Les entreprises et les droits humains

Introduction
Globalisation économique
Entreprises et droits humains
Protection
Respect
Réparation
Plan d’action national en Belgique
Conclusion – La Belgique : un pays en première ligne

Introduction

Les entreprises ont une fonction importante dans la société actuelle. Elles génèrent de l’emploi et de la croissance économique et fournissent des produits et des services qui bénéficient à la population.

Les entreprises peuvent cependant avoir une influence négative sur leur environnement par leur gestion des affaires ou par l’intermédiaire de leurs fournisseurs. Nous pensons, par exemple, à la pollution ou à la corruption. Mais des violations des droits humains peuvent également être une conséquence de leurs activités, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.

John Ruggie

John Ruggie a été, entre 1997 et 2001, Secrétaire général-adjoint, responsable pour les Objectifs du Millénaire et l’élaboration du Pacte Mondial de l’ONU. Il a poursuivi ce travail entre 2005 et 2011 en tant que représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits humains, des sociétés transnationales et autres entreprises. C’est dans le cadre de cette fonction qu’il a conçu et négocié les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits humains.

La relation entre les entreprises et les droits humains est, depuis quelques années, inscrite à l’agenda international, notamment en raison du rôle plus important des entreprises dans un monde globalisé. Cette attention internationale a généré certains résultats [1].

L’approbation unanime des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (Principes directeurs) en 2011 par le Conseil de Droits de l’Homme de l’ONU fut une étape importante.

Les Principes directeurs contiennent des normes internationales claires en matière de droits humains auxquelles les États et les entreprises doivent se soumettre. Ces principes mettent en œuvre le cadre de référence « Protéger, Respecter et Réparer », appelé « Cadre Ruggie ».

Les Principes directeurs reconnaissent fondamentalement :

a) les obligations existantes qui incombent aux États de respecter, de protéger et d’appliquer les droits humains et les libertés fondamentales ;

b) le rôle dévolu aux entreprises en qualité d’organes spécialisés de la société civile remplissant des fonctions particulières, tenues de se conformer à toutes les lois applicables et de respecter les droits humains ;

c) la nécessité que les droits et obligations s’accompagnent de voies de recours appropriées et efficaces en cas de violation.

Dans son introduction aux Principes directeurs, John Ruggie déclare que ceux-ci n’ont pas pour but de créer de nouvelles obligations en droit international, mais qu’ils visent à rendre plus claires les conséquences de normes et pratiques existantes pour les États et les entreprises et de les énoncer dans un cadre unique, logique et cohérent.

Ces principes indiquent également en quoi le régime actuel présente des lacunes et comment celui-ci peut être amélioré. De même, ils n’ont pas pour ambition d’être une boîte à outils, devant simplement être traduits en droit national [2]. Ces principes qui ne sont pas juridiquement contraignants sont un appel aux États membres de l’ONU pour les traduire dans leur législation, leur politique et leur pratique, compte tenu des réalités et des besoins nationaux.

Actuellement, beaucoup d’États élaborent et implémentent des plans d’action nationaux pour rendre les Principes directeurs opérationnels.

Amnesty International plaide en faveur de l’élaboration d’un plan d’action national belge en ce qui concerne les « Entreprises et les droits humains » et ceci en conformité avec les Principes directeurs. Le ministre Reynders a d’ailleurs fait référence à un plan d’action national « Entreprises et Droits de l’Homme » dans sa Note de Politique générale du 13 novembre 2013. Dans les pages qui suivent, nous indiquerons comment l’Europe, la Belgique et ses composantes régionales et communautaires peuvent rendre les Principes directeurs opérationnels.

Recommandations générales

L’État belge doit tout faire pour mettre en pratique les Principes directeurs. À cette fin, les autorités belges doivent rédiger un plan national d’action « Entreprises et droits humains ».
Ce plan national d’action doit se construire par le biais d’un processus participatif, qui vise à consulter tant le monde des entreprises, le monde académique que le monde associatif.


