Communiqué de presse

Au vu de nouveaux éléments préoccupants, le gouvernement indien ne doit plus procéder à aucune exécution

Amnesty International est particulièrement inquiète à la suite de la décision rendue le 12 avril par la Cour suprême indienne dans l’affaire concernant Devender Pal Singh Bhullar. L’organisation engage les autorités de l’Inde à ne pas exécuter cet homme ni aucun autre condamné à mort, et à instaurer immédiatement un moratoire sur la mise en œuvre des condamnations à la peine capitale, à titre de première étape vers l’abolition de ce châtiment.

Devender Pal Singh Bhullar a été jugé dans des conditions loin d’être conformes aux normes internationales d’équité. Amnesty International est préoccupée par la façon dont la Cour suprême a traité la lenteur observée dans l’examen des recours en grâce. En outre, elle regrette profondément que la Cour suprême ait dans la pratique fait fi de normes internationales relatives aux droits humains très importantes, alors que les juges de cette instance ont admis à plusieurs reprises qu’«  il était communément accepté en droit qu’il fallait tenir compte des normes et conventions internationales dans l’interprétation du droit interne lorsque celui-ci présentait des lacunes [1] ».

La reprise récente des exécutions et le secret dans lequel elles sont pratiquées viennent s’ajouter à une liste déjà fort perturbante de préoccupations relatives à l’application de la peine capitale par les autorités indiennes.

Crainte de procès inéquitable : l’affaire Devender Pal Singh Bhullar

Le procès de Devender Pal Singh Bhullar, l’un des prisonniers qui risquent d’être exécutés à tout moment, n’était pas conforme aux normes internationales d’équité. Devender Pal Singh Bhullar a été condamné à mort en août 2001 pour avoir participé à un attentat à l’explosif qui a tué neuf personnes à New Delhi en 1993. Il a été arrêté à l’aéroport de New Delhi en janvier 1995 au titre de la Loi de 1987 relative à la prévention des activités terroristes et déstabilisatrices (TADA) – un texte aujourd’hui caduc qui contenait des dispositions non conformes au droit international relatif aux droits humains et ne respectait notamment pas le droit à un procès équitable.

Devender Pal Singh Bhullar n’a pas pu consulter d’avocat pendant sa détention provisoire ni lors de son procès. Il a été déclaré coupable sur la base d’« aveux » qu’il avait faits à la police. Il est par la suite revenu sur ses « aveux » que rien ne venait étayer, affirmant qu’il avait cédé aux pressions des policiers. Il n’a cessé depuis lors de clamer son innocence.

En mars 2002, la Cour suprême a confirmé la déclaration de culpabilité et la peine capitale prononcées contre lui. L’un des trois juges de la Cour avait toutefois déclaré cet homme non coupable, concluant qu’il n’y avait pas d’éléments à charge et qu’on ne pouvait pas requérir la peine de mort sur la foi d’aveux douteux. Une requête en révision a été rejetée par les mêmes juges de la Cour suprême, à nouveau par deux voix contre une, en décembre 2002. Les deux juges favorables à la peine de mort ont fait observer que le caractère non unanime de la décision rendue pouvait être un élément à prendre en considération lors de la procédure de recours en grâce.

Le recours en grâce de Devender Pal Singh Bhullar a été rejeté par la présidente indienne en mai 2011, huit ans après qu’il eut été déposé. Celui-ci a contesté cette décision devant la Cour suprême, demandant la commutation de sa peine capitale en raison des délais excessifs de traitement de la requête et mettant en cause la constitutionnalité de son maintien prolongé dans le quartier des condamnés à mort qui, selon lui, s’apparentait à un traitement cruel, inhumain et dégradant et bafouait le droit international relatif aux droits humains.

Le recours à la peine capitale en Inde est marqué par des dysfonctionnements généralisés. Le manque de cohérence dans l’application de ce châtiment est un aspect particulièrement inquiétant. Autre source d’inquiétude : les différents textes législatifs prévoyant la traduction en justice, la déclaration de culpabilité et la condamnation à mort de personnes reconnues coupables d’« infractions terroristes », textes qui enfreignent le droit international et les normes internationales d’équité des procès.

