Il est temps de passer aux choses sérieuses concernant la protection des civils au Darfour Jonathan Loeb, conseiller Crises à Amnesty International

Le futur de l’opération de maintien de la paix des Nations unies au Darfour étant désormais compromis, la sécurité des populations les plus vulnérables de cette région du Soudan est en suspens.

Si le Conseil de sécurité des Nations unies et le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine (UA) ont à l’unanimité renouvelé le mandat de l’opération hybride de l’ONU et de l’UA au Darfour (MINUAD) en juin dernier, cette décision masque de profondes dissensions au sein des deux Conseils. Plusieurs États membres sont en effet en faveur d’un renforcement de la mission, tandis que d’autres acceptent la position du gouvernement soudanais selon laquelle la guerre au Darfour est finie et l’ampleur de la mission doit être réduite, avant son retrait.

Le retrait n’est pas une éventualité acceptable sur le plan moral. Les violences de grande ampleur infligées aux civils du Darfour en 2016 démontrent la nécessité d’une force robuste de maintien de la paix.

Bien que le mandat de la MINUAD l’autorise à recourir à la force pour protéger les civils, elle a souvent failli à sa mission de défense de la population durant les attaques. La MINUAD a toutefois fourni une protection aux civils déplacés par les violences qui sont parvenus à se rendre jusqu’aux bases et camps où des soldats de la paix assurent la sécurité. Cette protection, bien qu’inadéquate, est indispensable pour un grand nombre des deux millions et demi de personnes qui sont toujours déplacées à l’heure actuelle, et justifie à elle seule la reconduite de la mission.

Cette protection, bien qu’inadéquate, est indispensable pour un grand nombre des deux millions et demi de personnes qui sont toujours déplacées à l’heure actuelle, et justifie à elle seule la reconduite de la mission.

Il n’est pas certain qu’il existe un scénario plausible où le Conseil de sécurité de l’ONU et le Conseil de paix et de sécurité de l’UA pourraient renforcer la mission afin que la population du Darfour soit mieux protégée ; la réponse internationale à ce conflit jusqu’à présent n’incite pas vraiment à l’optimisme. Le fait que le conflit semble insoluble et les opinions très arrêtées des membres les plus puissants des deux Conseils représentent des obstacles importants à l’action.

Une raison plus immédiate - et sur laquelle il est possible d’agir - de cette inaction réside dans le fait que les États membres sont mal informés de la gravité des violations qui continuent à avoir lieu au Darfour.

Ces trois dernières années, des centaines de milliers de civils au Darfour ont été déplacés de force illégalement par des membres des forces gouvernementales utilisant la tactique de la terre brûlée qui caractérise la guerre depuis qu’elle a commencé il y a près de 14 ans. Le gouvernement soudanais a déployé beaucoup d’efforts afin d’empêcher que ces violences ne soient rendues publiques. Il est interdit aux journalistes indépendants et aux diplomates étrangers de se rendre dans le Darfour à moins qu’ils n’effectuent des visites sous le contrôle du gouvernement dans des lieux approuvés par les autorités.

Le gouvernement soudanais a déployé beaucoup d’efforts afin d’empêcher que ces violences ne soient rendues publiques.

Ce manque d’accès à la zone a créé un trou noir en matière d’information, faisant de la MINUAD le seul acteur de terrain au Darfour habilité à rendre compte du conflit.

Cela prend essentiellement la forme des rapports trimestriels du secrétaire général des Nations unies au Conseil de sécurité sur la situation au Darfour, qui contiennent des mises à jour portant, entre autres choses, sur la dynamique du conflit, les évolutions politiques, la situation humanitaire, les droits humains et la protection des civils.

Malheureusement, la capacité de la mission à faire remonter des informations est fortement restreinte par le gouvernement soudanais. Et il va de soi que le gouvernement, accusé à nombreuses reprises de commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, continue à résister aux tentatives visant à obtenir des renseignements sur ses activités militaires.