Globalisation économique

La globalisation de l’économie et l’augmentation de l’importance des entreprises dans le système économique mondial ont modifié, au cours des dernières décennies, la relation entre les États et les entreprises.

Si les États étaient auparavant les acteurs internationaux principaux, la situation est maintenant plus complexe du fait de la croissance exponentielle des entreprises multinationales.

Les entreprises reprennent une partie du rôle traditionnel dévolu aux États dans l’articulation des relations internationales. Cette évolution est particulièrement frappante en ce qui concerne les transferts financiers dans les relations Nord-Sud. C’est ainsi que les entreprises ont investi en 2012 environ 700 milliards de dollars dans les pays en voie de développement par le biais des investissements directs étrangers, contre 125,6 milliards de dollars d’aide au développement officiel des pays de l’OCDE dans les pays en voie de développement [3].

Au niveau international, plus de 80.000 entreprises multinationales sont actives ainsi que leurs filiales, dix fois plus nombreuses [4].

Par le biais des investissements directs étrangers, les entreprises multinationales peuvent fortement contribuer au développement des femmes, des communautés et du pays. Les emplois créés fournissent des moyens financiers aux États grâce aux divers impôts prélevés. Toutefois, les investissements peuvent avoir une face obscure.

Les pays en voie de développement n’ont souvent pas de législation sociale et économique élaborée et le contrôle sur la législation existante est souvent défaillant dans beaucoup de ces pays.

Les entreprises multinationales peuvent abuser de l’absence de législation ou de l’absence de suivi. Dans la mesure où beaucoup de pays en voie de développement sont dépendants des investissements des entreprises, ils sont dans une position de faiblesse vis-à-vis de ces dernières. De plus, on peut aussi déplorer un degré élevé de corruption facilité par une absence totale de transparence.

Entreprises et droits humains

Alors que les États ont l’obligation de respecter un ensemble de règles reconnues internationalement, les entreprises n’ont pas cette obligation directe.

Traditionnellement, on partait du principe qu’un système d’implémentation nationale de droits reconnus au niveau international garantirait une protection adéquate. La réalité est différente et beaucoup d’autorités publiques ne réussissent pas à protéger leurs sujets contre des violations des droits humains que ce soit par des acteurs étatiques ou des acteurs non étatiques [5].

L’inaction des autorités publiques permet aux entreprises multinationales de violer de façon consciente ou inconsciente les droits humains, sans être sanctionnées. Les entreprises peuvent ainsi faire des bénéfices à l’étranger, soit directement, soit par l’intermédiaire de fournisseurs, sans avoir à se justifier. Si les États sont tenus de respecter les droits humains reconnus au niveau international, les entreprises n’y sont pas tenues de la même manière.

Avec les Principes directeurs, et dans le cadre décrit par le professeur John Ruggie, l’idée reçue que seuls les États ont des responsabilités internationales dans la protection des droits humains a été battue en brèche. Ce cadre comprend 31 principes qui s’appuient sur trois piliers : protection, respect, réparation.

Protection

Le principe de protection prévoit très clairement que l’État n’est pas seul responsable du respect des droits humains en ce qui concerne ses propres actions, mais également pour les actions des entités sous son contrôle.

Principe 1 : Les États ont l’obligation de protéger lorsque des tierces parties, y compris des entreprises, portent atteinte aux droits de l’homme sur leur territoire et/ou sous leur juridiction. Cela exige l’adoption de mesures appropriées pour empêcher ces atteintes, et lorsqu’elles se produisent, enquêter à leur sujet, en punir les auteurs, et les réparer par le biais de politiques, de lois, de règles et de procédures judiciaires.

Principe 2 : Les États devraient énoncer clairement qu’ils attendent de toutes les entreprises domiciliées sur leur territoire et / ou sous leur juridiction qu’elles respectent les droits de l’homme dans toutes leurs activités.

Il est clair que les États qui restent inactifs pour offrir cette protection ne respectent pas leurs obligations internationales. Il est important que les États non seulement puissent être tenus pour responsables de leurs propres actions, mais également pour leur absence d’action, comme par exemple l’absence d’un cadre législatif adéquat, l’application insuffisante du cadre législatif existant ou l’absence de suivi.