Ces textes incluent notamment une définition large des « actes terroristes » passibles de la peine capitale ; des garanties insuffisantes lors de l’arrestation ; des dispositions exceptionnelles admettant comme moyen de preuve recevable les « aveux » faits à la police plutôt qu’à un magistrat ; des obstacles à la confidentialité de la communication de l’accusé avec son avocat ; une dépendance des tribunaux spéciaux à l’égard du pouvoir exécutif ; des garanties insuffisantes en matière de présomption d’innocence ; des dispositions prévoyant la tenue de procès à huit clos à titre discrétionnaire ; des dispositions très générales relatives à la non-divulgation de l’identité des témoins ; et des restrictions au droit de faire examiner les décisions rendues par une instance supérieure.

Une décision inquiétante qui foule aux pieds les normes internationales et représente un retour en arrière

Dans le système judiciaire indien, un recours en grâce est souvent la dernière chance pour les condamnés à mort de voir leur peine commuée par le pouvoir exécutif, une fois les voies de recours légales épuisées.
En 1989, un collège de cinq juges de la Cour suprême indienne a défini les circonstances dans lesquelles les détenus pouvaient contester devant la justice le rejet de leur recours en grâce sur la base de délais d’examen excessifs.

La Cour suprême a déclaré : « Un retard excessif dans l’application de la peine de mort donne droit au condamné d’en appeler à la présente instance au titre de l’article 32. [Néanmoins,] la Cour pourra se pencher sur la question du retard excessif à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’affaire et décider si la peine doit être appliquée ou commuée en réclusion à perpétuité. Aucune durée de retard prédéfinie ne saurait être retenue pour rendre la peine de mort inapplicable. »

Même avant ce jugement de 1989, la Cour suprême avait commué des condamnations à mort en peines de réclusion à perpétuité en raison d’un «  retard excessif du pouvoir exécutif » qui constituait une violation du droit à la vie au regard de la Constitution indienne. Dans certaines de ces affaires, le retard observé pouvait aller jusqu’à deux ans [2].

Dans son jugement du 12 avril 2013 [3], la Cour suprême a pris acte des allégations du requérant selon lesquelles le délai particulièrement long (huit années) d’examen de son recours en grâce « avait fait de la condamnation à mort un traitement cruel, inhumain et dégradant » (§ 39). Elle a toutefois décidé de ne pas commuer la peine et d’écarter ces allégations en raison de l’« énormité du crime commis ». Point plus inquiétant, le jugement dispose qu’un retard « ne peut être invoqué dans les cas où la condamnation résulte d’une infraction au titre de la TADA ou d’autres textes similaires ».

La torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sont formellement interdits au regard du droit international humanitaire et du droit international relatif aux droits humains. Cette interdiction est une norme impérative du droit international général qui s’applique à tous les États et qui est inscrite dans l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel l’Inde est partie. Aucune dérogation à cette disposition n’est permise : elle ne peut être ni abrogée ni restreinte, même dans les situations les plus graves. La position de la Cour suprême selon laquelle l’« énormité du crime commis » peut avoir plus de poids que les allégations de peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants est, par conséquent, extrêmement préoccupante.

Amnesty International est opposée à la peine de mort en toutes circonstances et ne croit donc pas qu’il existe une durée « appropriée » pendant laquelle une personne peut être maintenue en détention avant d’être exécutée.

Non-prise en compte des préoccupations relatives à l’état de santé psychologique

La Commission des droits de l’homme des Nations unies a demandé à tous les États non abolitionnistes « de ne pas prononcer la peine de mort dans le cas de personnes atteintes d’une quelconque forme de maladie mentale, ni d’exécuter un condamné atteint de maladie mentale ». Devender Pal Singh Bhullar est soigné dans un établissement psychiatrique de New Delhi et, en 2011, son avocat a demandé à la Cour suprême de commuer sa condamnation à mort en raison des troubles psychologiques dont il souffre.

Dans son jugement du 12 avril, la Cour suprême a admis que les pièces versées au dossier par l’avocat de Devender Pal Singh Bhullar indiquaient que, « en raison d’une incarcération prolongée après sa déclaration de culpabilité et sa condamnation à mort, le requérant avait subi un préjudice corporel et moral ». Elle a toutefois conclu qu’on ne «  pouvait pas s’appuyer [sur ces pièces] pour établir que la santé mentale du requérant s’était dégradée au point de rendre impossible l’exécution de la peine qui lui avait été infligée ».

Étant donné que Devender Pal Singh Bhullar se trouve dans un établissement psychiatrique depuis plus de deux ans, le rejet de cette requête, en termes brefs et sans autres explications, est un autre exemple inquiétant du non-respect des normes internationales relatives aux droits humains dont semble faire preuve la Cour suprême.

