, des gouvernements radicaux continuaient d’exécuter des prisonniers, et à Gaza le Hamas a procédé à cinq exécutions. Ces mises à mort semblaient toutefois de plus en plus en décalage par rapport à la tendance mondiale vers l’abandon de cette forme de violence, particulièrement cruelle, exercée par l’État. Le maintien des moratoires sur les exécutions dans les pays du Maghreb, en Jordanie et au Liban en était une illustration.

Préoccupations d’ordre économique – logement et moyens d’existence

Les 1,5 millions de Palestiniens entassés dans la bande de Gaza ont enduré une année supplémentaire de privations extrêmes sous le blocus militaire israélien, qui les emprisonnait de fait dans cette enclave minuscule, ravagée par la guerre, et qui constituait un châtiment collectif contraire au droit international. Israël a annoncé à deux reprises un allègement du blocus, qui n’a pas eu beaucoup d’effets. Environ 80 % des habitants de Gaza continuaient de dépendre de l’aide humanitaire internationale et de l’aide alimentaire pour survivre.

Ailleurs dans la région, de nombreuses communautés étaient anéanties par un appauvrissement extrême, frappées par une récession mondiale elle-même exacerbée par le manque d’infrastructures et d’autres aménagements, ainsi que par la corruption des agents de l’État et la mauvaise gestion. Cette situation se traduisait par un taux de chômage élevé, surtout chez les jeunes, renforçant le sentiment de marginalisation et les revendications de changement, éléments moteurs du soulèvement de décembre en Tunisie. Très souvent, ceux-là mêmes qui étaient repoussés aux marges de la société subissaient aussi de plein fouet la répression policière ou l’indifférence des autorités.

En Égypte, des ouvriers, entre autres, ont de nouveau manifesté contre la hausse du coût de la vie et réclamé une amélioration de leurs salaires et de leurs conditions de travail. Au Caire, plusieurs milliers de personnes, parmi les millions qui vivaient dans les zones d’habitat précaire (bidonvilles) en pleine expansion dans le pays, allaient être expulsées de secteurs déclarés « à risque » ou parce qu’il s’agissait de « zones de cabanes » qui allaient être englobées dans un programme de développement et de rénovation. Trop souvent, les personnes concernées n’étaient pas informées à l’avance ni consultées à propos des décisions officielles de relogement, et certaines se sont retrouvées à la rue. Les autorités, auxquelles il incombe de respecter et de protéger leurs droits fondamentaux, leur faisaient sentir qu’elles n’avaient pas de droits.

Discrimination

Les femmes et les filles n’ont pas vu leur statut s’améliorer sensiblement au cours de l’année. Dans toute la région, elles continuaient de subir des discriminations et des violences, y compris au sein de la famille. Les hommes gardaient un statut supérieur aux termes des lois relatives à la famille et au statut personnel dans les affaires touchant au mariage, au divorce, à l’héritage et à la garde des enfants, tandis que les femmes avaient toujours un statut inférieur au regard des lois pénales. Dans les régions plus traditionnelles, en particulier, les filles pouvaient être soumises à un mariage précoce et forcé et les femmes qui contestaient les codes vestimentaires stricts, ou qui étaient considérées par leurs proches de sexe masculin comme ne respectant pas leur conception de l’« honneur » de la famille, risquaient de subir des représailles violentes, voire d’être tuées par leur père, leur frère, leur mari ou un autre parent de sexe masculin. Dans de trop nombreux cas, les hommes qui invoquaient l’« honneur » comme circonstance atténuante échappaient à tout châtiment, ou étaient condamnés à une peine légère, pour les actes de violence commis contre des proches parentes.

Pratiquement toutes les femmes risquaient de subir des violences liées au genre, mais les employées de maison étrangères étaient particulièrement vulnérables. Dans la plupart des cas, elles venaient de pays pauvres ou en développement d’Asie et d’Afrique et travaillaient dans les pays du Golfe, en Jordanie ou au Liban. Lorsqu’elles existaient, les lois locales sur le travail ne s’appliquaient généralement pas aux employées de maison étrangères qui risquaient triplement – en tant qu’étrangères, migrantes et femmes – d’être exploitées et maltraitées par leur employeur, et de subir des violences, notamment des violences sexuelles. Deux des cas les plus choquants révélés au cours de l’année concernaient des employées de maison en Arabie saoudite, riche pays pétrolier : une Sri-Lankaise a affirmé que son employeur lui avait enfoncé plus de 20 clous dans les mains, la jambe et la tête après qu’elle se fut plainte d’une surcharge de travail ; la deuxième, de nationalité indonésienne, avait eu le visage lacéré avec des ciseaux et avait été brûlée avec un fer à repasser et battue, au point qu’elle avait dû être hospitalisée.

