Salil Shetty, secrétaire général

Salil Shetty, Secrétaire Général — « C’est la rue qui gouverne »

L’année 2011 aura été une année de changement, de courage et de conflit, une année qui aura vu les citoyens se dresser contre les gouvernements et les puissants de ce monde dans une mobilisation d’une ampleur inégalée depuis des décennies. Ces femmes et ces hommes entendaient dénoncer les abus de pouvoir, l’impunité, les inégalités croissantes, l’aggravation de la pauvreté et l’absence de véritable leadership à tous les échelons de l’appareil politique. Face au courage des manifestants revendiquant le respect de leurs droits, l’incapacité des dirigeants à répondre à la mobilisation par des mesures concrètes afin de bâtir une société plus solide, fondée sur le respect des droits humains, est apparue avec une terrible évidence.

La contestation et l’agitation sociale ont semblé dans un premier temps ne devoir concerner que des pays où l’on pouvait s’attendre à voir surgir le mécontentement et la répression. Progressivement, pourtant, devant les carences des gouvernements, incapables d’assurer la justice, la sécurité et la dignité, la protestation a pris un caractère mondial. De New York et Moscou à Londres et Athènes, de Dakar et Kampala à La Paz et Cuernavaca, de Phnom Penh à Tokyo, les gens sont descendus dans la rue.

Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, l’acte de révolte et de désespoir d’un jeune Tunisien, petite étincelle initiale, s’est transformé en une flamme portée par des milliers de manifestants en colère et a embrasé le pays dans un mouvement qui a abouti à la chute du régime du président Ben Ali. La vague de protestation qui s’est répandue dans toute la région a pris les gouvernements occidentaux au dépourvu. Conscients du bien-fondé des revendications des manifestants, qui dénonçaient la répression et l’absence de perspectives économiques, ils ne voulaient cependant pas sacrifier les « relations privilégiées » qui les liaient aux régimes liberticides locaux, perçus comme un rempart contre l’instabilité dans une région stratégique, riche en gisements de pétrole et de gaz.

Les gouvernements contestés ont riposté brutalement, n’hésitant pas à user de méthodes meurtrières. Le nombre des personnes tuées, blessées ou emprisonnées pour avoir voulu exercer leurs droits n’a cessé d’augmenter. Des dizaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants ont dû quitter leur foyer. Certains ont tenté la périlleuse traversée de la Méditerranée, dans l’espoir de trouver la sécurité. Mais le spectre de l’arrivée de nombreux réfugiés en provenance d’Afrique du Nord a suscité chez certains responsables politiques européens un discours toujours plus xénophobe.

En Égypte, plus d’un an s’est écoulé depuis le départ du président Hosni Moubarak et son remplacement à la tête de l’État, officiellement à titre provisoire, par le Conseil suprême des forces armées (CSFA). Nombreux sont ceux qui pensent que le CSFA est aujourd’hui l’instigateur de certaines violences, ou du moins ne fait rien pour les empêcher, parce qu’il souhaite ainsi démontrer que seule l’armée est capable d’assurer la sécurité du pays et de sa population.

De surcroît, il est peut-être encore plus préoccupant de voir que plus de 12 000 civils égyptiens ont fait ou font actuellement l’objet de poursuites devant la justice militaire – davantage que pendant les 30 années du régime d’Hosni Moubarak. La fin de l’état d’urgence, élément essentiel du dispositif répressif, figurait parmi les principales revendications des manifestants. Or le gouvernement provisoire, comme avant lui le régime d’Hosni Moubarak, prétend avoir besoin des pouvoirs spéciaux qu’il confère pour assurer la sécurité.

Autre pratique héritée de l’ère Moubarak : l’expulsion forcée de personnes vivant dans des quartiers d’habitat précaire. L’immense majorité des personnes tuées lors de la « révolution du 25 Janvier » appartenait à des communautés marginalisées, notamment aux populations de ces quartiers et des bidonvilles. Cela fait des dizaines d’années que les Égyptiens se voient infliger, au nom de la sécurité, une politique imposée par le pouvoir. Ils méritent mieux.