Respect

L’obligation des entreprises, indépendamment de l’endroit où elles opèrent, de respecter les droits humains reconnus au niveau international, est un standard international.

Cette obligation des entreprises est indépendante des mesures protectrices que l’État doit prendre.

Cela signifie que les entreprises sont tenues de respecter les droits humains dans le cadre de leurs activités. En cas de conflit entre respect des droits humains et respect des lois nationales, le respect des droits humains prime.

Grâce aux programmes et mécanismes de « due diligence », les entreprises doivent pouvoir contrôler si, à chaque stade des processus opérationnels, les obligations internationales sont respectées [6].

L’élaboration de programmes de « due diligence » est reprise explicitement dans le 17e principe de l’ONU.

Réparation

Les violations des droits humains doivent avant tout être évitées. Si elles ont lieu, les Etats doivent prévoir des mécanismes pour enquêter efficacement, pour traiter correctement les plaintes et pour engager un dialogue constructif avec toutes les parties concernées.

Comme corollaire de leur obligation de protection des droits humains, les États doivent prévoir un accès adéquat aux instruments juridiques et non-juridiques pour les victimes de violations des droits humains.

Les pays membres de l’OCDE doivent instituer un point de contact national dévolu aux violations des droits humains par les entreprises et les États peuvent mettre en place un service de médiation ou un institut des droits humains pour analyser ces violations présumées [7].

Cela signifie concrètement que les États doivent adapter leurs systèmes juridiques de telle façon que les violations des droits humains par des entreprises sous leurs juridictions, ainsi que de leurs filiales ou sous-filiales, puissent toujours être soumises à un tribunal de l’État dont l’entreprise multinationale est originaire, quel que soit le pays où la violation a eu lieu.

Cette extraterritorialité du système juridique n’est pas une nouveauté en ce qui concerne les droits humains. Non seulement plusieurs États appliquent déjà ce principe [8], mais celui-ci est explicitement repris dans les Principes de Maastricht relatifs aux obligations extra territoriales des États dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels [9].

Les États doivent également veiller à ce qu’il n’y ait pas de barrières prohibitives qui empêchent les victimes d’avoir accès à une réparation en justice.

Plan d’action national en Belgique

Amnesty International en appelle aux différentes parties prenantes pour implémenter au plus vite les Principes directeurs dans le contexte belge.

Les Principes directeurs prévoient un certain nombre de standards internationaux que tout État et toute entreprise se doivent de respecter. Il reste au monde politique et au monde des entreprises à traduire lesdits principes dans le contexte belge et à veiller à une meilleure protection des droits humains au niveau international. La Belgique a confirmé à plusieurs reprises vouloir transposer les Principes directeurs. Amnesty International s’en réjouit et demande des actions concrètes. Les Principes directeurs n’empêcheront pas en soi, les violations des droits humains par les entreprises. Une action concrète des autorités publiques et du monde des entreprises est nécessaire. Ceci en s’inspirant, par exemple, du plan d’action sur les entreprises et les droits humains lancé par le Royaume-Uni [10].

Ce plan d’action national doit se faire au moyen d’un processus réellement participatif, au cours duquel sont consultés le monde académique, le monde associatif et le monde des entreprises.

Les autorités publiques doivent établir un cadre légal de « due diligence » que les entreprises doivent respecter. À cet effet, la législation doit être suffisamment flexible pour être applicable à l’ensemble hétérogène qu’est le monde des entreprises. Divers exemples de cadre « due diligence » universellement applicables ont déjà été élaborés.

Les différentes autorités publiques belges doivent éviter de soutenir, par le biais du financement du commerce extérieur ou de l’assurance crédit octroyée par l’ONDD, des entreprises ou des projets qui ont un impact négatif sur les droits humains.

Les entreprises qui demandent une aide doivent pouvoir démontrer que des procédures de « due diligence » existent et fonctionnent correctement et que leurs activités n’ont pas d’impact négatif sur la situation des droits humains. Un accès aux mécanismes de réparation, tant juridiques que non juridiques doit être mis en place par l’État belge et ceci pour toutes les victimes des violations des droits humains par des sociétés belges.

