Myanmar, Il faut mener une enquête pour crimes de guerre sur la réponse de l’armée à l’« Opération 1027 »

Personnes fuyant via une embarcation

L’armée du Myanmar se livre à des homicides illégaux, à des détentions arbitraires, et dépouille les civil·es dans sa lutte contre les plus forts épisodes de résistance armée que connaît le pays depuis le coup d’État de 2021, a déclaré Amnesty International le 21 décembre 2023.

S’appuyant sur des entretiens avec 10 civil·es de la municipalité de Pauktaw, dans l’État d’Arakan, et sur l’analyse de photographies, de vidéos et d’images satellite, Amnesty International a recueilli des informations sur des attaques probablement menées sans discernement contre des civil·es et des biens de caractère civil ainsi que, dans le nord de l’État chan, sur l’utilisation d’armes à sous-munitions interdites – faits qui doivent donner lieu à des enquêtes en tant que crimes de guerre.

« Le passé de l’armée du Myanmar est marqué par des attaques sanglantes et aveugles aux conséquences dévastatrices pour la population civile, et sa réponse brutale à la grande offensive des groupes armés s’inscrit dans cette " tradition ", a déclaré Matt Wells, directeur du programme de Réaction aux crises d’Amnesty International.

« Près de trois ans après le coup d’État, la souffrance de la population ne montre pas de signe d’apaisement, même si la question ne figure plus à l’ordre du jour de la communauté internationale. »

Les hostilités se sont fortement intensifiées depuis le 27 octobre, lorsque trois organisations armées ethniques – l’Armée d’Arakan (AA), l’Armée de l’alliance démocratique nationale du Myanmar (MNDAA) et l’Armée de libération nationale ta’ang (TNLA) – ont lancé des attaques coordonnées contre des postes militaires à la frontière nord-est du pays avec la Chine, dans le cadre de l’offensive baptisée « Opération 1027 ».

D’autres groupes armés combattant l’armée ont également intensifié leurs opérations, s’emparant collectivement de territoires et de postes militaires, et capturant des soldats. Selon l’ONU, ces combats représentent les affrontements les plus violents depuis le coup d’État. Au 15 décembre, l’ONU a déclaré [1] que les violences depuis le 27 octobre auraient fait au moins 378 morts parmi la population civile, ainsi que 505 blessés et plus de 660 000 personnes déplacées, venant s’ajouter à presque deux millions de personnes déjà déplacées à l’intérieur du pays.
« Tout le monde luttait pour sa survie. »

Dans la matinée du 16 novembre, l’armée du Myanmar a commencé à tirer par voie aérienne sur la ville de Pauktaw, dans l’État d’Arakan, après que l’Armée d’Arakan ait pris le contrôle d’un poste de police.

Après cette attaque du matin, les militaires ont ordonné à tous les civil·es de quitter les lieux dans l’heure qui suivait. D’après les entretiens qu’Amnesty International a menés avec neuf personnes présentes à ce moment-là et un moine d’un village voisin, la plupart des 20 000 habitant·e·s de Pauktaw ont fui sur-le-champ. Toutefois, plusieurs centaines au moins n’ont pas été en mesure d’évacuer avant que les attaques ne reprennent dans l’après-midi.

Selon un travailleur communautaire, qui a aidé des gens à fuir mais n’a pas pu évacuer avant le 24 novembre, de nombreuses personnes âgées et porteuses de handicaps n’ont pas pu partir malgré les efforts des bénévoles sur place. Il a déclaré : « Il n’y avait plus de voitures, de motos ni de véhicules disponibles à la location. Tout le monde luttait pour sa survie. »

De nombreux·ses civil·es ont cherché refuge dans l’enceinte de la pagode Lawka Hteik Pan, à la périphérie de la ville. « Nous avons pensé qu’un autre avion et des navires de guerre arrivaient, alors [ma femme et moi] avons fui notre maison, a déclaré un homme de 65 ans. Nous ne pouvions pas courir bien loin. »
L’armée a repris les attaques dans l’après-midi du 16 novembre, tirant depuis l’intérieur de la ville et sa périphérie, mais aussi depuis les airs et la mer, selon des témoins.