Les femmes ont tout particulièrement à se plaindre du régime militaire. Les forces de sécurité ont ainsi arrêté en mars 2011 un groupe de jeunes femmes qui manifestaient place Tahrir, pour ensuite les contraindre à subir des tests de virginité et les menacer. Un tribunal administratif égyptien a estimé en décembre que cette pratique était illégale et a ordonné que les personnes placées en garde à vue ne fassent plus l’objet de ce genre d’examen forcé. Il s’agit certes d’une décision qui va dans le bon sens, mais il y a encore un long chemin à parcourir avant que les droits des femmes et l’égalité entre hommes et femmes soient enfin respectés – alors même que les femmes ont joué un rôle central dans les manifestations. Amnesty International a demandé aux divers partis politiques égyptiens de s’engager à garantir les principes fondamentaux en matière de droits humains, tels que la liberté d’expression et de réunion, l’abolition de la peine de mort, la liberté de religion, la non-discrimination et l’égalité des genres. Les deux formations arrivées en tête des élections législatives ne l’ont pas fait. Le Parti de la liberté et de la justice, émanation politique des Frères musulmans, qui a remporté 235 sièges (soit 47 %), n’a pas répondu à notre requête. Le parti salafiste Al Nour, arrivé en deuxième position avec 121 sièges (24 %), s’est refusé à promouvoir les droits des femmes et l’abolition de la peine capitale.

En Libye, le colonel Mouammar Kadhafi a répondu aux manifestations de rue en jurant d’anéantir ceux qui y participaient, qu’il a à plusieurs reprises qualifiés de « rats ». Lui et son fils Saif al Islam, présenté jusque-là comme le « champion de la réforme en Libye », ont déclaré la guerre à tous ceux qu’ils considéraient comme infidèles au régime. Le Conseil de sécurité des Nations unies a saisi la Cour pénale internationale de la situation en Libye. Ce geste sans précédent a constitué un signal fort qui soulignait l’importance de l’obligation de rendre des comptes. Mais cette initiative n’a pas empêché la situation de dégénérer en conflit armé. Lorsque Mouammar Kadhafi a été capturé et tué, en octobre, les forces qui lui étaient fidèles avaient enlevé et torturé des milliers de personnes, dont de nombreux combattants de l’opposition qui avaient été faits prisonniers. Des centaines de milliers de personnes avaient fui les combats, ce qui avait provoqué des déplacements de populations massifs. La situation en Libye reste instable. Le Conseil national de transition ne contrôle pas vraiment le pays, et la torture, les déplacements forcés et les exécutions extrajudiciaires ou autres formes de représailles se poursuivent.

En Iran, la répression commencée au lendemain des élections de 2009 s’est poursuivie. Le pouvoir a montré qu’il était prêt à arrêter toute personne considérée comme opposante au président Mahmoud Ahmadinejad. Il contrôle étroitement les médias. Plusieurs journaux ont été interdits, et de nombreux sites Internet et chaînes étrangères de télévision par satellite ont été bloqués. Les manifestations contre la politique gouvernementale sont violemment dispersées et les personnes critiques à l’égard des autorités sont arbitrairement arrêtées. Malgré cela, des Iraniens et des Iraniennes continuent de revendiquer leur droit à la liberté d’expression.

D’un pays à l’autre, on a vu ainsi jaillir des mouvements de protestation auxquels a succédé une répression meurtrière. À Bahreïn, le gouvernement a mis fin aux manifestations avec l’aide militaire de l’Arabie saoudite, ce qui n’a pas empêché la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, de réaffirmer en juin le soutien des États-Unis à ce pays, qualifié de « partenaire important », en dépit des preuves accablantes montrant que les autorités locales avaient fait usage d’une force meurtrière contre des manifestants pacifiques et n’avaient pas hésité à emprisonner et à torturer des dirigeants de l’opposition. En s’abstenant ainsi de toute critique, la chef de la diplomatie américaine exprimait surtout la volonté de son pays de conserver à Bahreïn un port d’attache pour sa 5e flotte, quitte à fermer les yeux sur de graves violations des droits humains.

