L’amour au temps de la censure : Lu Yuyu et Li Tingyu, militants chinois

Chine Lu Yuyu

Lu Yuyu et Li Tingyu étaient en train de récupérer une plante pour Little Stinker, leur chat, lorsque leur histoire d’amour a brutalement pris fin. La police, qui les surveillait depuis le début de leur relation, trois ans plus tôt, les attendait au point de retrait.

« Jane » (Li Tingyu) est entrée pour récupérer le paquet, pendant que je l’attendais dehors. Tout à coup, plusieurs hommes ont surgi », a raconté Lu Yuyu à Amnesty International, à son domicile de la province de Guizhou, dans le sud-ouest de la Chine.

« J’avais imaginé de nombreuses fois à quoi ce jour ressemblerait, et la façon dont je réagirais. Mais tout est arrivé trop vite, trop tard pour avoir peur, et j’ai été emmené dans un véhicule noir, avec les mains dans le dos et une cagoule noire sur la tête. »

« J’ai pensé qu’ils ne savaient peut-être pas que Jane était dans le point de retrait Taobao (un site de vente en ligne) ; j’étais naïf. Des policières l’ont escortée à l’extérieur du bâtiment, et tandis qu’elle criait mon nom de toutes ses forces, on la faisait entrer dans une autre berline. »

C’était la dernière fois que Lu Yuyu et Li Tingyu se voyaient.

Cette histoire d’amour au destin tragique est née en 2012, époque où le militant chinois Lu Yuyu a commencé à consigner des informations sur les grandes manifestations en Chine et à les diffuser en ligne. Les données qu’il a diffusées – portant notamment sur des grèves ouvrières, des manifestations en faveur de l’environnement et des heurts avec la police – sont encore la principale source d’informations sur ces événements, si ce n’est la seule.

Sa campagne a attiré l’attention de Li Tingyu, une autre militante, qui était alors étudiante à l’université de Guangzhou. Aujourd’hui, Lu Yuyu ne l’appelle plus que « Jane ».

« Jane m’a écrit qu’elle était très intéressée par les informations que j’avais rassemblées, qu’elle trouvait utiles à la recherche sur les mouvements sociaux. Nous avons bavardé des heures », a raconté Lu Yuyu.

« Un jour, Jane m’a dit soudainement : “Je lis ton blog depuis la fin de l’année dernière, et je lis aussi ton fil QQ” (un système chinois de messagerie instantanée). Avant même de nous en apercevoir, nous sommes tombés amoureux. »

Un rebelle trouve sa cause

Lu Yuyu raconte qu’enfant, il était rebelle et en colère ; une fois à l’université, il a été exclu pour s’être bagarré. Il a ensuite vogué de petit emploi en petit emploi – manœuvre sur des chantiers, tenancier de cybercafé, plombier, gérant d’entrepôt – jusqu’à finir par trouver sa véritable vocation en ligne.

« Lorsque je travaillais, j’étais malheureux ; mais en allant sur Weibo (un réseau social chinois), en 2011, j’ai découvert des gens comme Ai Weiwei et Chen Guangcheng. C’est là que j’ai compris que c’était la vie qu’il me fallait. »

Son militantisme a commencé par de petites manifestations qui ont attiré l’attention de la police, ce qui l’a incité à changer de stratégie.

« Manifester avec une pancarte est un bon exercice de courage, mais les effets sont très limités », a raconté Lu Yuyu.

Ainsi, il a plutôt décidé de consigner des informations sur d’autres petites manifestations ayant lieu dans tout le pays, et de les diffuser sur Weibo. Ses publications et ses comptes étaient fréquemment supprimés, mais il a persisté – et bientôt, il a commencé à recevoir des messages d’encouragement de personnes qui suivaient son travail. L’une de ces personnes était Li Tingyu.

En juin 2013, lorsque Lu Yuyu a publié un message sur ses problèmes financiers dus au fait qu’il avait démissionné de son emploi à l’usine pour se concentrer sur sa recherche d’informations, Li Tingyu lui a répondu qu’elle voulait lui rendre visite et l’aider à sensibiliser la population quant à l’importance de son travail.