D’après les vidéos et les photos analysées par un spécialiste en armements d’Amnesty International, les hélicoptères Hind Mi-24 ont tiré sur la ville, le 16 novembre, des missiles S-5K de 57 mm, tandis que les navires ont tiré des obus hautement explosifs de 40 mm. Seule l’armée du Myanmar utilise ces systèmes d’armements.

L’utilisation de ces armes imprécises dans des zones peuplées soulève des inquiétudes quant à la capacité de l’armée du Myanmar à établir une distinction entre cibles militaires d’une part et civil·es ou objets à caractère civil d’autre part. Il pourrait donc s’agir d’attaques menées sans discrimination et, de ce fait, elles doivent faire l’objet d’enquêtes en tant que crimes de guerre.

« Les soldats m’ont demandé si j’étais membre de l’AA [Armée d’Arakan]... Je n’ai rien pu répondre parce que j’étais terrifiée. »

Lorsque les tirs ont cessé dans l’après-midi du 16 novembre, les soldats sont entrés dans l’enceinte de Lawka Hteik Pan et ont arrêté les personnes qui s’y cachaient, selon quatre civil·es présent·es sur les lieux.

« J’ai été arrêtée sous la menace d’une arme, a déclaré une femme de 24 ans, qui s’y était réfugiée avec sa famille, dont un jeune enfant. Les soldats m’ont demandé si j’étais membre de l’AA [Armée d’Arakan]... Je n’ai rien pu répondre parce que j’étais terrifiée. »

Dans la journée du 16 novembre, trois femmes – deux enseignantes et une marchande de glaces enceinte – ont été tuées alors qu’elles se cachaient à Lawka Hteik Pan, selon les témoignages d’une personne qui s’y était également cachée et d’une deuxième qui a vu les corps. Amnesty International n’a pas pu déterminer de manière indépendante si ces trois femmes ont été tuées, mais la personne qui a vu les corps a indiqué qu’elles avaient été blessées par balle.

Le même jour, un moine âgé de 76 ans a péri au même endroit. Selon un témoin qui a vu son corps, il a été tué par une frappe, et non par des tirs.
L’Armée d’Arakan a indiqué que le moine avait été tué par un obus d’artillerie navale. Amnesty International n’a pas été en mesure de vérifier cette information de manière indépendante, même après avoir examiné des photographies de sa dépouille.

« Nous dormions la peur au ventre »

Cette nuit-là, les soldats ont forcé la centaine de civil·es présent·es dans l’enceinte de Lawka Hteik Pan à rester dehors sous une pluie battante. « Certaines personnes avaient les mains attachées dans le dos, a déclaré une femme de 24 ans arrêtée sous la menace d’une arme. Nous avons tous dû rester assis sous la pluie toute la nuit. Le lendemain à l’aube, ils nous ont obligés à entrer dans le temple [et] ont fermé la porte à clef. »

D’après une femme âgée de 28 ans qui est restée dans la ville avec ses parents, des soldats de l’armée du Myanmar ont découvert l’endroit où ils se cachaient avec deux autres familles dans l’après-midi du 16 novembre. Ils ont emmené tous les hommes et laissé les femmes et les enfants derrière eux après avoir volé leurs objets de valeur, notamment l’or, l’argent liquide et les portables. Le lendemain matin à l’aube, un autre groupe de soldats est venu les emmener.

Le 17 novembre, des soldats ont arrêté un commerçant de 60 ans, ainsi que trois personnes avec lesquelles il s’était caché et deux autres qui habitaient dans sa rue. Ils les ont emmenés dans l’enceinte de Lawka Hteik Pan. « Ils ont menacé de tous nous tuer », a-t-il déclaré.

