Sous plusieurs gouvernements américains successifs, Amnesty International et d’autres ont donné des exemples [1] d’attaques de drones ayant tué des personnes qui ne participaient pas directement aux hostilités et ne constituaient pas une menace imminente pour la vie humaine, dont des enfants. Dans un nouveau rapport intitulé Deadly Assistance : The role of European states in US Drone Strikes, Amnesty International s’appuie sur des informations issues de sources libres d’accès pour déterminer la nature de l’aide apportée par le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Italie au programme américain d’attaques par drones, et montre que ces pays risquent d’être tenus pour responsables de violations du droit international.
« Les gouvernements britannique, allemand, néerlandais et italien soutiennent depuis des années le programme secret d’homicides mené à travers le monde par les États-Unis, auquel ils apportent des renseignements et des infrastructures essentiels malgré la multiplication des victimes civiles et les allégations d’homicides illégaux, dont certains sont constitutifs de crimes de guerre », a déclaré Rasha Abdul Rahim, chercheuse sur le contrôle des armes, le commerce des équipements de sécurité et les droits humains à Amnesty International.
« Depuis que Donald Trump est aux manettes, la menace pour les civils est plus forte que jamais et il est urgent de faire preuve de plus de transparence. Si les États européens sont sûrs de n’avoir participé en aucune manière à des homicides illégaux, alors ils doivent être en mesure de le prouver. Sinon, ils doivent s’interroger sur l’opportunité de continuer à soutenir un programme secret qui s’appuie sur des renseignements sujets à caution et des fondements juridiques fragiles pour désigner des personnes à éliminer. »
Selon le Bureau of Investigative Journalism (BIJ), jusqu’à 1 551 civils [2] ont été tués par des attaques de drones menées par les États-Unis en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie et au Yémen depuis 2004.
Le nombre de ces attaques a fortement augmenté depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Le Conseil de relations extérieures [3], groupe de réflexion basé aux États-Unis, a estimé que le président américain avait approuvé au moins 36 attaques de drones ou opérations spéciales sous formes de raids durant les 45 premiers jours de son mandat. Selon les médias, Donald Trump a aussi supprimé les rares protections qui existaient sous le gouvernement Obama en ce qui concerne le programme d’attaques par drones. Une nouvelle politique, encore tenue secrète, autoriserait ce programme à prendre pour cible un nombre bien plus grand de personnes même si elles ne sont pas clairement identifiées, et assouplirait la condition selon laquelle il est nécessaire d’être « quasiment certain » de la présence d’une cible légale avant de procéder à une frappe.
Dans son rapport, Amnesty International montre en quoi le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Italie pourraient être impliqués dans des opérations potentiellement illégales menées par les États-Unis au moyen de drones, et donc bafouer leurs propres obligations aux termes du droit international. L’organisation souligne également que, compte tenu du secret qui entoure ces opérations, il est difficile de déterminer quelles garanties ces États ont mises en place pour s’assurer de ne pas apporter leur aide à des attaques de drones illégales – si tant est que de telles garanties existent.
Le rapport Deadly Assistances’intéresse au fait que :
- – le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas communiquent des renseignements qui permettent aux États-Unis de localiser les cibles potentielles qu’ils souhaitent soumettre à une surveillance accrue ou frapper au moyen d’un drone ;
- – l’Allemagne et les Pays-Bas fournissent des métadonnées (par exemple des informations sur les communications, telles que l’heure et le lieu de certains appels téléphoniques) susceptibles d’être utilisées pour déterminer les cibles des frappes ;
- – le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie autorisent les États-Unis à agir depuis des bases situées sur leur territoire, leur offrant ainsi des infrastructures essentielles en termes de communication et de renseignement, qui permettent la transmission d’informations entre les opérateurs des drones aux États-Unis et les drones armés qui procèdent à des frappes meurtrières dans différents pays de la planète ;
- – l’Italie autorise les États-Unis à faire décoller des drones armés depuis une base américaine en Sicile pour des frappes défensives.
Ces accords ne sont certainement que la partie émergée de l’iceberg que représente le réseau complexe et sophistiqué de soutien européen aux attaques de drones américaines.
Une aide entourée de secret
Le manque de transparence qui caractérise le programme américain d’attaques par drones limite l’obligation de rendre des comptes et prive les victimes et leurs familles de l’accès à la justice. Dans un rapport de 2013 [4], Amnesty International a rendu compte de la mort de 18 ouvriers, dont un adolescent de 14 ans, ainsi que d’une femme de 68 ans, tués par plusieurs attaques de drones au Pakistan. Les États-Unis ne se sont jamais engagés publiquement à enquêter sur les possibles homicides illégaux signalés par Amnesty International et n’ont pas non plus fourni leur propre version des faits.
Dans les cas où des liens ont été établis entre l’aide européenne et de possibles frappes illégales dans le cadre du programme américain d’attaques par drones, les gouvernements concernés ont eux aussi souvent refusé d’enquêter ou de prendre des engagements.
Par exemple, en 2015, des documents du Quartier général des communications du gouvernement britannique (GCHQ) transmis au par Edward Snowden ont montré qu’un programme de surveillance situé au Royaume-Uni avait facilité, en mars 2012, une attaque de drone au Yémen qui avait visé et tué deux membres présumés d’Al Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA). Selon le BIJ, cette attaque avait aussi fait un mort (un homme de 60 ans) et six à neuf blessés (dont six enfants) parmi les civils. À l’époque, le GCHQ s’était refusé à tout commentaire.