Au Yémen, le chef de l’État, Ali Abdullah Saleh, a lui aussi refusé de céder le pouvoir, même après avoir été grièvement blessé par des tirs d’obus. Confronté à un mouvement national de contestation exigeant son départ, il a à plusieurs reprises accepté de transférer le pouvoir, pour aussitôt se raviser. Il s’est finalement incliné en novembre 2011, en échange de l’immunité judiciaire pour l’ensemble des crimes commis sous sa présidence et lors du dernier soulèvement. Ali Abdullah Saleh a remis le pouvoir au vice-président, Abd Rabbu Mansour Hadi, élu en février 2012 lors d’un scrutin dont il était l’unique candidat.

En Syrie, le président Bachar el Assad s’est lui aussi accroché obstinément au pouvoir face à un soulèvement populaire de grande envergure qui conteste sa politique répressive. Des milliers de civils ont été tués ou blessés, et l’on ne compte plus les personnes déplacées. Le bombardement de la ville de Homs par des blindés de l’armée syrienne a témoigné d’un total mépris de la vie des habitants. Un certain nombre de militaires qui ont fait défection et se sont réfugiés à l’étranger affirment avoir reçu l’ordre de tuer des civils dont le seul tort était de manifester pacifiquement, voire de simples passants dans les rues. La représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies pour les enfants et les conflits armés a déclaré en février 2012 que des centaines de mineurs avaient été tués depuis le début du soulèvement et que des enfants, âgés pour certains d’à peine 10 ans, avaient été arrêtés et torturés. Les habitants de cette région connaîtront-ils enfin la justice et la sécurité ? Pour que cette aspiration devienne réalité, la communauté internationale a un rôle crucial à jouer. Malheureusement, son action s’est pour l’instant avérée insuffisante ou mal inspirée.

Pouvoir, responsabilité et obligation de rendre des comptes

La communauté internationale semble en effet avoir du mal à apporter une réponse efficace à la situation. La peur, l’opportunisme, l’hypocrisie et les bonnes intentions se sont manifestés dans le débat.

En 2011, la Ligue arabe, soucieuse de jouer un rôle dans la résolution des crises qui secouaient plusieurs de ses pays membres, s’est retrouvée sous le feu des projecteurs. Son soutien à la résolution sur la Libye du Conseil de sécurité de l’ONU a été fondamental, dans la mesure où il a permis d’assurer qu’aucun des cinq membres permanents de cette instance n’exercerait son droit de veto. Toutefois, certains de ses membres craignant que la contestation ne gagne leur propre population, cette organisation régionale n’a finalement pas été en mesure de mettre un terme à la répression et à la violence.

Devant la détérioration de la situation en Syrie, la Ligue arabe a envoyé sur place une mission d’observation. Sa légitimité a toutefois été immédiatement mise en doute, la Ligue arabe ayant décidé d’en confier la présidence au général Mohammed Ahmed Mustafa al Dabi, ancien chef des services du renseignement militaire du Soudan. Sous sa direction, ces services se sont rendus responsables au Soudan d’un grand nombre d’arrestations arbitraires, de disparitions forcées et d’actes de torture. La mission a de toute manière suspendu ses activités fin janvier 2012, les violences empêchant ses observateurs de remplir leur rôle. Une tentative ultérieure d’envoyer en Syrie une mission de maintien de la paix a, elle aussi, échoué. Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations unies, a été nommé fin février 2012 envoyé spécial de l’ONU et de la Ligue arabe chargé de la crise syrienne.