« Certains ont été appelés et contraints d’entrer dans les étals du marché et de prendre de la nourriture »

D’après le témoignage des personnes piégées dans l’enceinte de Lawka Hteik Pan, elles sont restées enfermées dans la salle de prière et ont été privées de nourriture et d’eau pendant deux jours. Elles ont ajouté que les soldats ont pris leurs portables et autres objets de valeur.

Au bout de deux jours, ils ont sélectionné une poignée d’hommes pour aller chercher de la nourriture dans la ville. « Certains ont été appelés et contraints d’entrer dans les étals du marché et de prendre de la nourriture », a déclaré la jeune femme de 24 ans.

L’arrestation et la détention des personnes réfugiées dans l’enceinte de Lawka Hteik Pan constituent une privation arbitraire de liberté. Le traitement des civil·es détenu·es – privation de nourriture et d’eau, exposition à des conditions climatiques extrêmes – viole le principe de traitement humain. En outre, le vol des biens privés appartenant à des civil·es s’apparente à du pillage, ce qui est interdit par le droit international humanitaire et constitue un crime de guerre.

Un travailleur communautaire, pris au piège dans la ville après avoir aidé d’autres personnes à fuir, a raconté qu’au cours des cinq premières nuits, il a entendu des tirs et des explosions répétés.

Il s’est caché avec quatre hommes dans une maison où il n’y avait pas d’électricité et les batteries de leurs téléphones se sont déchargées au bout de deux jours. Ils ont manqué de nourriture et de bouteilles d’eau : « Certains jours, nous ne mangions pas, et nous dormions la peur au ventre ». À l’aube du 24 novembre, il s’est enfui dans un village voisin.

« [Les militaires] bloquent toute aide destinée aux personnes déplacées à l’intérieur du pays et les prix ont grimpé en flèche », a-t-il expliqué, ajoutant que certaines personnes déplacées, surtout les personnes âgées et les jeunes enfants, en pâtissent fortement au niveau santé, car elles n’ont ni abris adéquats ni couvertures pendant les fortes pluies

« On a dû s’enfuir sous ces bombardements »

« Nous avons dû fuir sous ces bombardements. J’ai l’impression d’être plus en sécurité qu’avant »

Le 21 novembre, l’Armée d’Arakan a chassé les forces militaires de Pauktaw et évacué les captifs retenus sur le site de Lawka Hteik Pan. Selon des témoins, alors qu’ils s’échappaient, l’armée a pilonné la ville.

« Nous avons dû fuir sous ces bombardements, a déclaré une femme de 28 ans détenue dans le temple, qui s’est maintenant réfugiée dans un village voisin. J’ai l’impression d’être plus en sécurité qu’avant. Cependant, nous voyons toujours notre ville de Pauktaw brûler dans la fumée des bombardements. »

Les jours suivants, l’armée a poursuivi ses frappes aériennes et maritimes sur les infrastructures civiles de Pauktaw.

Amnesty International a examiné des images satellite de Pauktaw, bien que la couverture en imagerie de haute résolution soit limitée. Une image claire capturée le 1er décembre 2023 montre de multiples zones fortement incendiées, endommagées et détruites, dont un probable marché, de possibles habitations civiles et des zones entourant des sites religieux.

En outre, les images satellite colorisées et dans l’infrarouge proche montrent des destructions importantes de bâtiments dans l’enceinte d’un hôpital et un cratère à proximité. L’ampleur des destructions et la taille du cratère font penser à des frappes aériennes. Les images indiquent que les destructions ont eu lieu entre le 21 et le 23 novembre.

Éléments attestant de l’utilisation de bombes à sous-munitions

Amnesty International a recensé une attaque contre la municipalité de Namkham dans l’État chan : tard dans la soirée du 1er décembre 2023 ou très tôt le 2 décembre, l’armée du Myanmar a effectué une frappe aérienne contre Namkham en utilisant des bombes qui étaient très probablement des bombes à sous-munitions.
Elles sont interdites à l’échelle internationale car elles sont non discriminantes par nature, et leur utilisation est un crime de guerre.