« Le secret absolu qui entoure le programme américain d’attaques au moyen de drones – y compris en ce qui concerne les accords conclus avec d’autres États – entraîne une absence systématique d’obligation de rendre des comptes, tant pour les États-Unis que pour leurs partenaires européens », a déclaré Rasha Abdul Rahim.
« La sécurité nationale est utilisée comme prétexte pour échapper à toute vérification extérieure. Il est effrayant de penser que des États européens apportent une aide susceptible d’être utilisée par les États-Unis pour prendre des décisions de vie ou de mort sans aucune surveillance ou presque. »
Amnesty International s’inquiète particulièrement de la précision et de la fiabilité des renseignements d’origine électromagnétique, que les États-Unis recueillent souvent auprès de leurs partenaires étrangers et utilisent pour attaquer des personnes. D’après une enquête du site d’information The Intercept, des documents du Pentagone révélés à la suite d’une fuite montrent que, sur une période de cinq mois en 2013, 90 % des personnes tuées par des attaques de drones américaines dans le cadre de l’opération Haymaker (une opération spéciale dans le nord-est de l’Afghanistan) ne faisaient pas partie des cibles visées. On ignore si les États-Unis ont depuis mis en œuvre des garanties concernant l’utilisation de ces renseignements d’origine électromagnétique.
« Les États-Unis parlent d’homicides “ciblés” mais tout prouve qu’ils sont loin de l’être. Le nombre de morts parmi les civils et de cibles non intentionnelles recensés indique un véritable risque que des renseignements ou d’autres formes d’aide apportés par les États européens ne soient utilisés dans des frappes américaines illégales », a déclaré Rasha Abdul Rahim.
« En cette période cruciale, les États européens doivent défendre l’état de droit et revoir leur soutien à ce programme meurtrier. »
Amnesty International demande au Royaume-Uni, à l’Allemagne, aux Pays-Bas et à l’Italie de ne pas apporter leur aide aux attaques de drones américaines susceptibles de violer le droit international relatif aux droits humains, qui s’applique à l’utilisation de drones armés par les États-Unis en toutes circonstances, ou le droit international humanitaire, qui s’applique aux attaques de drones menées dans le cadre d’un conflit armé.
L’organisation appelle aussi ces quatre pays, s’ils ne l’ont pas encore fait, à ouvrir des enquêtes publiques exhaustives sur l’aide qu’ils apportent au programme américain d’attaques par drones. Ces États doivent veiller à ce que des enquêtes approfondies, indépendantes et impartiales soient menées sans délai sur tous les cas où il existe des motifs raisonnables de penser qu’ils ont contribué à une attaque de drone ayant entraîné des homicides illégaux. Ils doivent aussi donner publiquement, de toute urgence, des précisions sur les garanties qu’ils ont mises en place pour faire en sorte de ne pas soutenir ni aider des attaques de drones américaines susceptibles d’être illégales.
Amnesty International engage par ailleurs les États-Unis à révéler publiquement leurs nouvelles règles régissant l’usage de la force meurtrière à l’étranger, notamment celles qui concernent spécifiquement les opérations d’homicides ciblés.
Amnesty International ne s’oppose pas à l’utilisation de drones armés en soi, mais demande depuis toujours aux États-Unis de veiller à ce que leur utilisation de ces armes soit conforme aux obligations qui leur incombent aux termes du droit international, notamment au titre du droit international relatif aux droits humains et, le cas échéant, du droit international humanitaire.
Voir les Principes de base sur l’utilisation et le transfert de drones armés
Réponses des gouvernements aux complicités d’attaques de drones
Amnesty International a envoyé un résumé de ses conclusions et de ses recommandations aux autorités du Royaume-Uni, de l’Allemagne, des Pays-Bas et de l’Italie. À l’heure de la publication de son rapport, seuls les gouvernements néerlandais et allemand avaient répondu.
Les Pays-Bas ont affirmé qu’ils ne coopéraient pas avec des homicides ciblés illégaux. Ils ont aussi déclaré que le ministre de la Défense avait adopté et mis en œuvre une série de recommandations formulées par la Commission de surveillance des services de renseignement et de sécurité à propos des garanties destinées à éviter la fourniture de renseignements qui pourraient être utilisés par d’autres États dans le cadre d’un recours illégal à la force.
Cependant, cette réponse a confirmé que les Pays-Bas n’avaient pas de ligne de conduite spécifique concernant l’aide apportée aux opérations meurtrières des États-Unis, dont le programme d’attaques par drones. Ils se contentent d’appliquer un cadre général aux échanges de données, en vertu duquel différents facteurs sont évalués avant la transmission des données, tels que le respect du droit international humanitaire et la politique en matière de droits humains du pays en question, et au titre duquel la coopération est réévaluée dans certaines circonstances.
Le ministère allemand des Affaires étrangères a répondu que, en ce qui concerne les questions sur les services de renseignement, il ne pouvait donner des informations qu’aux commissions de contrôle parlementaires concernées, dont les communications sont secrètes. Il a précisé qu’il ne pouvait pas répondre à certaines des questions posées par Amnesty International dans son courrier car une procédure judiciaire était en cours à propos du rôle de l’Allemagne dans les attaques de drones américaines.