Amnesty International plaide pour un renforcement du point de contact de l’OCDE, l’instauration d’un service de médiation ou l’instauration d’un institut des droits humains comme premier point de contact pour les victimes. Ces institutions doivent disposer de moyens suffisants, travailler de façon efficace et être reconnues.

Ensuite, les procédures judiciaires doivent de permettre aux victimes d’exposer leurs griefs devant un tribunal belge. Pour permettre une action judiciaire efficace et adéquate contre des entreprises, une action collective est un moyen adéquat.

La Belgique doit ouvrir son système judiciaire pour que des actions contre les entreprises belges ou leurs filiales ou sous-filiales, soient possibles.


Conclusion – La Belgique : un pays en première ligne

La Belgique doit être consciente de son rôle au sein de l’Union européenne. Beaucoup de leviers qui concernent les sanctions des violations des droits humains par les entreprises se trouvent actuellement au niveau européen.

Les pouvoirs publics belges doivent dès lors collaborer de façon constructive avec les autres États membres de l’Union européenne ainsi que les institutions européennes pour combattre les violations des droits humains.

La Belgique peut s’acquitter de cette tâche en agissant pour que les obligations en matière de droits humains et le contrôle desdites obligations soient repris dans les traités internationaux (de commerce), ou en soutenant la mise en place d’une législation sur les obligations de rapports non financiers, ou en prônant un dialogue constructif sur les droits humains par le biais du Service européen d’action extérieure et une obligation européenne de « due diligence » pour les entreprises.

L’élaboration d’un plan d’action national et l’implémentation de ce plan sont d’une importance fondamentale.

Version du 6/02/2014

Pour tout renseignement complémentaire, contactez Mme Montserrat CARRERAS, chargée de relations avec les autorités politiques :
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Notes

[1Par exemple, la constitution du Pacte Mondial de l’ONU, un programme des Nations Unies pour rapprocher les entreprises du travail de l’ONU et une actualisation des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales en 2011 par l’inclusion des droits humains dans ces principes directeurs influents. A cela s’ajoutent les propositions de rapport non financier par la Commission Européenne.

[2NATIONS UNIES, Rapport du Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, John Ruggie , Conseil des Droits de l’Homme A/HRC/17/31, p. 5.

[3UNCTAD, Rapport sur l’Investissement dans le monde 2013, p. 2.

[4NATIONS UNIES, Rapport du Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, John Ruggie , Conseil des Droits de l’Homme A/HRC/17/31, p. 5.

[5Kate MacDonald (LSE), The reality of rights : Barriers to accessing remedies when business operates beyond borders, Report published by the CORE Coalition, March 2009, p. 41-42.

[6Différentes organisations ont élaboré des programmes comme ceux-ci : OESO, UNGC, GRI, ISO 260000.

[7Principe 26 des Principes Directeurs des Nations Unies : “Des obstacles juridiques pouvant empêcher l’instruction d’affaires légitimes d’atteintes aux droits de l’homme commises par les entreprises apparaissent lorsque, par exemple, les requérants s’exposent au déni de justice dans un État d’accueil et ne peuvent pas accéder aux tribunaux des États d’origine quel que soit le bien-fondé de la plainte.”

[8Les États-Unis en sont l’exemple le plus frappant. Par le biais du « Alien Tort Statute », ils acceptent la responsabilité extraterritoriale des entreprises en ce qui concerne les violations des droits humains. L’arrêt Kiobel a récemment confirmé qu’il faut qu’il existe un lien substantiel entre l’entreprise et les États Unis.

[9Les Principes de Maastricht font autorité en ce qui concerne l’extraterritorialité. Ce texte a été rédigé en 2011 par la Commission Internationale des Juristes.

[10Plan d’action national du Royaume-Uni : https://www.gov.uk/government/news/uk-first-to-launch-action-plan-on-business-and-human-rights.
La France et les Pays-Bas élaborent en ce moment leurs propres plans d’action nationaux.

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