Le 3 mars 2023, le Conseil de l’Association du Barreau de Beyrouth a publié une décision modifiant les articles 39 et 42 du Chapitre 6 du Code de déontologie des avocats, qui régissent les relations entre avocat·e·s et médias. Ces modifications précisent que les avocat·e·s doivent obtenir l’autorisation du bâtonnier de l’Ordre des avocats avant de participer à des séminaires juridiques, des conférences, des interviews ou des débats avec des médias, des plateformes de réseaux sociaux, des sites Internet ou des organisations. En se fondant sur cette décision, l’association du Barreau a convoqué à une audience l’avocat Nizar Saghieh, directeur exécutif de Legal Agenda, sans en préciser les motifs.
En outre, le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Beyrouth, Nader Gaspard, a déclaré dans un séminaire intitulé « Loi sur les médias : une vision du futur » organisé par l’Association du Barreau de Beyrouth le 31 mars, que l’espace d’expression généré par la multiplication de sites Internet et de plateformes de réseaux sociaux avait créé « le chaos et la confusion » quant à savoir « quel tribunal est compétent pour examiner les affaires de diffamation, de calomnie, d’outrage, d’insultes et de fausses nouvelles, le tribunal des publications ou le tribunal pénal ». Il a également demandé l’adoption d’une nouvelle législation définissant ce qui constitue une plateforme de réseau social, les différents types de plateformes et leur fonctionnement, ainsi que les conditions et sanctions liées à leur utilisation, entre autres dispositions. Il a annoncé la formation d’une commission interne des médias chargée d’examiner les projets de loi adaptés aux évolutions et technologies actuelles. Inquiétante, cette nouvelle tendance de l’Ordre des avocats à restreindre les libertés des avocats inscrits coïncide avec une autre tendance que les membres de la coalition constatent depuis des années et que les autorités ont récemment intensifiée en vue de restreindre la liberté de la presse.
La semaine dernière, des personnalités politiques et judiciaires puissantes ont eu recours – une nouvelle fois – aux lois pénales relatives à la diffamation pour faire taire les critiques. Le ministère public a également convoqué des journalistes pour les interroger dans les services de sécurité, en violation de la loi sur les publications.
Le 30 mars 2023, Jean Kassir, cofondateur du média indépendant Megaphone, a été intercepté par deux agents de la Direction générale de la sécurité d’État, qui l’ont informé qu’il était appelé à comparaître à la Direction centrale des enquêtes de la Direction générale de la sûreté de l’État, sans lui révéler pour quel motif. Convoquer Jean Kassir de cette façon n’est pas conforme à la procédure définie par la loi et constitue une tactique d’intimidation. Selon Megaphone, il a été convoqué en raison d’une publication intitulée « Le Liban est gouverné par des fugitifs de la justice », qui mentionnait que Tarek Bitar, le juge d’instruction chargé de l’affaire de l’explosion du port de Beyrouth, avait inculpé Ghassan Oueidat, procureur général de la Cour de cassation, ainsi que d’autres responsables de l’État.
Megaphone a par la suite appris que Jean Kassir avait été convoqué à la suite d’un mandat décerné par Ghassan Oueidat, lors même que le ministère public ne peut pas lancer de poursuites en diffamation sans une plainte déposée par la partie lésée. Le 3 mars 2023, Jean Kassir a de nouveau été convoqué devant la Direction générale de la sécurité d’État, à la demande de Ghassan Oueidat.
Le 4 avril, Jean Kassir a été informé que l’enquête ouverte à son encontre était abandonnée.
Le 31 mars 2023, moins de 48 heures après que Jean Kassir ait été convoqué, le Bureau de lutte contre la cybercriminalité a convoqué pour interrogatoire la journaliste Lara Bitar, rédactrice en chef du site Public Source, qui fait l’objet d’une plainte du parti des Forces libanaises au sujet d’un article publié huit mois auparavant sur les déchets toxiques.
Cette évolution alarmante, en particulier dans le contexte de la crise au Liban et de la paralysie des mécanismes d’obligation de rendre des comptes, avive les inquiétudes quant à la restriction de la liberté d’expression et de la défense de l’intérêt public.