Les rapports du secrétaire général indiquent de quelle manière le gouvernement entrave les activités de compte-rendu, notamment en refusant systématiquement à la MINUAD l’accès aux zones les plus touchées par le conflit au Darfour et en n’accordant pas de visa à certains personnels rattachés à la mission, en particulier les civils travaillant sur des questions en relation avec les droits humains et la protection. Il existe d’autres tactiques, sans doute encore plus gênantes. Ces manœuvres - dont il est plus difficile de prouver l’existence et qui ne sont pas évoquées dans les rapports du secrétaire général - incluent en particulier le suivi en continu par le gouvernement des activités de la mission. Les civils parlant à la MINUAD de sujets sensibles et les personnels nationaux de la MINUAD rendant compte de questions délicates risquent constamment d’être arrêtés et incarcérés.

Malgré ces obstacles significatifs, les rapports du secrétaire général donnent globalement l’impression que la mission fournit au Conseil une évaluation exacte et raisonnablement complète de la nature du conflit et de son impact sur la population civile. Cette impression est erronée. Les rapports du secrétaire général et de la MINUAD présentent souvent sous un faux jour l’impact de la violence sur la population et se gardent souvent de rendre compte de violations graves des droits humains.

Les rapports du secrétaire général et de la MINUAD présentent souvent sous un faux jour l’impact de la violence sur la population et se gardent souvent de rendre compte de violations graves des droits humains.

Les violences de grande ampleur ayant eu lieu dans le Djebel Marra entre janvier et septembre 2016 constituent l’exemple le plus récent du manquement flagrant de la MINUAD à son devoir de relayer des informations. Le Djebel Marra est un massif volcanique de 5 000 kilomètres carrés du centre du Darfour où sont situés environ 1 500 villages et hameaux. Cette zone est un bastion de groupes armés d’opposition depuis le début du conflit ; en 2016, plusieurs secteurs du Djebel Marra constituaient le seul territoire d’importance au Darfour se trouvant toujours aux mains d’un mouvement d’opposition armée. L’accès au Djebel Marra est en grande partie fermé depuis 2009, quand le gouvernement soudanais a réagi au mandat d’arrêt émis contre le président soudanais Omar el Béchir en expulsant presque toutes les organisations humanitaires qui travaillaient dans cette zone. Aucun journaliste, enquêteur des droits humains, acteur humanitaire ni soldat de la paix n’a été autorisé à se rendre librement dans la plupart des zones touchées par le conflit dans le Djebel Marra depuis des années.

en 2016, plusieurs secteurs du Djebel Marra constituaient le seul territoire d’importance au Darfour se trouvant toujours aux mains d’un mouvement d’opposition armée.

En janvier 2016, la MINUAD a signalé un déploiement massif de soldats des forces gouvernementales dans les plaines entourant le Djebel Marra. À la mi-janvier, des violences de grande ampleur ont éclaté sur quatre fronts différents, les forces gouvernementales attaquant les positions tenues par des membres de l’opposition armée.

La MINUAD n’a pas eu accès aux zones attaquées dans le Djebel Marra ; pour décrire l’offensive militaire, les rapports du secrétaire général se sont appuyés sur les observations de sources locales et de membres du personnel en poste dans des bases distantes. Le résultat fut un tableau incomplet des affrontements entre le gouvernement et les membres de l’opposition armée. Étaient absents des rapports les très nombreux éléments de preuve semblant indiquer que des crimes de guerre et peut-être des crimes contre l’humanité, ainsi que d’autres graves atteintes au droit international relatif aux droits humains, ont été commis. Ces rapports passent presque complètement sous silence les violences sexuelles, les homicides illégaux, les bombardements aveugles, la destruction d’infrastructures civiles, les pillages de biens civils et d’autres violations du droit international, notamment les allégations crédibles selon lesquelles des armes chimiques ont été utilisées - tous ces agissements ayant été attribués aux forces gouvernementales soudanaises durant l’offensive.

Étaient absents des rapports les très nombreux éléments de preuve semblant indiquer que des crimes de guerre et peut-être des crimes contre l’humanité

Si l’accès limité aux zones concernées dont dispose la MINUAD, son manque de personnel et les risques réels qu’encourent ses membres locaux et ses interlocuteurs civils sont des raisons valables expliquant l’impossibilité de recenser de manière exhaustive les violences récentes, elles ne justifient en rien le comportement irresponsable consistant à représenter de manière inexacte la nature et l’ampleur de la violence.

