La crise humanitaire et l’érosion de l’Etat de Droit

par Henry Ramirez Soler, Philosophe, Théologien, Etudiant en Master de Sociologie à l’EHESS, Membre de la Commission Inter-Ecclésiastique de Justice et Paix, Colombie

La situation de la Colombie au plan international, et surtout en Europe, a été notablement médiatisée par l’affaire de la rétention et la postérieure libération de l’ex-candidate à la présidence Ingrid Betancourt. Situation délicate pour ceux qui sont encore retenus et préoccupante pour tous ceux qui travaillent pour la défense des droits de l’homme. C’est pourquoi la société colombienne a continué à travailler pour leur libération et à demander l’accord humanitaire, comme l’a exprimé une lettre envoyée aux FARC-EP.

Pour sa part, le gouvernement colombien a déclaré une guerre frontale aux guérillas des FARC et de l’ELN ; cette guerre s’est développée avec l’application de la politique de "sécurité démocratique" de l’actuel président Álvaro Uribe Vélez. Or, cette politique affecte gravement la population civile et ne garantit ni les libertés, ni les droits des citoyens, puisqu’elle criminalise et traite de terroristes tous ceux qui exigent le respect de leur droits, toute opposition politique, tous ceux qui dénoncent la violation des droits de l’homme en soulignant la responsabilité des membres de l’État.

Pour développer la politique de sécurité démocratique et sa lutte contre les guérillas, l’armée colombienne assassine des paysans ou des habitants des villes pour les présenter postérieurement comme guérilleros morts en combat. On appelle ça, les "faux positifs". Cette situation commence à être dévoilée car le nombre de victimes est chaque jour plus grand.
Cela met en évidence que la lutte contre insurrectionnelle de l’État n’est pas dirigée contre les guérillas mais contre la population civile, en obtenant ainsi un contrôle social à partir de la terreur et de la violence, de sorte que les paysans continuent à être victimes de ces exécutions extrajudiciaires.

Ces dernières années, et surtout au cours des derniers mois, nous avons assisté à la dé-légitimation publique de toute opposition politique et sociale. Par des affirmations sans preuves, des accusations portées sans possibilité de se défendre et en utilisant tous les mécanismes des médias, sont traités de « terroristes » : les défenseurs des droits de l’homme, les leaders paysans, les enseignants, les journalistes, les syndicalistes, les militants des partis politiques d’opposition. Toutes ces fausses accusations font leur effet dans la logique de contrôle paramilitaire qui existe en Colombie. Ces derniers jours, par exemple, les indiens du Cauca sont descendus dans la rue pour réclamer leur droit à la terre. La réponse du gouvernement a été de dire qu’il s’agissait d’une marche de la guérilla.
Ainsi, depuis le début de l’année, près de 40 syndicalistes ont été assassinés par des groupes paramilitaires soi-disant démobilisés, c’est à dire une hausse de 300% par rapport à l’année dernière. Dans un rapport récent, trois experts des Nations Unies ont exprimé leur profonde préoccupation au sujet de la violence exercée contre les défenseurs des droits de l’homme en Colombie. Ils dénoncent l’aggravation de la situation de ces personnes au cours des derniers mois en se référant particulièrement aux assassinats, au harcèlement et à l’intimidation des activistes de la société civile, des dirigeants syndicaux et des avocats.

La stratégie paramilitaire de l’Etat Colombien est responsable de plus de 15.000 disparus. Plus de 1.700 indigènes, 2.500 syndicalistes et près de 5.000 membres de l’Union Patriotique aujourd’hui disparue, ont été assassinés et il existe plus de 3.000 fosses communes. Entre 1982 et 2005, les paramilitaires ont commis au moins 3.500 massacres et ils sont responsables du vol de plus de 6 millions d’hectares de terre que le Gouvernement veut maintenant légaliser par divers mécanismes juridiques. Depuis 2002, après leur soi-disant démobilisation, ils ont assassiné environ 600 personnes par an. Ils sont arrivés à contrôler 35% du Parlement et de nombreux parapolitiques continuent à exercer des charges publiques ou diplomatiques. Aujourd’hui, 63 parlementaires sont mis en examen dans des enquêtes et 31 d’entre eux sont derrière les verrous.

Tous ces chiffres permettent de prendre la mesure et de voir les conséquences des accusations publiques portées par l’exécutif et les conseillers du président sur ceux qui exigent que soit rétabli en Colombie un Etat Social de Droit qui garantisse les libertés des citoyens.
Dans son rapport le plus récent, la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) vient elle aussi de manifester sa préoccupation en soulignant « la persistance de situations conjoncturelles ou structurelles qui affectent gravement l’exercice des droits fondamentaux consacrés par la Convention Américaine des Droits de l’Homme ».
Dans les 5 chapitres de ce rapport, la CIDH lance un appel sur plusieurs aspects particulièrement préoccupants du processus de « démobilisation », l’application de la loi 975 pour « la justice et la paix », l’absence de garanties pour les victimes, les violations des droits de l’Homme sous la responsabilité directe de l’Etat, la situation des communautés indigènes ou afro colombiennes, des leaders sociaux et des défenseurs des droits de l’homme.
La CIDH observe que, malgré les initiatives de l’Etat pour la « pacification » de la Colombie, « les manifestations de violence persistent à côté des efforts déployés pour démobiliser les groupes armés en marge de la loi. Les tentatives mises en œuvre pour administrer la justice doivent encore montrer des résultats en matière d’efficacité, de réparation intégrale et de résorption des facteurs de violence ».
La situation actuelle présente une grave crise humanitaire dans laquelle sont plongés des millions de déplacés et de colombiens qui vivent dans des situations d’extrême pauvreté. Elle met aussi en évidence l’érosion de l’Etat de Droit, une profonde crise institutionnelle où l’on peut voir clairement comment les liens entre l’exécutif, le législatif et la mafia du narcotrafic ont réussi à instaurer en Colombie un modèle paramilitaire qui non seulement contrôle militairement la nation mais qui s’est aussi emparé de la conduite politique et économique du pays.

