III.1.3. À propos de la société multiculturelle en Grande Bretagne...

Les attentats du 7 juillet à Londres ont fait ressurgir un débat sur le modèle de société multiculturelle jusqu’ici pratiqué par la Grande-Bretagne, modèle que l’on nomme parfois « Londonistan ». Au-delà de ce débat sur le modèle britannique, ce sont toutes les problématiques du « comment vivre ensemble » qui sont remises en question dans les démocraties occidentales, suite aux différents actes terroristes islamistes.
Le multiculturalisme britannique laisse une très grande autonomie aux différentes communautés religieuses et ethniques, et se veut très tolérant, au point de laisser s’exprimer certains discours extrémistes. De plus, la politique d’asile y était souvent plus généreuse que sur le continent (depuis quelques années, elle est devenue au contraire très restrictive). De cette façon, la Grande-Bretagne a attiré un grand nombre de militants islamistes, qui ont fait de Londres leur quartier général, d’où l’expression un peu péjorative de « Londonistan ». Grâce à cette politique d’ouverture, le gouvernement britannique pouvait espérer échapper à la menace d’attentats, tout en alignant sa politique étrangère à celle des États-Unis. Mais la guerre en Irak a profondément bouleversé cet équilibre : en effet, la grande majorité de la population désapprouvait l’appui de leur gouvernement à la guerre menée par G. W. Bush. Les milieux fondamentalistes ont réussi à exploiter la frustration vécue par certains jeunes de familles immigrées en la dirigeant contre toute la société, acusée de complicité avec « l’impérialisme américain » au Moyen-Orient. Nous avons déjà vu comment les candidats kamikazes, qui étaient des citoyens immigrés « ordinaires », ont été recrutés et manipulés pour aller poser des bombes dans le métro.
Après les attentats du 7 juillet 2005, beaucoup de Britanniques sont devenus méfiants à l’égard de tous ceux qui peuvent être perçus comme « musulmans » ou « terroristes ». La peur de nouveaux attentats, les discours simplistes et les amalgames ont fait le reste : les actes racistes, les bavures policières et les actes discriminatoires n’ont jamais été aussi fréquents. Le fossé entre les citoyens britanniques de souche, et les autres -les immigrés établis de longue date ou nés dans le pays comme ceux récemment arrivés- se creuse de plus en plus.
Pour Felice Dassetto, professeur à l’UCL, « lorsqu’on connaît un peu la situation britannique et le clivage entre communautés entretenu par une vision de type colonial, on ne s’étonne pas trop que des gens puissent penser n’avoir rien en commun avec d’autres au point d’accomplir des actes d’horrible démesure. La bonhomie britannique prend en pratique le visage de la séparation, sous l’étiquette du respect des communautés, tout en laissant la porte ouverte à ceux qui on assimilé les codes de la British way of life. Tony Blair a qualifié les attentats de Londres de « barbares » au sens moral. Il ne pouvait pas mieux dire également du point de vue sociologique, pour parler d’une situation où, réciproquement, les uns et les autres restent « étrangers ».183
Sans aller si loin, il semble en effet que le système britannique n’a pas permis à chacun de trouver sa place dans la société. Cette interview de l’écrivaine Yasmin Alibhai-Brown, parue dans le Soir, dénonce le racisme latent dont sont victimes certaines personnes issues de l’immigration en Grande -Bretagne :

 « (...) Ce qui me frappe, c’est qu’en Bosnie, les Serbes ont massacré 8000 hommes à Srebrenica, mais les musulmans de là-bas ne sont pas devenus des kamikazes. Alors, que se passe-t-il ? Une des raisons est que la Grande-Bretagne est un pays où le sentiment d’appartenance est très difficile pour un immigré.

 Pourquoi ?

 Parce qu’on n’est pas accepté. Jamais.

 Mais cela se passe dans le monde entier, ce racisme existe ailleurs...