Lorsque la Ligue arabe a demandé au Conseil de sécurité de l’ONU d’assumer sa mission en veillant au maintien de la paix et de la sécurité dans le monde, la Russie et la Chine, invoquant le principe de la souveraineté nationale, ont mis leur veto à une résolution qui appelait à la fin des violences en Syrie et au départ du président Bachar el Assad. La Russie a également justifié sa décision en critiquant l’intervention des forces de l’OTAN en Libye, qui avaient selon elle outrepassé leur mandat, limité à la protection des populations civiles.

Le recours au veto au détriment de la paix et de la sécurité internationales n’est pas une chose nouvelle. Les États-Unis et la Russie (et avant elle l’URSS) en ont fait usage plus de 200 fois à eux deux, très souvent avec des arrière-pensées politiques évidentes. Face à l’incapacité du Conseil de sécurité des Nations unies à agir efficacement sur la question syrienne, qui se manifeste peu de temps après qu’il eut démontré son impuissance devant la situation au Sri Lanka, on peut légitimement se demander si cette instance a la volonté politique de garantir la paix et la sécurité dans le monde. Ce nouveau fiasco rappelle en outre utilement à ceux qui sont tentés de solliciter la protection des Nations unies que le système international de gouvernance échappe totalement au principe de l’obligation de rendre des comptes. Les membres permanents du Conseil de sécurité défendent manifestement la souveraineté nationale lorsque cela leur permet d’échapper eux-mêmes à tout contrôle ou de maintenir les relations spéciales (et avantageuses) qu’ils entretiennent avec des régimes autoritaires.

Au lendemain du veto de la Russie à la résolution du Conseil de sécurité, on a ainsi appris que la société d’exportation d’armes Rosoboronexport, une entreprise d’État russe, continuait apparemment de faire des affaires avec le gouvernement syrien et prévoyait notamment de lui fournir des avions de combat. Selon un ancien commissaire aux comptes du ministère syrien de la Défense, qui a fait défection en janvier 2012, les ventes d’armes russes à la Syrie auraient fortement augmenté depuis le début du soulèvement.

Il n’est peut-être pas étonnant que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU soient aussi les plus gros fournisseurs mondiaux d’armes classiques. Ensemble, ces pays représentaient en 2010 près de 70 % des gros contrats d’exportation d’armement : États-Unis (30 %), Russie (23 %), France (8 %), Royaume-Uni (4 %) et Chine (3 %). Dans le monde entier, l’afflux d’armes vendues de façon irresponsable par ces cinq pays est à l’origine de la mort d’innombrables civils et de multiples autres atteintes graves aux droits humains et aux lois de la guerre.

Amnesty International a pu étudier en détail la façon dont les États d’Europe occidentale, les États-Unis et la Russie ont autorisé la fourniture de munitions, de matériel militaire et d’armes destinées à la police à Bahreïn, à l’Égypte, à la Libye, à la Syrie ou encore au Yémen, tout au long des années de répression brutale qui ont précédé la vague de soulèvements populaires. Ces ventes n’auraient pas eu lieu si les États pourvoyeurs avaient respecté leur principe affiché de s’abstenir de toute exportation d’armes susceptibles de contribuer à de graves atteintes aux droits fondamentaux.

Peut-on vraiment, dans ces conditions, confier la mission d’assurer la paix et la sécurité internationales aux pays qui profitent le plus du commerce mondial des armes et qui ont, parallèlement, le droit de mettre leur veto à n’importe quelle résolution du Conseil de sécurité ? Tant que ce droit de veto restera absolu et tant qu’un traité sur le commerce des armes ne les empêchera pas de conclure des contrats avec des gouvernements qui violent les droits humains, on voit mal comment ils pourraient s’acquitter de cette mission.

Direction politique en panne : un phénomène qui se mondialise

Les errances du pouvoir qui ont déclenché et alimenté la contestation populaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ne se limitent pas au Conseil de sécurité de l’ONU ou à une seule région du monde.