L’enquêteur d’Amnesty International chargé des armements a analysé cinq photographies de débris de munitions récupérés sur les lieux et identifié les fragments d’un cylindre de dispersion d’armes à sous-munitions.

En outre, deux vidéos fournies à Amnesty International, dont son Laboratoire de preuves du programme Réaction aux crises a pu confirmer qu’elles avaient été récemment mises en ligne, ont été filmées au moment de l’attaque. On entend le bruit d’un avion à réaction qui passe, puis une dizaine de détonations qui se succèdent en trois secondes.

Ces vidéos sont sombres, car l’attaque s’est déroulée de nuit, mais l’utilisation de l’avion et l’enchaînement des détonations correspondent au déploiement d’armes à sous-munitions larguées depuis les airs. Selon un rapport de l’Armée de libération nationale ta’ang (TNLA), cette attaque a fait un mort et cinq blessés parmi les habitant·e·s, et a endommagé quelques maisons.

Le kit de queue, l’électronique exposée et l’intérieur du cylindre de dispersion sur les photographies correspondent aux fragments d’anciennes armes à sous-munitions utilisées lors d’attaques menées par l’armée du Myanmar.

Amnesty International a constaté l’usage illégal par l’armée d’armes à sous-munitions lors d’attaques contre un rassemblement communautaire dans une école de la municipalité de Mindat, dans l’État chin, le 2 juillet 2022, contre un village de la commune de Demoso, dans l’État kayah, le 13 avril 2022, et lors de combats dans l’État kayin, le 10 avril 2022.

« Il est temps de mettre un terme à l’impunité de l’armée. Nous demandons une nouvelle fois que la Cour pénale internationale soit saisie de la situation au Myanmar et que les auteurs de crimes relevant du droit international soient traduits en justice. »

« Alors que le monde reste les bras croisés, l’armée du Myanmar montre une fois de plus la brutalité dont elle est capable à l’égard des civil·es. Le Conseil de sécurité des Nations unies doit imposer d’urgence un embargo sur les armes afin de les protéger d’une nouvelle catastrophe, a déclaré Matt Wells.

« Il est temps de mettre un terme à l’impunité de l’armée. Nous demandons une nouvelle fois que la Cour pénale internationale soit saisie de la situation au Myanmar et que les auteurs de crimes relevant du droit international soient traduits en justice. »

Complément d’information

Depuis le coup d’État militaire de 2021, le Myanmar connaît une grave escalade des violations des droits humains. L’armée a usé de la force meurtrière contre des manifestant·e·s non violents en février et mars 2021, ce qui a provoqué un soulèvement armé qui ne cesse de s’intensifier.

Dans son rapport publié en mai 2022 sous le titre, « Les balles pleuvaient ». Crimes de guerre et déplacements de population dans l’est du Myanmar, Amnesty International a établi que l’armée du Myanmar a soumis des civil·es à des sanctions collectives par le biais d’attaques aériennes et terrestres de grande ampleur, de détentions arbitraires, d’actes de torture ou d’exécutions extrajudiciaires, et de pillages et d’incendies systématiques des villages.

Dans un rapport d’août 2022, intitulé 15 days felt like 15 years : Torture in detention since the Myanmar coup, elle dénonçait les violations commises par les forces de sécurité du Myanmar, notamment des actes de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, au moment de l’arrestation, de l’interrogatoire et de la détention des participants présumés à des mouvements de protestation.

Dans un rapport de novembre 2022, Myanmar. Une enquête révèle que la chaîne d’approvisionnement en carburant d’aviation est liée à des crimes de guerre, elle demandait la suspension de l’approvisionnement en carburant d’aviation afin d’empêcher l’armée de procéder à des frappes aériennes illégales.

Le 9 octobre 2023, une frappe aérienne illégale suivie de tirs de mortier sur Mung Lai Hkyet, un camp pour personnes déplacées dans l’État kachin, a fait au moins 28 morts civil·es, dont des enfants, et 57 blessé·es.

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