 Sans doute, mais il existe une mentalité britannique particulière, qui vous fait comprendre que vous ne pouvez jamais devenir vraiment britannique. »184
Même à Londres, qui est une ville très multiculturelle, Yasmin Alibhai-Brown estime que les choses changent : « (...) aujourd’hui, des chroniqueurs blancs, même parmi la gauche libérale, se mettent à écrire qu’ils sont fiers de n’avoir aucun ami de couleur, ou qu’il y a trop de présentatrices indo-pakistanaises à la télé ! Le racisme a toujours été mieux caché ici, c’est tout ! La bonne nouvelle, c’est que la Grande-Bretagne a le taux le plus élevé de mariages raciaux mixtes au monde. Mais lorsque des Blancs de la classe moyenne disent vivre dans un monde qui n’est que blanc, et qu’en plus ils en sont fiers, c’est alarmant. ».
Selon le quotidien anglais « The Guardian », la colère gronde au sein de la jeunesse musulmane britannique. De la politique étrangère de Londres menée au Proche-Orient à un sentiment de dégradation de leurs droits après le 11 septembre 2001, plusieurs facteurs alimentent un ressentiment également nourri par une couverture médiatique globale. « Mais être jeune et en colère ne signifie pas être violent et criminel », assène The Guardian. 185
Quel autre modèle pour la Grande-Bretagne ?
Si le multiculturalisme n’a pas réussi à unifier la population, quel autre modèle adopter ?
Beaucoup d’hommes politiques anglais pensent que l’on doit changer les règles pour mieux intégrer, si pas « assimiler », les populations immigrées. Ainsi, selon Boris Johnson, un parlementaire et journaliste britannique, la Grande-Bretagne est confrontée à un défi majeur, celui de parvenir à ce que le multiculturalisme unifie la société, plutôt que de la diviser : « Nous devrions enseigner l’anglais et nous devrions enseigner en anglais. Nous devrions enseigner l’histoire britannique. Nous devrions réfléchir à nouveau au sujet du « jihab » (longue robe) et nous devrions probablement nous débarrasser de la religion dans les écoles. »
Le très controversé professeur genevois Tariq Ramadan a été appelé par le gouvernement britannique pour faire partie d’une commission contre l’émergence de l’extrémisme au sein de la communauté musulmane britannique. Dans un entretien à l’AFP (Agence France Presse), il déclare ne pas vouloir épargner la communauté musulmane et critique par exemple la propension des musulmans britanniques à placer leurs enfants, « et surtout les filles », dans des écoles islamiques : « c’est de l’auto-ségrégation, de l’auto-exclusion, (...) une fausse réponse des musulmans face à leur difficulté à préserver leurs valeurs et leurs principes ».
Mais le gouvernement Blair doit également faire son auto-critique, insiste Tariq Ramadan : « Le problème vient du fait d’avoir parqué des gens dans des ghettos, sur la base de leur appartenance ethnique, de leur origine. Aujourd’hui, il faut une politique de mixité sociale beaucoup plus volontariste ». Autre critique adressée au gouvernement britannique : avoir laissé parler librement certains prédicateurs radicaux comme Omar Bakri (aujourd’hui au Liban et interdit de séjour), Abou Hamza ou Abou Qatada. « Ca fait 15 ans que je dis que ces gens-là il faut les faire taire », assure M. Ramadan.186
L’écrivain et réalisateur de cinéma Hanif Kureishi - né en Grande-Bretagne d’une mère anglaise et d’un père pakistanais - réclame un multiculturalisme qui ne soit pas un échange superficiel de festivals et de nourriture, mais un débat d’idées consistant et engagé. Il conclut que les musulmans doivent être capables de faire leur autocritique - aujourd’hui plus que jamais. « Si l’idée du multiculturalisme en angoisse plus d’un, le monoculturalisme - de quelque sorte que ce soit - est pire. Les systèmes politiques et sociaux doivent se définir en fonction de ce qu’ils excluent, et l’islam conservateur en laisse vraiment beaucoup de côté. »187
Pour Gilles Keppel, « le multiculturalisme n’a de sens que s’il aboutit à une forme de paix sociale, où les dirigeants communautaires contrôlent leurs ouailles [leurs fidèles] à qui ils inculquent des valeurs religieuses ou morales particulières, mais qui aboutissent à la soumission à l’ordre public global. En ce sens, le traumatisme de la société britannique est plus profond que celui de la société américaine après le 11 septembre. Aux États-Unis, les dix-neuf pirates de l’air étaient des étrangers. Au Royaume-Uni, les huit personnes impliquées dans les attentats sont des enfants de la société multiculturelle.
Le multiculturalisme tel qu’il a été pratiqué outre-Manche ne jouant plus son rôle de rempart de l’ordre public, les débats font rage pour savoir comment sortir de l’impasse - à l’instar de ce que l’on a vu aux Pays-Bas, aux lendemains de l’assassinat de Theo van Gogh.
(...)Pas plus à Londres qu’à Paris, Rome, Madrid, Bruxelles ou Amsterdam, il ne faut se cacher la tête dans le sable : la question terroriste, par-delà les mesures symboliques comme l’éradication du Londonistan, pose la question de ce que nous voulons faire de l’identité européenne, ensemble avec nos concitoyens d’origine musulmane et de toutes confessions ou irréligieux. »

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