De nombreuses voix de la Communauté internationale, comme le prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez Esquivel, ont manifesté leur préoccupation face à l’actuelle situation que vit la Colombie et suite à la répression qui s’est abattue sur les indiens du Cauca. Par une lettre adressée au Président de la République, il affirme : « Quand j’ai pris part il y a quelques mois au Tribunal Permanent des Peuples dans votre pays, j’ai pu prendre contact avec la terrible situation de violence et d’intimidation dont souffre une grande partie des militants sociaux et des différentes Communautés indigènes. »

La situation colombienne est très tendue. Différents secteurs de la société sont sortis récemment dans les rues pour exiger le respect de la vie et de meilleures conditions de vie. Le conflit social s’est accentué, les travailleurs du secteur judiciaire réclament de meilleures conditions de travail et surtout, indépendance et autonomie pour exercer leur tâche puisque le pouvoir exécutif les conditionne à travers le maniement budgétaire, les travailleurs de la canne à sucre exigent des conditions dignes pour leur travail,une sécurité sociale adéquate et stabilité de travail, mais la réponse a toujours été la même : Militarisation et répression.

Le meurtre d’indigènes et de chefs de Communautés afrocolombiennes qui ont dénoncé comment la violence paramilitaire a été associée à l’implantation de projets agro-industriels comme le palmier d’huile pour la production d’agrocaburants et la construction de grandes autoroutes dans des territoires ancestraux de ces Communautés continuent dans l’impunité totale. C’est arrivé le 10 octobre dernier, dans la Zone Humanitaire de « Caño Manso », à Curvarado, où a été assassiné Walberto Hoyos. Ces derniers jours ont été également assassinés trois indiens qui prenaient part à une manifestation pacifique.

Grâce aux moyens massifs de désinformation qui imposent leurs analyses et présentent le mensonge comme une vérité, la logique de la sécurité démocratique a engendré un assentiment collectif en appliquant le discours « anti-terroriste ». Les victimes apparaissent comme des bourreaux, les paysans assassinés sont présentés comme des guérilleros morts au combat. Etre en désaccord et questionner la logique de guerre du Gouvernement devient de plus en plus difficile en raison du formatage imposé par une conscience collective basée sur des sentiments patriotiques et messianiques. Ceux qui osent questionner le modèle sont traités d’antipatriotes, de terroristes ou de partisans des terroristes.

Dans ce climat de répression et de persécution, le peuple colombien, les victimes des Crimes d’Etat, les Zones Humanitaires, les syndicats, les défenseurs des droits de l’homme, le mouvement indigène et paysan, ont réussi à construire des propositions de lutte contre l’impunité, de justice, de vérité et de réparation intégrale. C’est par exemple la constitution d’une Commission Ethique Internationale pour la Colombie, qui accompagne ces communautés et ces groupes dans leurs processus de résistance et dans la sauvegarde de la mémoire des crimes, pour que puisse avoir lieu un jugement et que soient condamnés les responsables de crimes d’Etat en Colombie quand existeront les conditions qui le permettront.

Des expériences de résistance civile construisent des propositions de vie au milieu du conflit : la récupération de la mémoire, l’exigence de vérité, de justice et de réparation ; la protection de la nature à partir de la création de Zones de protection de la Biodiversité où les communautés déplacées qui sont retournées sur leurs territoires affrontent les projets agro-industriels comme la Palme africaine qui produit le « Bio-combustible » ; la construction d’un modèle de production qui garantit la souveraineté alimentaire et la protection de l’environnement.
Des communautés afro-colombiennes et paysannes s’organisent en zones humanitaires pour exiger le droit à être reconnues comme population civile au milieu du conflit armé. Elles construisent un projet politique et d’organisation qui permet le développement de projets de vie, d’organisation communautaire et de reconstruction du tissu social détruit par la guerre.

Aujourd’hui, au cœur de la terreur semée par la répression de l’Etat à travers la stratégie paramilitaire mise en œuvre par les anciennes structures soi-disant démobilisées qui s’appellent maintenant « Aigles Noirs », le Mouvement des Victimes de Crimes d’Etat (MOVICE) continue son chemin et constitue une force d’organisation qui crée des possibilités de dialogue entre différents secteurs de la société colombienne pour ouvrir la possibilité d’une solution politique du conflit colombien.

Henry Ramirez Soler, Philosophe, Théologien, Etudiant en Master de Sociologie à l’EHESS, Membre de la Commission Inter-Ecclésiastique de Justice et Paix, vendredi 7 novembre 2008.

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