Tandis que la liberté d’expression en Égypte se heurte à une répression rarement observée ces dernières décennies, les dirigeants européens se sont mis en tête de renforcer la relation avec leur voisin transméditerranéen.
Les discussions sur un « partenariat mutuellement bénéfique » avec le président égyptien Abdel Fattah Al Sissi sont désormais axées sur des « intérêts communs » partagés, toute mention des graves violations des droits humains commises dans le pays tendant à disparaître.
J’évoque la répression qui sévit en Égypte par expérience personnelle. Mon épouse Amal Fathy a été arrêtée par des policiers qui ont fait irruption chez nous le 11 mai dernier à l’aube. Avec notre fils de trois ans, nous avons été emmenés dans un poste de police du Caire. Dans la matinée, un procureur a interrogé Amal durant plusieurs heures au sujet d’une vidéo qu’elle avait postée sur Facebook deux jours auparavant. Dans cette vidéo, elle racontait les actes de harcèlement sexuel dont elle avait été victime et reprochait au gouvernement égyptien de ne pas protéger les femmes. Cependant, en Égypte, si vous prenez la parole en tant que victime, c’est vous qui risquez d’être sanctionné, vous et pas l’auteur du crime.
Depuis ce jour-là, ma famille est séparée. Amal a été inculpée de « publication de fausses informations susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique » puis, dans le cadre d’une autre affaire, d’« appartenance à une organisation terroriste ». Elle est toujours en détention, même si depuis hier nous avons l’espoir que son calvaire prenne fin rapidement. En effet, un tribunal a ordonné sa libération assortie d’une mise à l’épreuve et j’espère de tout mon être que les autorités égyptiennes vont appliquer cette décision et qu’Amal rentrera bientôt à la maison, pour nous retrouver, en famille.
Le placement en détention de ma femme illustre parfaitement le durcissement de la répression en Égypte. Depuis l’an dernier, des centaines de militants politiques, journalistes et défenseurs des droits humains ont été arrêtés de manière arbitraire, uniquement pour avoir exprimé leurs opinions. Les formes les plus inoffensives de critique sont considérées comme des menaces pour la sécurité nationale et des infractions relevant de la Loi antiterroriste égyptienne.
Les détracteurs du pouvoir sont régulièrement détenus sans jugement pendant des mois, voire des années. Beaucoup sont victimes de disparitions forcées et subissent des tortures pour leur extorquer des « aveux » qui sont ensuite utilisés contre eux devant les tribunaux. Les mineurs, parfois âgés de 12 ans seulement, ne sont pas épargnés.
S’ils sont finalement traduits devant un tribunal, ils encourent des procès collectifs iniques, qui débouchent sur des condamnations entachées d’irrégularités. Ainsi, 75 personnes ont été condamnées à mort à l’issue d’un procès collectif dans le cadre des événements de la place Rabaa.
Dans ce contexte, les dirigeants européens se disent déterminés à œuvrer pour les intérêts communs des Européens et des Égyptiens, notamment à s’exprimer en faveur de la défense des droits humains. Reste à préciser quelle définition des intérêts communs s’applique aux Égyptiens ordinaires.
Quels intérêts communs le Chancelier autrichien Sebastian Kurz et le président du Conseil européen Donald Tusk ont-ils en tête lorsqu’ils saluent l’Égypte comme un partenaire exemplaire dans la région parce qu’elle contribue à empêcher les migrants d’atteindre les côtes européennes ?
Un partenaire exemplaire, c’est un partenaire qui respecte les droits humains et les libertés fondamentales, piliers de l’accord d’association entre l’Égypte, l’Union européenne (UE) et ses États membres.
De la même façon, quels intérêts sont servis lorsque des États européens laissent les échanges commerciaux ou d’autres considérations prendre le pas sur les droits des citoyens égyptiens ?
Même lorsque les atteintes aux droits humains commises par le gouvernement égyptien s’étendent à des citoyens européens, cela n’affecte en rien ces intérêts communs.
Cela fait presque trois ans que le corps de l’étudiant italien en doctorat Giulio Regeni a été retrouvé dans le désert, portant d’horribles marques de torture ; aucun suspect n’a été traduit en justice et la vérité reste enfouie. Toutefois, le parquet italien a récemment établi une liste d’agents des forces de sécurité égyptiennes, suspects potentiels dans la mort de Giulio Regeni, en raison de l’absence de progression de l’enquête.
Peut-être ces mêmes intérêts guident-ils la foi aveugle de certains États européens dans les efforts grotesques déployés par les autorités égyptiennes pour « remédier aux violations des droits humains ». Ou bien est-ce la promesse faite par l’Égypte de coopérer avec les mécanismes des droits humains de l’ONU, alors que dans le même temps elle arrête arbitrairement, intimide et expulse de force ceux qui se sont entretenus avec la rapporteure spéciale de l’ONU sur le logement lors de sa visite en octobre. Ou encore les allégations de l’Égypte qui affirme avoir mis en place des organismes affiliés au gouvernement pour traiter les plaintes relatives aux droits humains, tout en limitant leur rôle à nier tout écart de conduite du gouvernement et à discréditer les organisations de défense des droits humains.
Tandis que les dirigeants européens s’apprêtent à débattre de leurs relations avec l’Égypte lors du prochain Conseil d’association UE-Égypte, il est pertinent de se demander avec qui et sur quels intérêts communs ils souhaitent construire leur partenariat. Ils seraient bien avisés de se remémorer certaines leçons fondamentales du Printemps arabe : une politique qui ne tient pas compte des droits humains n’est pas viable. Nous avons également appris qu’au bout du compte, ceux qui osent faire valoir leurs droits se souviennent non pas des mots de leurs oppresseurs, mais du silence de leurs amis.