La République dominicaine a expulsé illégalement vers Haïti plusieurs centaines de Dominicains, qui se sont retrouvés pris dans une vague de retours et de rapatriements de plus de 100 000 personnes ces derniers mois, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport, un an après la levée le 18 juin 2015 du moratoire qu’avait imposé le pays sur les expulsions.
Intitulé « Où allons-nous vivre ? » Flux migratoires et apatridie en Haïti et en République dominicaine, ce rapport met en évidence la négligence avec laquelle les deux gouvernements gèrent les expulsions et les retours « spontanés » de dizaines de milliers de personnes de République dominicaine vers Haïti, après l’expiration d’un plan de régularisation des étrangers sans papiers en République dominicaine, d’une durée de 18 mois.
« Depuis qu’ils ont arbitrairement privé de leur nationalité des milliers de Dominicains d’origine haïtienne, les pouvoirs publics dominicains ont provoqué une crise des droits humains, des dizaines de milliers de personnes se retrouvant dans une situation de vide juridique », a déclaré Erika Guevara-Rosas, directrice du programme Amériques d’Amnesty International.
D’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et des organisations de la société civile haïtiennes, plus de 40 000 personnes – dont plusieurs centaines d’enfants non accompagnés – ont été expulsées de République dominicaine vers Haïti entre août 2015 et mai 2016.
Au moins 68 000 autres sont retournées « spontanément » en Haïti, bien souvent après avoir été menacées ou par crainte de subir des persécutions et des violences en République dominicaine.
Parmi ces personnes 85 % ont déclaré à l’OIM être nées en Haïti, mais 15 % affirment qu’elles sont nées sur le sol dominicain. Ce sont pour la plupart des enfants de migrants haïtiens qui sont rentrés « volontairement », mais qui pourraient prétendre à la nationalité dominicaine. Après examen de leur situation par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, près de 1 600 personnes avaient vocation à recevoir la nationalité dominicaine et avaient été expulsées illégalement du pays.
Depuis août 2015, quelque 2 000 personnes vivent dans six camps de fortune, à proximité de la ville frontalière d’Anse-à-Pitres, dans le sud d’Haïti. Les conditions de vie y sont déplorables, l’accès à la nourriture, à l’eau, à des installations sanitaires ou encore à des services de santé étant limité. Pendant plusieurs mois, les autorités haïtiennes n’ont pris aucune initiative pour trouver une solution, et ce n’est qu’à la mi-février 2016 qu’un plan a été mis en œuvre pour relocaliser toutes les familles vers le lieu de leur choix.
« L’opacité des procédures d’expulsion de la République dominicaine et le manque de capacité d’Haïti pour protéger les personnes expulsées ont provoqué le chaos. Les gens qui vivent dans les camps sont désespérés. Ni les autorités haïtiennes ni celles dominicaines n’ont réussi à assurer leur bien-être. »
Les quelques améliorations apportées par la République dominicaine aux opérations d’expulsion (par exemple, pas d’expulsions collectives ni d’expulsions la nuit) ne sont pas suffisantes pour garantir la protection des droits de toutes les personnes visées par une mesure d’expulsion. Ainsi, elles ne font pas toutes l’objet d’un examen individuel et rien n’est fait pour veiller à ce que celles qui ont le droit de rester en République dominicaine ne soient pas expulsées.
Beaucoup d’expulsions ne sont pas consignées. Des personnes expulsées ont raconté avoir été arrêtées dans la rue, puis conduites directement à la frontière parce qu’elles n’avaient pas été en mesure de présenter sur-le-champ des papiers d’identité.
Aucune des personnes qu’a rencontrées Amnesty International ne s’était vu remettre d’avis d’expulsion, ni n’avait eu la possibilité de contester la légalité de celui-ci devant la justice. On ne leur avait pas non plus proposé d’assistance juridique.
Les Dominicains issus de l’immigration
En septembre 2013, la Cour constitutionnelle de République dominicaine a estimé que les enfants nés à partir de 1929 dans le pays de parents étrangers en situation irrégulière n’avaient jamais eu vocation à recevoir la nationalité dominicaine. Cette décision, qui a touché les Dominicains d’origine haïtienne de manière disproportionnée, constitue une privation rétroactive, arbitraire et discriminatoire de nationalité.
Les personnes dépourvues de nationalité ne peuvent pas exercer leurs droits ni accéder à des services de base, par exemple à un emploi reconnu légalement, à l’éducation et à des soins de santé. Elles ne peuvent pas voyager de façon sûre dans leur propre pays et risquent d’être arrêtées arbitrairement et expulsées.
Après l’expiration du plan de régularisation le 18 juin 2015, les pouvoirs publics dominicains ont déclaré qu’ils n’expulseraient pas les personnes à même de prouver qu’elles étaient nées sur le territoire dominicain. Ils ont également promis d’évaluer chaque cas individuellement, d’identifier les personnes nées dans le pays et de les protéger contre toute expulsion.
Pourtant, des centaines de Dominicains d’origine haïtienne et des personnes apatrides se sont retrouvés pris dans des expulsions persistantes. Il n’existe pas de mécanismes officiels permettant aux personnes expulsées à tort de revenir légalement en République dominicaine et de demander des réparations. En outre, les autorités haïtiennes n’ont pris aucune initiative pour gérer la situation des Dominicains d’origine haïtienne renvoyés vers Haïti ou qui sont arrivés dans le pays, y compris de ceux qui sont apatrides.
« Cette crise couvait depuis longtemps. Il est grand temps que la République dominicaine et Haïti assument sérieusement leurs responsabilités et protègent les droits des milliers de personnes qui se retrouvent dans une situation incertaine, a déclaré Erika Guevara-Rosas.
« Il est urgent que les autorités dominicaines nouvellement élues agissent pour résoudre cette crise. Elles doivent faire cesser immédiatement les expulsions illégales de personnes nées sur le territoire dominicain et veiller à ce que toutes les expulsions de migrants sans papiers soient conformes au droit international. Elles doivent également restituer la nationalité aux dizaines de milliers de Dominicains d’origine haïtienne qui en ont été arbitrairement privés. »
Pour en savoir plus :
« Où allons-nous vivre ? » Flux migratoires et apatridie en Haïti et en République dominicaine (rapport, 15 juin 2016)