Le mécontentement à l’égard des politiques gouvernementales s’est étendu depuis le nord de l’Afrique à d’autres zones du continent. En Ouganda, malgré l’interdiction de toute manifestation décrétée par les autorités en février 2011, les gens sont descendus dans la rue, aux quatre coins du pays, pour protester contre la hausse du prix du carburant et d’autres produits de première nécessité. La réaction de la police a été brutale. De même, au Zimbabwe et au Swaziland, les pouvoirs publics ont tenté d’écraser la contestation par la force. Preuve que certains gouvernements ne reculent devant rien pour s’accrocher au pouvoir, les forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur les manifestants au Burkina Faso, au Malawi, au Sénégal et ailleurs.

En Amérique latine aussi, les citoyens ont élevé la voix. En Bolivie, les tensions sociales sont de plus en plus vives, sur fond de manifestations à répétition contre les difficultés économiques et pour les droits des peuples indigènes. En milieu d’année, des centaines de personnes ont pris part à une marche de protestation de près de 600 kilomètres, de Trinidad, dans le département du Beni, à La Paz, contraignant le président Evo Morales à annuler un projet de route qui devait traverser le Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure. Ce projet violait les garanties constitutionnelles relatives à la consultation préalable des peuples indigènes, ainsi que la législation en matière de préservation de l’environnement. Des dizaines de personnes ont été blessées lors de cette marche, les forces de sécurité n’ayant pas hésité à faire usage de gaz lacrymogène et de matraques pour démanteler un campement installé le long du parcours. Au Mexique, des manifestants se sont rassemblés à plusieurs reprises dans la rue pour exiger la fin des violences, de l’impunité et de la militarisation de la guerre contre la drogue, dont les victimes étaient de plus en plus nombreuses parmi la population civile.

En Russie, la contestation se nourrit de la colère provoquée par une corruption, un népotisme et un dévoiement de la démocratie qui privent les citoyens de la possibilité d’avoir voix au chapitre et de faire évoluer les choses. Sur la scène politique, celles et ceux qui expriment leur opposition au régime ont été systématiquement dénigrés et n’ont pu accéder aux principaux organes de presse, permettant à Vladimir Poutine de se présenter à l’élection présidentielle sans aucun opposant sérieux. Vladimir Poutine n’a pas hésité à comparer les manifestants aux « Bandar-log », le turbulent peuple des singes du Livre de la Jungle, de Rudyard Kipling, et leur emblème, le ruban blanc, à un préservatif. Ces manifestations annoncent cependant l’avènement d’une ère nouvelle pour la Russie, porteuse de défis inédits pour Vladimir Poutine et son entourage. Les réformes politiques et le respect des droits humains étant désormais fermement inscrits à l’ordre du jour, les dirigeants russes vont devoir, d’une manière ou d’une autre, prendre en compte ces revendications.

L’empressement des autorités chinoises à couper court à toute expression d’une quelconque contestation a montré à quel point elles craignaient les soulèvements tel celui que venait de connaître la Tunisie. En février, les forces de sécurité chinoises ont pris position en grand nombre dans les rues de Shanghai afin d’empêcher que d’éventuels manifestants ne puissent converger pour former un cortège de grande ampleur. Malgré l’étroite surveillance des communications numériques et de l’information, des milliers de manifestations ont été signalées un peu partout en Chine, de sources officielles. Les expulsions forcées ont été au centre de nombreux mouvements de protestation, aussi bien en milieu rural qu’en milieu urbain. Au Tibet, où la surveillance est encore plus draconienne, une quinzaine de religieux se sont immolés par le feu, et les forces de sécurité ont abattu plusieurs manifestants en janvier 2012.

Au Myanmar aussi, les autorités ont montré à quel point elles avaient peur d’éventuelles manifestations massives de mécontentement, et elles ont cherché à se présenter sous un jour nouveau, en se disant désormais partisanes de réformes. Le gouvernement a ainsi autorisé la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi à présenter des candidats à des élections partielles. Des exilés sont rentrés. À la mi-janvier 2012, 600 prisonniers politiques avaient été libérés et nombre d’entre eux avaient repris leurs activités d’opposition. Des centaines d’autres restaient toutefois emprisonnés, mais il était difficile d’évaluer avec précision leur nombre. La volonté proclamée du gouvernement de laisser s’exprimer une opposition pacifique est certes encourageante, mais seul l’avenir dira jusqu’où le pouvoir est disposé à aller.