Si on s’appuyait uniquement sur le contenu des rapports du secrétaire général et d’autres rapports publics de la MINUAD sur les violences dans le Djebel Marra, il serait raisonnable de conclure qu’un grand nombre, voire la totalité, des dizaines de milliers de civils ayant fui le Djebel Marra pour se rendre dans des espaces protégés par la MINUAD ont été déplacés en toute légalité, conformément au droit international humanitaire. Toute véritable tentative de la MINUAD d’enquêter, en recueillant les témoignages de victimes, en analysant les images satellite disponibles, ou en établissant son propre réseau d’intermédiaires de confiance dans le Djebel Marra, révèlerait que ce n’est simplement pas le cas. La plupart ont été déplacés de villages (désormais détruits) où n’existait aucune opposition armée officielle au moment des attaques, par des agresseurs dont le but était de prendre pour cible l’ensemble de la population civile dans le village.

La réticence ou l’incapacité de la MINUAD à effectuer des recherches, que ce soit sur place ou à distance, sur la nature des attaques dans le Djebel Marra signifient que le Conseil de sécurité de l’ONU et le Conseil de paix et de sécurité de l’UA reçoivent des informations erronées sur l’ampleur des souffrances humaines dans la région. Les Conseils ont par conséquent moins de raisons de douter des fausses affirmations du gouvernement selon lesquelles les affrontements n’ont impliqué que des combattants.

Dans l’idéal, les deux Conseils travailleraient de concert afin d’exercer les pressions politiques qui s’imposent pour surmonter les obstacles dressés par le gouvernement qui empêchent la MINUAD de rendre des comptes. En attendant, les membres civils du personnel de la mission ont besoin d’utiliser les outils considérables dont ils continuent à disposer afin d’évaluer et de retranscrire avec exactitude l’impact de ces violences sur la population civile, puis de mieux informer les Conseils du besoin urgent de protection sur place. Si cela n’est pas possible, la MINUAD doit pleinement et publiquement reconnaître les lacunes de ses rapports, afin que l’on ne considère pas qu’ils prouvent une absence de violations graves des droits humains. Le pire, c’est que le manquement de la MINUAD à sa responsabilité de rendre compte des attaques récentes dans le Djebel Marra semble indiquer, à tort, qu’il n’y a pas eu d’abus, ce dont le gouvernement se sert désormais pour étayer sa version selon laquelle la guerre est finie et la présence de la MINUAD n’est plus requise.

La guerre n’est pas finie. Une opération de maintien de la paix reste nécessaire. Certaines informations récentes annoncent un déploiement de forces gouvernementales dans le Djebel Marra en prévision d’une nouvelle offensive début 2017. Cela devrait inciter les deux Conseils à prendre immédiatement des mesures afin de garantir que la MINUAD soit prête à protéger les populations vulnérables vivant toujours dans le Djebel Marra. En tête de ces mesures figure la mise en œuvre du statut des forces, l’accord militaire conclu entre la MINUAD et le gouvernement soudanais, autorisant la mission à se rendre librement et sans entrave dans l’ensemble du Darfour. Conformément à une récente évaluation des menaces, la MINUAD doit être habilitée à mobiliser ses ressources militaires et civiles, ce qui impliquerait forcément un accès sans entrave à l’ensemble du Darfour - en particulier dans le Djebel Marra -, et notamment la capacité de redéployer ses bases opérationnelles.

Faute d’une solution politique au conflit - ce que 13 ans de négociations de paix n’ont pas permis d’atteindre - ou d’une véritable cessation des hostilités par toutes les parties, renforcer le soutien à la MINUAD reste la meilleure solution afin de fournir en urgence une protection aux civils. La population du Darfour, qui vit depuis longtemps dans la souffrance, le mérite.

Publié par IPS en prévision d’un débat sur le Darfour prévu pour le 27 décembre au Conseil de sécurité des Nations unies

Pour en savoir plus

Soudan. Terre brûlée, air empoisonné - Darfour : la région du Djebel Marra dévastée par les forces gouvernementales soudanaises.

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