Intitulé Behind barbed wire : Human rights toll of “borderization” in Georgia, ce document révèle les répercussions dévastatrices des mesures entreprises par les forces russes et les autorités de facto pour mettre en place une « frontière internationale » le long de la démarcation controversée, en érigeant barbelés, clôtures, tranchées et autres obstacles physiques qui divisent les villages et coupent les villageois de leurs terres agricoles, de leurs sources d’eau, de leurs lieux de culte et même de leurs lieux de sépulture.
« Des vies sont étouffées par ces mesures arbitraires. Des centaines de personnes sont en butte à des arrestations arbitraires chaque année lorsqu’elles tentent de franchir la ligne, simplement pour voir leurs proches, s’occuper de leurs récoltes ou avoir accès à des soins médicaux. Des villages entiers sont coupés de sources vitales de revenus et d’autres facettes importantes de leur vie – et sont sanctionnés uniquement en raison du lieu où ils sont implantés, a déclaré Marie Struthers, directrice du programme Europe de l’Est et Asie centrale à Amnesty International.
« La Russie exerce de fait un contrôle sur l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud et doit donc s’acquitter de ses obligations découlant du droit international humanitaire et respecter les droits fondamentaux dans ces territoires. »
Des communautés séparées, des moyens de subsistance dévastés
Les forces russes sont stationnées en Abkhazie et en Ossétie du Sud sans le consentement de la Géorgie depuis le conflit d’août 2008.
En 2011, elles ont entamé un processus de « délimitation » afin de faire de la ligne de démarcation administrative – bien souvent de simples pointillés sur une carte – une barrière physique séparant l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud d’un côté, et le territoire sous contrôle géorgien de l’autre.
Davit Vanishvili, 85 ans, originaire du village de Khurvaleti qui a été divisé au cours du processus de « délimitation », a déclaré à Amnesty International que des membres des forces russes l’ont mis face à un dilemme en 2013 : rester chez lui du côté sud-ossète de la ligne ou déménager et finir sa vie du côté contrôlé par Tbilissi.
Il a choisi de rester, mais est désormais séparé du reste de sa famille et de ses amis. Davit Vanishvili et sa famille risquent d’être arrêtés à chaque fois qu’ils franchissent la clôture, à la nuit tombée, pour aller chercher sa pension, des médicaments et d’autres denrées du côté géorgien.
« Les militaires russes sont venus chez moi et m’ont dit que ce n’était plus la Géorgie. Le même jour, ils ont commencé à installer des clôtures autour de ma cour. Je ne peux plus me rendre dans le reste du village, ni le reste du pays », a-t-il expliqué à Amnesty International. La « délimitation » de la ligne de démarcation administrative touche des communautés de toutes origines ethniques, des deux côtés de la ligne.
D’après les autorités géorgiennes, fin 2018, au moins 34 villages étaient scindés par les clôtures installées par les forces russes. On estime que 800 à 1 000 familles au total n’ont plus accès à leurs terres agricoles.
Amiran Gugutishvili, un fermier âgé de 71 ans du village de Gugutiankari, situé près de la ligne de démarcation administrative côté Ossétie du Sud, dépend des services sociaux depuis 2017, depuis qu’il ne peut plus se rendre dans son verger.
« Chaque année, je récoltais plus de 100 caisses de pommes dans mon verger et je les vendais. Le bénéfice suffisait à ma famille pour survivre. Depuis 2017, je n’ai plus accès à mon jardin. Les soldats russes y ont installé un panneau marquant la frontière d’État. Parfois, je passe par là pour regarder à travers la clôture ce qu’il advient de mes pommiers », a-t-il déclaré à Amnesty International.
La fermeture des points de passage nuit au commerce
Du fait de la « délimitation », plusieurs points de passage officiels entre l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie sont fermés.
« La "délimitation " a un impact pernicieux sur ce qui était jadis un commerce transfrontalier actif. Elle porte fortement préjudice à la situation sociale et économique des localités qui se trouvent à cheval entre les deux, car les producteurs locaux ne peuvent plus se rendre dans les marchés les plus proches », a déclaré Marie Struthers.
Le village de Khurcha, côté abkhaze du fleuve Enguri qui sépare la région séparatiste du reste du territoire géorgien, était autrefois un carrefour du commerce local, grâce à son point de passage. Celui-ci ayant été fermé en mars 2017, certains habitants se sont alors installés ailleurs dans le territoire contrôlé par Tbilissi.
« Notre village est devenu une impasse – à l’image de nos vies », explique un habitant de Khurcha, âgé de 85 ans.
Franchir la démarcation hors des points de passage désignés et sans documents officiels, souvent très difficiles à obtenir, est considéré comme illégal par les autorités russes et les autorités locales de facto. Ainsi, des centaines de personnes sont arrêtées chaque année de manière arbitraire, et certaines seraient frappées et soumises à d’autres mauvais traitements en détention.
« Les autorités russes et les autorités de facto des territoires séparatistes doivent rouvrir les points de passage qui ont été fermés et assouplir les restrictions relatives aux déplacements des habitants qui vivent près de la ligne administrative. Lorsque des restrictions sont appliquées, elles doivent être strictement nécessaires, dictées par de réelles considérations de sécurité et militaires, et proportionnées », a déclaré Marie Struthers.
Par ailleurs, Amnesty International appelle la Géorgie à apporter un soutien adéquat aux familles dont les droits économiques, sociaux et culturels pâtissent de cette « délimitation », notamment à celles qui ne peuvent plus accéder à leurs moyens de subsistance.
Complément d’information
Les grandes questions politiques terreau des hostilités entre la Géorgie, la Russie et les deux régions séparatistes dans les années 1990 et 2000 sont importantes et perdurent, mais sortent du cadre de nos recherches.
La synthèse se fonde sur plus de 150 témoignages recueillis lors de missions sur le terrain en Géorgie, en mars et juillet 2018, et en juin 2019. Amnesty International a adressé des courriers au gouvernement russe, aux autorités de facto en Abkhazie et en Ossétie du Sud, ainsi qu’au gouvernement de Géorgie, reprenant un résumé de nos conclusions et de nos préoccupations en termes de droits humains, et leur offrant la possibilité de répondre et de voir leur réponse figurer dans cette synthèse. Seule la Géorgie a répondu.