Démocratie et crise de la représentativité

Lorsqu’une vague de contestation s’est mise à déferler sur des pays connus pour leur mépris des libertés d’expression et de réunion, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et ailleurs, la plupart des gouvernements démocratiques ont cru que de tels troubles ne pouvaient survenir dans leurs contrées.

Des manifestations ont pourtant eu lieu dans le monde entier, soulignant les limites des régimes démocratiques en matière de promotion et de garantie des droits humains.

Les responsables politiques ont toujours différencié de façon tranchée et simpliste les bons et les mauvais gouvernements. Les soulèvements qui se sont produits au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ont jeté une vive lumière sur la politique étrangère égoïste et hypocrite d’États qui prétendent respecter les droits fondamentaux de la personne humaine. De plus, ces mêmes États se montrent en réalité incapables de promouvoir ces droits chez eux, où leur politique intérieure a débouché sur une crise économique durable et où ils font preuve d’une remarquable tolérance à des inégalités de plus en plus fortes. La xénophobie progresse à grands pas aux États-Unis et dans toute l’Europe, où les immigrés servent de boucs émissaires. Persécutés et marginalisés depuis longtemps en Europe, les Roms, comme d’autres victimes des grands projets de rénovation urbaine, font l’objet d’expulsions forcées et de violences diverses.

Le gouvernement américain a répondu à la crise en renflouant les institutions financières réputées « trop grosses pour faire faillite », sans pour autant imposer de conditions à ce sauvetage. Les chômeurs, ceux qui ne pouvaient pas se payer une couverture santé ou qui étaient menacés de saisie, voire de se retrouver à la rue, se sont sentis trahis. « Les banques ont été sauvées par les pouvoirs publics, commente le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. Une partie de l’argent a servi à payer des bonus. Une part minime a servi à financer des prêts. Au bout du compte, les banquiers se sont occupés d’eux-mêmes et ont fait ce qu’ils avaient l’habitude de faire. »

Ce que la crise économique a révélé, c’est que le contrat social entre gouvernants et gouvernés était rompu. Les gouvernants étaient, au mieux, indifférents aux préoccupations des citoyens ; au pire, uniquement soucieux de protéger les puissants. Les chiffres qui laissent apparaître une aggravation des inégalités de revenus et de patrimoine témoignent de l’incapacité ou du refus des gouvernements de s’acquitter de l’obligation qui est la leur en garantissant progressivement le respect des droits économiques et sociaux de tous et de toutes.

Devant l’aggravation de la crise dans de nombreux pays d’Europe, les citoyens sont à leur tour descendus dans la rue pour protester contre les mesures d’austérité. En Grèce, des images vidéo, des photos, des reportages parus dans la presse et des témoignages attestent de l’usage répété d’une force excessive par les policiers lors des manifestations qui se sont déroulées à Athènes en juin, les forces de sécurité n’ayant visiblement pas hésité à faire massivement usage de produits chimiques contre des manifestants majoritairement pacifiques. En Espagne également, la police est intervenue avec une brutalité injustifiée contre des manifestants qui exigeaient des réformes aussi bien politiques qu’économiques et sociales.

Ces mouvements de contestation qui secouent l’Europe et l’Amérique du Nord montrent que les gens ont cessé de faire confiance à des gouvernements pour qui les principes d’obligation de rendre des comptes, de justice et de promotion de l’égalité ne sont que de vaines paroles.

Face à la répression

Si les manifestants d’Europe et d’Amérique du Nord ont vu leur droit à la liberté de réunion remis en cause et ont parfois été confrontés à la brutalité illégitime de forces de police promptes à recourir aux canons à eau et au gaz lacrymogène, ailleurs, les contestataires ont payé plus cher encore leur engagement. En Tunisie comme en Égypte, au Yémen comme en Syrie, manifester pour la liberté signifiait risquer la mort, la disparition forcée ou la torture. À Homs, les manifestants ont bravé les chars, les tireurs embusqués, les bombardements, les arrestations et la torture.