Crainte de nouvelles exécutions imminentes

Amnesty International craint que la décision rendue et les justifications avancées dans cette affaire n’aient des répercussions sur d’autres affaires qui sont en instance devant la Cour suprême pour des motifs similaires, en particulier sur les affaires concernant des personnes poursuivies au titre de la TADA. Il est vivement à craindre que la décision de la Cour suprême ne diminue les chances pour ces personnes de voir leur recours en grâce accordé.

Le 6 avril 2013, la Cour suprême indienne a reporté les exécutions des neuf personnes suivantes, des requêtes ayant été introduites en leur nom pour demander la commutation de la peine capitale en réclusion en raison d’un « retard excessif » de la part du pouvoir exécutif dans l’examen de leur recours en grâce : Praveen Kumar, Gurmeet Singh, Jafar Ali, Suresh, Ramji, Sonia, Sanjeev, Sunder Singh et Dharampal. Un grand nombre d’entre elles sont dans l’antichambre de la mort depuis très longtemps – certaines, comme Suresh, Ramji et Dharampal, depuis plus de dix ans.

D’autres personnes, dont le recours en grâce a été rejeté et qui ont bénéficié d’un sursis à l’exécution de la peine capitale, ont déposé une requête, actuellement en instance, devant la Cour suprême. Citons par exemple Santhan, Murugan, Perarivalan, Gnanaprakasam, Simon, Meesekar Madaiah, Bilavendran, Mahendra Nath Das et Saibanna. Parmi elles, Santhan, Murugan, Perarivalan, Gnanaprakasam, Simon, Madaiah et Bilavendran ont été déclarés coupables d’infractions au titre de la TADA.

L’Inde a repris les exécutions après une interruption de plus de huit années : en novembre 2012, Ajmal Kasab, seul survivant des auteurs des attentats de Mumbai (Bombay) en 2008, a été pendu. Elle a procédé à une seconde exécution, celle d’Afzal Guru, en février 2013. Le président a rejeté au moins neuf autres recours en grâce depuis début 2013 uniquement.

Peine de mort appliquée dans le plus grand secret

Si Amnesty International est opposée à la peine de mort en toutes circonstances, elle est également préoccupée par le manque de transparence qui caractérise l’application de ce châtiment en Inde depuis novembre 2012.
L’exécution d’Ajmal Kasab n’a été révélée qu’après qu’elle a eu lieu, le 21 novembre 2012. De la même façon, même la famille d’Afzal Guru n’a été officiellement informée de l’exécution de celui-ci qu’après sa mort. En outre, elle n’a pas pu récupérer la dépouille de cet homme pour l’enterrer.

Les informations relatives aux décisions de la présidence sur les recours en grâce ne sont plus disponibles sur le site Web du cabinet de la présidence. Le 5 avril, il a été indiqué que le président s’était prononcé sur plusieurs requêtes en instance et qu’il en aurait rejeté au moins sept. À ce jour, le ministère indien de l’Intérieur n’a toutefois pas confirmé le nombre de requêtes rejetées ni le nombre ou l’identité des requérants concernés.

D’après les informations reçues, au moins un prisonnier a été transféré dans un centre de détention équipé du matériel nécessaire pour exécuter les condamnés à mort le 5 avril, immédiatement après le rejet de son recours en grâce et avant tout autre recours extraordinaire devant la Cour suprême.

La transparence en matière d’application de la peine capitale figure parmi les garanties fondamentales d’une procédure régulière, empêchant toute privation arbitraire du droit à la vie. La divulgation d’informations sur les lois qui prévoient ce châtiment ainsi que sur leur application permet d’évaluer si les normes d’équité des procès, entre autres normes internationales, sont respectées.

Dans sa résolution 2005/59, adoptée le 20 avril 2005, la Commission des droits de l’homme des Nations unies engageait tous les États maintenant la peine de mort à « rendre publics les renseignements concernant l’application de la peine de mort et toute exécution prévue ».

Par ailleurs, le rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires a estimé que «  refuser d’indiquer à un condamné et à sa famille la date et l’heure de l’exécution constitu[ait] une violation manifeste des droits humains [4] ». Le rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a quant à lui déclaré que « refuser de remettre le corps aux fins d’inhumation […] [était] un acte intentionnel qui vis[ait] délibérément à laisser la famille dans un état d’incertitude ou d’angoisse [5] ».