Les migrants originaires d’Afrique subsaharienne qui cherchaient du travail en Afrique du Nord ou qui transitaient par les pays du Maghreb pour tenter d’entrer en Europe risquaient d’être arrêtés et emprisonnés de manière arbitraire, ou expulsés. Parmi eux figuraient des réfugiés et des demandeurs d’asile. En Égypte, les gardes-frontières continuaient de tirer sur des migrants qui tentaient de franchir la frontière israélienne ; au moins 30 d’entre eux ont été tués. En Libye, des milliers de personnes soupçonnées d’être des migrants clandestins, dont certaines étaient des réfugiés et des demandeurs d’asile, étaient détenus dans des centres surpeuplés aux conditions d’hygiène déplorables, et régulièrement soumis à des mauvais traitements s’apparentant dans certains cas à des actes de torture.

Les membres des minorités ethniques et religieuses étaient également victimes de discrimination, par exemple en Iran, ou d’attaques ciblées menées par des groupes armés, comme en Irak. Des chrétiens coptes ont été attaqués en Égypte. Au Liban, plusieurs professions demeuraient interdites aux réfugiés palestiniens, qui étaient de plus privés d’autres droits fondamentaux. En Syrie, les Kurdes continuaient d’être soumis à des discriminations et à des restrictions sur l’utilisation de leur langue et d’autres formes d’expression de leur culture. La vie dans la région était difficile, surtout pour les migrants, les réfugiés et les membres des minorités ethniques.

Rendre des comptes pour les crimes passés

Au Maroc et au Sahara occidental, le processus de réconciliation et d’établissement de la vérité engagé de longue date et lancé à grand renfort de publicité en 2004 progressait avec une extrême lenteur et demeurait décevant. Ce processus avait, dès le départ, explicitement exclu le recours à la justice pour les violations flagrantes des droits humains commises par des agents de l’État entre 1956 et 1999. Dans la pratique, en outre, il n’a pour l’essentiel pas permis d’établir la vérité sur le sort des personnes disparues ou victimes d’autres atteintes graves à leurs droits fondamentaux. Qui plus est, les autorités marocaines n’ont pas pris d’initiatives pour mettre en œuvre les réformes juridiques et institutionnelles de grande ampleur qui auraient dû découler du processus, ni pour obliger les membres des forces de sécurité à rendre compte de leurs actes conformément à la loi ou pour éliminer le recours à la détention secrète et à la torture. Cet échec a été mis en évidence au cours de l’année par de nouvelles révélations sur des tortures infligées à des détenus par des membres des services secrets marocains.

Pendant ce temps, les activités du Tribunal spécial pour le Liban, institué sous l’auspice des Nations unies à la suite de l’assassinat, en 2005, de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, ont déclenché une tempête politique qui a menacé la coalition gouvernementale libanaise dirigée par le fils de celui-ci. Les tensions se sont exacerbées à la suite d’informations selon lesquelles le Tribunal spécial avait l’intention de mettre en accusation plusieurs membres du Hezbollah, principale force politique du pays et partenaire essentiel du gouvernement de coalition, ce qui a amené le Hezbollah à accuser cette juridiction d’être politisée. À la fin de l’année, la vérité n’avait toujours pas été établie, mais il était difficile de ne pas conclure que le Tribunal spécial pour le Liban avait été d’emblée une opération de justice sélective. Son mandat et ses compétences, limités, ne couvraient que l’assassinat de Rafic Hariri et quelques attentats connexes. Les gouvernements qui se sont succédé n’ont rien fait, ou presque, pour enquêter sur le sort des milliers de personnes victimes de disparitions, d’enlèvements ou d’homicides, entre autres atteintes aux droits humains, commis durant l’âpre guerre civile qui a duré 15 ans et s’est achevée en 1990, ni pour protéger correctement les fosses communes malgré les demandes pressantes des proches, maintenant âgés, des milliers de disparus. Les séquelles de cette période, la plus noire de l’histoire récente du Liban, n’ont toujours pas été abordées. Pour le rappeler, des personnes se réunissent tous les jours, dans le calme et la solennité, dans un parc de Beyrouth. Tenant dans leurs mains des photos précieuses, mais jaunies, de leurs proches perdus depuis longtemps mais qu’elles n’ont pas oubliés, elles veulent savoir ce que ceux-ci sont devenus et où leurs restes ont été enterrés. Le spectacle est poignant. Vingt ans ont passé mais, hélas, le Conseil de sécurité des Nations unies n’a encore formulé aucune demande et la communauté internationale n’a exercé pratiquement aucune pression pour que ces personnes obtiennent les réponses qui leur sont dues.

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