Certes, la technologie moderne oblige parfois les forces de l’ordre à faire preuve de retenue. La police s’est en effet rendu compte à plusieurs reprises qu’on pouvait désormais utiliser un téléphone portable pour filmer un incident et envoyer instantanément les images sur les réseaux sociaux. Elle a pourtant fait de son mieux pour limiter la couverture médiatique des événements et intimider les manifestants, à grands renforts de gaz lacrymogène, de gaz poivre et de matraques. Aux États-Unis, les autorités ont par exemple eu l’idée originale de ressortir des cartons une vieille loi du XVIIIe siècle interdisant le port de masques à New York, pour réprimer des manifestations essentiellement pacifiques.

Que ce soit sur la place Tahrir au Caire, à Zucotti Park à Manhattan ou sur la place du Manège à Moscou, il est frappant de voir avec quelle rapidité les gouvernements se sont mobilisés pour réprimer des mouvements de contestation non violents et limiter le droit à la liberté d’expression et d’association.

Le pouvoir croissant des entreprises

L’incapacité à réguler les activités des grandes entreprises, et en particulier des multinationales, qui réalisent souvent des bénéfices au détriment des populations locales, constitue l’un des exemples les plus flagrants d’absence de leadership de la part des gouvernements. Que ce soit Shell au Nigeria, dans le delta du Niger, ou Vedanta Resources en Inde, dans l’Orissa, les grands groupes ne sont pas tenus par les autorités politiques de respecter les droits humains. Dans de nombreux pays, des centaines de milliers de personnes ont été expulsées ou déplacées de force par l’arrivée de compagnies minières venues exploiter les ressources naturelles.

Confrontées aux exigences de gouvernements qui leur demandent de se soumettre à des lois manifestement abusives, qui violent les droits humains, et notamment les droits à la liberté d’expression, à l’information et au respect de la vie privée, les entreprises du numérique et de la communication font l’objet d’une attention croissante. Il existe aujourd’hui des éléments tendant à prouver que des sociétés qui se présentent comme des instruments d’expression et d’échange d’opinions (et tirent leurs profits de ces activités), comme Facebook, Google, Microsoft, Twitter, Vodaphone ou encore Yahoo, sont en fait complices de telles violations.

Les menaces pesant sur la liberté d’expression sur Internet, notamment dans le contexte de mouvements révolutionnaires exigeant le respect des droits humains, ne sont pas une chose nouvelle. Amnesty International dénonce depuis longtemps l’attitude de pays comme la Chine, Cuba ou l’Iran, qui bafouent la liberté d’expression sur Internet et les droits qui lui sont associés. Des lois récemment adoptées par le Congrès des États-Unis et dans l’Union européenne menacent également la liberté sur Internet.

Le fait que les gouvernements n’agissent pas pour imposer aux grandes entreprises et institutions de rendre compte de leurs actes, si peu que ce soit, montre une fois de plus qu’ils entendent servir les puissants plutôt que faire respecter les droits des citoyens dépossédés de la maîtrise de leur destin.

En quête de leadership

Le constat qui s’impose après cette année de troubles, de transition et de conflit, est celui d’une singulière absence de pilote, au niveau aussi bien national qu’international. Les arguments des régimes répressifs qui rejettent la notion d’universalité des droits humains et prétendent que ce sont des valeurs purement occidentales ont été percés à jour. D’autres gouvernements affirment volontiers que certains pays « ne sont pas prêts pour la démocratie et les droits humains », mais la fausseté de cette idée a été exposée au grand jour.

Comment, dans ces conditions, les gouvernements peuvent-ils reconquérir leur légitimité, aux commandes de la planète ?