Élargissement du champ d’application de la peine de mort

Au début du mois d’avril, le président a promulgué la Loi de 2013 portant modification du Code pénal, qui prévoit la peine capitale pour certaines formes de viol et élargit le champ d’application de ce châtiment en Inde, allant ainsi à l’encontre des recommandations des organes et mécanismes des Nations unies relatifs aux droits humains ainsi que de celles faites par la Commission Verma.

Reprise des exécutions, à contre-courant de la tendance mondiale

À l’heure actuelle, 140 pays sont abolitionnistes en droit ou en pratique. Sur les 41 États que compte la région Asie-Pacifique, 17 ont aboli la peine capitale pour tous les crimes, 10 sont abolitionnistes en pratique et un seul – Fidji – recourt à ce châtiment uniquement pour les crimes militaires exceptionnels. Au cours des 10 dernières années, quatre pays de la région ont aboli ce châtiment pour tous les crimes : le Bhoutan et le Samoa en 2004, les Philippines en 2006 et les Îles Cook en 2007. Dans le monde, un pays sur 10 seulement procède à des exécutions, et ils ne sont que 21 à avoir appliqué des condamnations à mort en 2012, d’après les informations dont on dispose.

Les organes et mécanismes des Nations unies ont appelé à plusieurs reprises les États membres à établir un moratoire sur les exécutions en vue d’abolir la peine de mort, notamment lors de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de quatre résolutions à ce sujet, en décembre 2007, 2008, 2010 et 2012. L’Inde a voté contre les quatre résolutions.

Dans une observation générale relative à l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel l’Inde est partie, le Comité des droits de l’homme des Nations unies, organe d’experts chargé de veiller à l’application du Pacte, a déclaré que « [d’]une manière générale, l’abolition [de la peine de mort] est évoquée dans cet article en des termes qui suggèrent sans ambiguïté [...] que l’abolition est souhaitable. Le Comité en conclut que toutes les mesures prises pour abolir la peine de mort doivent être considérées comme un progrès vers la jouissance du droit à la vie ».

Amnesty International est opposée à la peine de mort en toutes circonstances, sans exception, quelles que soient la nature ou les circonstances du crime commis ; la culpabilité ou l’innocence ou toute autre situation du condamné ; ou la méthode utilisée pour procéder à l’exécution.

Amnesty International condamne systématiquement les attaques perpétrées contre des civils par des groupes armés, y compris en Inde, quelle que soit la cause au nom de laquelle ces attaques sont menées ou prétendent l’être.

Par ailleurs, Amnesty International tient à souligner de nouveau que les États sont tenus de garantir la justice aux victimes d’attentats terroristes ainsi qu’à leurs familles. Lorsqu’une attaque terroriste a été commise, les États doivent ouvrir sans délai une enquête officielle, qui soit effective, approfondie, indépendante et à même de permettre l’identification des personnes que l’on peut raisonnablement soupçonner d’être responsables de cet acte, et juger ces personnes dans le cadre d’une procédure conforme aux normes internationales d’équité des procès et sans que la peine de mort puisse être requise.

Recommandations

Amnesty International engage les autorités indiennes à :

  • ne pas procéder à l’exécution de Devender Pal Singh Bhullar, le sortir immédiatement du quartier des condamnés à mort et le rejuger dans le cadre d’une procédure conforme aux normes internationales d’équité ;
  • commuer en peines d’emprisonnement toutes les peines capitales ;
  • instaurer immédiatement un moratoire sur les exécutions, à titre de premier pas sur la voie de l’abolition de la peine capitale.

Pour en savoir plus

Inde. Amnesty International demande que la peine de mort prononcée contre Devender Pal Singh ne soit pas exécutée (24 juin 2011)

Inde. Exécution imminente après le rejet d’un recours (12 avril 2013)

Condamnations à mort et exécutions en 2012

Notes

[1Voir, par exemple, Vishaka et autres c. État du Rajasthan et autres, 1997 (6) SCC 24.

[2Voir, par exemple, T. V. Vatheeswaran c. État du Tamil Nadu, AIR 1983 SC 361.

[3Devender Pal Singh Bhullar c. Territoire de la capitale nationale de Delhi, requête (pénale) D. n° 16039 de 2011, publiée le 12 avril 2013.

[4Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Transparence et imposition de la peine de mort, doc. ONU E/CN.4/2006/53/Add.3, 24 mars 2006, § 32.

[5Rapport présenté par le rapporteur spécial sur la question de la torture, doc. ONU E/CN.4/2003/68/Add.2, 3 février 2003, § 65.

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