Lorsque les secouristes sont arrivés, ils n’ont trouvé qu’une mer de cadavres. Les photos des cercueils – dont beaucoup de petits, de couleur blanche – alignés dans l’aéroport de Lampedusa ont choqué le monde entier et fait vaciller la conscience de l’Europe. Dans l’un de ces cercueils, il y avait une femme et son nouveau-né, encore reliés par le cordon ombilical.
Huit jours plus tard seulement, un autre bateau chavirait en haute mer, entre Lampedusa et la Libye. Cette fois-ci, les passagers étaient principalement des réfugié·e·s syriens, dont de nombreux médecins fuyant la guerre avec leur famille. Sur les 268 victimes, 60 étaient des mineur·e·s. Cette tragédie a été baptisée le « naufrage des enfants ». Le cœur brisé, certains parents ayant survécu ont continué de rechercher leurs fils et leurs filles des années durant.
Savoir que ces décès auraient pu être évités vient s’ajouter à leur souffrance. Les autorités italiennes avaient empêché un bâtiment de la marine d’aider les passagers de ce bateau à débarquer sur le sol italien. Les retards des secours ont contribué à la mort de nombreuses personnes.
Plus de 500 noyades en l’espace de quelques jours en Méditerranée centrale : cela aurait dû pousser les États membres de l’UE à agir pour éviter de nouveaux décès. L’Italie avait lancé l’opération de secours « Mare Nostrum », mais elle n’a duré qu’un an. Par la suite, l’UE a surtout concentré ses efforts pour aider les garde-côtes libyens à renvoyer les personnes migrantes et demandeuses d’asile en Libye, où elles risquent d’être détenues de manière arbitraire, torturées et violées.
Une décennie plus tard, la réponse de l’UE à ces traversées maritimes demeure marquée par l’inaction, l’apathie et l’hostilité.
Alors qu’il n’existe pas de mission navale dirigée par les États pour sauver des vies en Méditerranée centrale, les gouvernements ne cessent d’entraver les initiatives bénévoles de recherche et de sauvetage. Il n’existe pas d’accord sur le lieu où les survivants devraient débarquer ni sur le partage des responsabilités entre les États membres de l’UE pour leur venir en aide. Aucun véritable effort n’a été entrepris pour proposer des itinéraires sûrs et réguliers.
Ces dernières semaines, quelques milliers de personnes sont arrivées à Lampedusa, submergeant temporairement les petites structures d’accueil de l’île. Bien que les arrivées soient en hausse cette année, leur nombre reste gérable. C’est l’absence d’une mission navale proactive de secours– qui permettrait d’établir une répartition dans les différents ports – et le manque d’investissement dans les systèmes d’accueil qui ont engendré cette situation.
Dans l’état actuel des choses, le risque de tragédies reste très élevé. Au moins 2 093 personnes sont mortes cette année en Méditerranée centrale. Au cours des 10 dernières années, au moins 22 341 personnes ont perdu la vie sur ce seul itinéraire, selon l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM).
En février, au moins 94 personnes sont mortes près de la plage de Cutro, dans le sud de l’Italie, lorsque leur bateau a heurté un banc de sable et chaviré. Une enquête judiciaire est en cours en vue d’établir la cause du naufrage. Or, les autorités savaient que ce bateau était en danger sur une mer agitée et n’ont pas envoyé les garde-côtes pour secourir les passagers.
En juin, un navire de pêche visiblement surchargé, transportant environ 750 personnes, est resté en mer pendant 15 heures sans être secouru, avant de faire naufrage au large de la côte de Pylos, en Grèce. Ce naufrage catastrophique a causé la mort de plus de 600 personnes, dont de nombreux enfants. La plupart étaient originaires de Syrie, du Pakistan et d’Égypte, et fuyaient pour survivre ou pour rejoindre leur famille en Europe. Malgré le démenti des autorités grecques, les récits de survivants indiquent qu’un navire des garde-côtes grecs a attaché une corde au bateau et l’a remorqué, ce qui l’a fait osciller et chavirer.
Dans ces situations comme dans d’autres, des vies auraient pu être sauvées, si les autorités avaient agi conformément à leurs obligations de recherche et de sauvetage et au devoir de protéger la vie et la dignité, et si les gouvernements européens avaient offert des voies d’accès sûres et régulières à ceux qui fuient des situations désespérées, afin qu’ils puissent voyager par des moyens sûrs plutôt que de se mettre en péril sur des bateaux surchargés.
Bien qu’ils se soient engagés à lutter contre les activités des passeurs, les leaders européens n’ont pas réussi à mettre en place la seule mesure qui permettrait de les mettre sur la touche : fournir un nombre adéquat de visas, notamment des visas humanitaires pour ceux qui fuient la guerre et la persécution et ont par conséquent besoin d’une protection internationale.
Les sommets de l’UE promettent « partenariat » et « développement », en particulier aux États africains. Mais dans la réalité, les financements sont de plus en plus détournés vers les programmes de contrôle des frontières. Ceux-ci renforcent encore la dépendance de l’Europe vis-à-vis de régimes autoritaires, au lieu de remédier aux profondes inégalités qui poussent les gens à partir en quête de sécurité et d’opportunités, loin de l’endroit où ils sont nés.
Pourtant, nous savons que lorsque la volonté politique est bien là – comme ce fut le cas pour l’Ukraine – l’Europe est capable de relever d’immenses défis humanitaires et de venir en aide à des millions de femmes, d’hommes et d’enfants, avec humanité.
Les fantômes des tragédies du passé sont toujours là, pour nous rappeler les conséquences des politiques égoïstes, inhumaines et racistes de l’exclusion. Mais les solutions sont à notre portée, si nous acceptons de les saisir.
Matteo de Bellis, chercheur sur les migrations et l’asile à Amnesty International.
Cet article a été publié initialement dans The Observer [1].