En renonçant, pour commencer, à l’hypocrisie. Aucun État ne peut légitimement affirmer que ses citoyens ne sont pas prêts pour les droits humains et pour un véritable système participatif de gouvernement. Et les États qui prétendent défendre les droits humains doivent cesser de soutenir des dictateurs sous prétexte qu’ils sont leurs alliés. Le cri lancé aux quatre coins du monde en faveur de la liberté, de la justice et de la dignité doit être entendu. Pour cela, tous les pays de la planète doivent tout d’abord veiller à respecter la liberté d’expression et le droit de manifester pacifiquement.

Les États doivent ensuite prendre au sérieux leurs responsabilités en tant qu’acteurs sur la scène internationale. Une attitude que l’on aimerait voir adoptée, en particulier, par ceux qui ont pour mission de garantir la paix et la sécurité dans le monde. Cet engagement nouveau pourrait par exemple se traduire par l’adoption d’un traité sur le commerce des armes qui soit doté d’une véritable force.

Les États membres de l’ONU doivent se réunir en juillet 2012 pour mettre la dernière main à un tel traité. Un instrument fort permettrait d’interdire le transfert international d’armes classiques en tous genres, y compris les armes légères et de petit calibre, les munitions et les composants majeurs, lorsqu’il existe dans le pays de destination un risque important que ces armes servent à commettre de graves atteintes aux droits humains et au droit humanitaire. Pour cela, le futur traité doit exiger des gouvernements qu’ils procèdent, avant d’accorder un permis d’exportation d’armes, à une évaluation rigoureuse des risques en matière de droits humains. Ce serait une façon de montrer que les gouvernements placent les droits humains, ainsi que la paix et la sécurité dans le monde, au-dessus des considérations politiques immédiates et des profits issus du commerce des armes. Si un traité sur le commerce des armes semble aujourd’hui à portée de main, c’est parce que des militants, des défenseurs des droits humains et de simples citoyens, conscients des effroyables conséquences de l’irresponsabilité du marché de l’armement, se sont mobilisés, à tous les niveaux – local, national, régional et mondial – pour exiger des gouvernements qu’ils s’attellent à ce problème majeur, qui concerne les droits fondamentaux de la personne.

Il faut en outre assurer une surveillance plus effective, notamment des institutions financières, pour éviter que ne se répètent les crises économiques telles que celle que nous connaissons actuellement et qui continue d’enfoncer toujours plus profondément dans la misère tant d’habitants de la planète. Peu surveillées et encouragées par la déréglementation, les banques et les sociétés de prêt immobilier ont joué – et perdu – les économies et les logements de leurs clients.

Les dirigeants politiques doivent comprendre qu’il leur faut impérativement élaborer et pérenniser un système qui protège les plus faibles et modère les actions des plus puissants, un système fondé sur l’état de droit, garantissant la fin de l’impunité et l’adhésion aux normes internationales de respect de la procédure légale, d’équité des procès et d’indépendance du judiciaire, un système dans lequel les représentants de l’État sont bien conscients d’être là pour servir au mieux les intérêts des citoyens. Pour que cet idéal se concrétise, il faut de toute évidence d’abord mettre en place des conditions permettant à tous de participer véritablement à la vie politique, en veillant à ce que les institutions soutiennent résolument l’implication de la société civile.

Le mouvement incarné par Amnesty International est fondé sur la conviction que la liberté d’expression et la capacité de faire face aux gouvernements, en exigeant d’eux qu’ils respectent, protègent et garantissent les droits humains, sont des outils majeurs, grâce auxquels nous pouvons espérer construire un monde où tous et toutes vivront véritablement libres et égaux, en dignité et en droits. Les manifestants de 2011 ont mis les gouvernements au défi, les sommant de faire preuve de leadership et d’agir pour la promotion des droits humains, pour la justice, pour l’égalité et pour la dignité. À en juger par l’histoire récente du monde, les dirigeants qui ne seraient pas à la hauteur de ces attentes ont du souci à se faire.

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