« Complices »

Li Tingyu s’est mise à consigner avec Lu Yuyu les détails relatifs aux grandes manifestations survenant dans toute la Chine, et elle a baptisé ce projet du nom de « Non-informations », c’est-à-dire les informations que l’on ne trouvait pas dans les médias.

Li Tingyu et Lu Yuyu devinrent complices – au sens propre, aux yeux des autorités. Ils étaient harcelés en permanence par les agents de la sécurité nationale.

En 2014, cette attention malvenue a poussé le couple à déménager à Dali, une ville pittoresque et touristique du sud-ouest chinois. Les dons d’autres cybercitoyens leur permettaient de régler la plupart de leurs dépenses courantes.

Lu Yuyu déclare qu’il vivait comme un « homme invisible » à Dali, mais qu’il ne se sentait jamais en sécurité pour autant. En 2015, la situation avait atteint le stade où tous ses comptes Weibo étaient supprimés les uns après les autres, à l’instant de leur mise en ligne.

« Je savais que la prison était probablement au bout du chemin, mais j’avais toujours évité d’en parler à Jane. Parler de ça n’aurait fait qu’accroître notre peur et n’aurait pas changé nos vies. »

Mais en juin 2016, lors de cette funeste sortie pour aller récupérer un plant d’herbe-aux- chats, cette peur s’est faite réalité. Le couple a été arrêté et accusé d’avoir « cherché à provoquer des conflits et troublé l’ordre public ».

Emprisonnés pour s’être exprimés

Lu Yuyu avait toujours mis un point d’honneur à vérifier les informations avant de les publier. C’est grâce à cette rigueur qu’il a été difficile de trouver des éléments en faveur d’une condamnation. Finalement, seuls huit des 70 000 messages qu’il avait publiés ont été qualifiés de « fausses informations ».

Lu Yuyu a été condamné à quatre ans de prison, tandis que Li Tingyu écopait d’une peine de deux ans d’emprisonnement assortie d’un sursis de trois ans.

« À la fin du procès, le juge m’a demandé ce que j’avais à dire. J’ai répondu que j’avais consigné près de 70 000 événements au fil des années, et que d’après la règle des « quatre ans pour huit messages », il fallait me condamner à 35 000 ans de prison. Le public a explosé de rire », a déclaré Lu Yuyu. Malgré son esprit combattif, il a souffert en prison.

« Les conditions de détention sont très mauvaises ; on ne mange de la viande que très rarement, on a souvent très faim », a-t-il déclaré. Au cours de sa détention, les médecins lui ont diagnostiqué une dépression. Depuis sa libération en juin 2020, il a vu son droit de circuler librement restreint par les autorités.

« Désormais, je prends des médicaments et je fais de l’exercice tous les jours, et je passe du temps à apprendre l’anglais et à lire – je ne peux pas faire grand-chose d’autre », dit-il.

Lorsqu’il a quitté la prison, ses pensées se sont naturellement tournées vers « Jane ». Son premier message sur Weibo après sa libération consistait à demander où elle se trouvait. Lorsqu’il a pu joindre sa mère, plusieurs semaines plus tard, celle-ci lui a dit que Jane était « passée à autre chose ». Li Tingyu a confirmé cela au cours d’une conversation téléphonique déchirante. Depuis, Lu Yuyu a supprimé toutes ses publications ayant un lien avec « Jane », mais il affirme être heureux de savoir qu’elle va bien.

L’incarcération de Lu Yuyu est terminée, comme sa relation avec Li Tingyu. Mais son travail de documentation sur les 70 000 événements qui, sans lui, seraient restés dans l’ombre, existe toujours.

Toutes les infos
Toutes les actions
2024 - Amnesty International Belgique N° BCE 0418 308 144 - Crédits - Charte vie privée
Made by Spade + Nursit