« Nous sommes très inquiets de l’orientation prise récemment par l’Ordre des avocats et des convocations visant des journalistes, car ces mesures renforcent les restrictions à la liberté d’expression et à la liberté de la presse dans un contexte d’escalade de l’utilisation des dispositions pénales relatives à la diffamation, en violation des normes internationales », a déclaré la Coalition pour défendre la liberté d’expression au Liban.
D’après les normes internationales relatives à la protection du droit à la liberté d’expression, que le Liban est tenu de respecter, il importe d’abolir les lois autorisant l’incarcération dans les affaires d’expression pacifique, notamment la diffamation, et de les remplacer par des recours civils.
Aussi la Coalition pour défendre la liberté d’expression au Liban demande aux autorités libanaises et à d’autres acteurs tels que l’Ordre des avocats de respecter les protections garanties par la Constitution et les traités internationaux, notamment l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP).
Elle engage le Conseil de l’Ordre des avocats de Beyrouth à revenir sur sa décision du 3 mars 2023, car elle restreint la liberté d’expression des avocat·e·s et la soumet à une censure préalable, portant ainsi atteinte au droit de la population d’être informée des affaires juridiques et judiciaires. Elle l’invite également à cesser de sanctionner des avocat·e·s au motif qu’ils enfreignent cette décision. En outre, elle demande au ministère public et aux organes de sécurité libanais de ne plus convoquer des journalistes aux fins d’enquêtes dans les agences de sécurité pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression et dénoncé la corruption.
Enfin, la Coalition demande au Parlement de modifier les lois libanaises pour les rendre conformes aux obligations qui incombent au Liban en vertu du droit international, afin de garantir de véritables consultations avec la société civile sur les projets de loi et de faire en sorte que tout projet de loi respecte les normes internationales ; il s’agit notamment de :
• rendre publics les débats législatifs au sein des commissions parlementaires, y compris les débats sur le projet de loi sur les médias ;
• dépénaliser la diffamation et l’outrage, et en faire des infractions civiles qui ne soient pas passibles de peines de prison ;
• interdire aux institutions publiques, y compris l’armée et les organes chargés de la sécurité, d’engager des poursuites en diffamation ;
• partir du principe que la vérité constitue une défense complète contre la diffamation, quelle que soit la personne visée. Dans les affaires relevant de l’intérêt public, il faut que la seule obligation qui incombe aux défendeurs soit d’avoir agi avec la diligence requise pour permettre la manifestation de la vérité ;
• n’ériger en infraction que les déclarations qui s’apparentent à des appels à la haine nationale, raciale ou religieuse, et qui constituent une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence. La loi devrait définir clairement ce que chacun de ces termes signifie, en s’inspirant du Plan d’action de Rabat.
• supprimer toutes les exigences relatives à l’obtention d’une licence de journaliste et les autorisations préalables aux publications.
« Nous demandons aujourd’hui au Liban de garantir le droit à la liberté d’expression et de protéger la capacité des journalistes à travailler librement, car leur travail suppose de surveiller les autorités publiques et de leur demander des comptes. Quelle honte que les lois pénales relatives à la diffamation soient utilisées contre eux chaque fois qu’ils remplissent leur rôle et critiquent les fonctionnaires et les détenteurs du pouvoir, a déclaré la Coalition.
« L’Ordre des avocats devrait également garantir la liberté d’expression de ses membres, renforcer leur rôle dans la défense des personnes et appliquer le prisme des droits humains lorsqu’il discute de questions importantes telles que la corruption et l’indépendance de la justice.
« Au Liban, les réformes ne seront menées à bien que lorsqu’une loi sera promulguée pour protéger les journalistes, entre autres, qui jouent le rôle de chiens de garde, en surveillant les agissements des fonctionnaires, en recensant leurs violations et en dénonçant leurs pratiques illégales. La population a le droit de surveiller les autorités et de dénoncer leurs violations en vue d’obtenir justice. Les figures de pouvoir et d’influence ne doivent pas manipuler l’acte de surveillance pour en faire un moyen de répression. »
Membres de la coalition :
Amnesty International
Alef – Act for Human Rights / Alternative Press Syndicate
Daraj / Helem / Human Rights Watch
Lebanese Association for Democratic Elections
Lebanese Center for Human Rights
Legal Agenda / Maharat Foundation
Media Association for Peace (MAP)
MENA Rights Group / Samir Kassir Foundation
SEEDS for Legal Initiatives / SMEX