Cachemire, l’autre côté du silence : apathie, amnésie et impuissance Par Shama Naqushbandi, avocate et écrivaine britannique et cachemirie

Comme tant d’autres, je n’ai aucune nouvelle de mes proches au Cachemire depuis que l’Inde a vidé la région des touristes et l’a inondée de dizaines de milliers de soldats supplémentaires, avant de couper toutes les communications avec le monde extérieur. Seuls les Cachemiris peuvent comprendre les effets de décennies de militarisation sur la psyché et l’ampleur de la souffrance qui découle de la brutalisation continue d’un peuple. Toutefois, même en tant qu’intermédiaire faisant des allers-retours dans la région, ce que j’ai observé me hante. Dans un endroit où la perte est physiquement palpable dans chaque foyer, faire l’expérience du Cachemire donne en quelque sorte la sensation de flâner dans un magnifique cimetière.

En voyant ce que les Cachemiris ont enduré et continuent de subir, de nombreux visiteurs comme moi sont témoins de la douleur collective d’un peuple et la partagent. Ce qu’il nous est donné d’observer serait considéré comme ignoble dans toute société démocratique. Depuis 40 jours, le blocage des communications perdure et aucune voix cachemirie n’a pu se faire entendre en dehors de la vallée. Aujourd’hui, même si je voulais passer à autre chose, je ne le pourrais pas. Plus de neutralité lorsque vous avez été spectateur d’un crime. C’est cette souffrance irrésolue qui continue de transpercer le privilège d’une identité internationale dont je pourrais jouir de l’étranger. Comme l’a écrit Nelson Mandela, « la liberté est indivisible ». Avec le récent blocus des communications, cette blessure de la conscience est hélas l’ultime accord qui relie le Cachemire au monde extérieur. Un soir, alors que j’étais sortie me promener, j’ai levé les yeux vers le ciel et me suis mise à pleurer. L’apathie et l’amnésie seraient une forme de complicité. Même mon chagrin rappelle ceux qui sont privés du droit de faire leur deuil.

Paradoxalement, je ne suis pas seule. Partout dans le monde, des milliers de membres de la diaspora ressentent le stress intense de l’impuissance. Du fait de l’intimité de la communauté et de l’omniprésence de la violence dans la vie quotidienne, la plupart des enfants de la deuxième génération qui ont de la famille au Cachemire ont vécu une version indirecte, étrange et réfractée du conflit, bien qu’ils aient grandi à l’étranger. Beaucoup d’entre nous en ont fait un rituel quotidien : vérifier les téléphones, actualiser les publications sur les réseaux sociaux, rechercher un quelconque signe de vie qui briserait le siège. Nous avons regardé les vidéos divulguées des manifestations de masse se heurtant à des tirs ininterrompus, les enregistrements furtifs d’enfants enlevés par des soldats lors de raids nocturnes et de médecins embarqués à bord de fourgons de police simplement pour avoir dénoncé la crise humanitaire. C’est déchirant. Ce sont des gens avec qui nous avons passé du temps, partagé notre espace et notre communauté, des citoyens ordinaires qui ne méritent pas d’être plongés dans l’abstraction d’une actualité étrangère, incompréhensible. Déjà des informations émergent, selon lesquelles des milliers de Cachemiris sont détenus sans raison, dans des lieux tenus secrets ; parmi eux des enfants âgés de 10 ans à peine, égarés dans le labyrinthe carcéral en Inde, les corps des quelques jeunes libérés visiblement brisés, portant des marques de torture extrême, comme un avertissement grotesque aux autres. Pour citer à nouveau Nelson Mandela : « Il ne peut y avoir plus vive révélation de l’âme d’une société que la manière dont elle traite ses enfants. »

Au fil des ans, j’ai entendu de nombreuses personnes instruites parler du Cachemire et leur degré d’ignorance m’a stupéfaite autant qu’attristée. Dans le cadre de ce conflit, selon les organisations de défense des droits humains, plus de 100 000 personnes sont mortes et près de 10 000 ont « disparu ». Durant les 30 dernières années de guerre ouverte, entre six et 10 personnes ont été tuées chaque jour du fait du conflit. En 2011, une enquête a révélé des charniers dans tout le Cachemire. La torture est systémique et endémique, un Cachemiri sur six ayant subi des actes de torture d’une telle cruauté que le seul fait de les lire vous fera pleurer. Les viols et les violences sexuelles commis en masse sont toujours utilisés comme une arme. La dépression et le stress post-traumatique sont monnaie courante dans la vallée, des rapports indiquant que des dizaines de milliers de Cachemiris, la plupart âgés entre 16 et 25 ans, ont tenté de se suicider au cours de ces dernières années de tourmente.

Si l’Inde affirme que le Cachemire fait partie intégrante du pays, l’État a monumentalement échoué s’agissant d’assumer ses responsabilités envers ses habitants. Immanquablement, dans tout dialogue sur le Cachemire, on constate un mépris flagrant pour l’effet générationnel dévastateur du conflit sur les Cachemiris et les histoires classiques d’abus, de persécution et de désespoir qui définissent quasiment tous les jeunes ayant pris part à la lutte pour la liberté ces dernières années. Malgré la présence de près d’un million de soldats dans la région et des années de militarisation, il n’y a pas de dialogue, de reconstruction ni de réconciliation.

Répandue et systématique au Cachemire, l’injustice s’incarne dans des personnalités tenaces comme Parveena Ahangar, une mère qui a fondé l’Association des parents de personnes disparues après que son fils de 17 ans a été enlevé par les forces de sécurité en 1990 et a disparu sans laisser de trace. Au cours des 10 dernières années, alors que l’armée a reconnu publiquement que l’activisme était quasiment éradiqué au Cachemire, les flambées régulières de mouvements civils de masse se sont heurtées à une brutalité et une intimidation impunies. Les fusils à plomb sont régulièrement utilisés contre des manifestants civils non armés : des armes qui tirent en un coup 600 éclats de métal à grande vitesse et ont tué des dizaines de personnes, et mutilé et rendu aveugles des milliers d’autres, dont beaucoup d’enfants et parmi eux un bambin de 20 mois. Mohammad Ashraf, l’un des fondateurs du Pellet Victim Welfare Trust mis sur pied au lendemain des événements de 2016 où de nombreuses personnes avaient perdu la vue, a lui-même perdu un œil et a reçu 635 plombs dans le corps et la tête. Il a décrit les survivants comme « des morts-vivants, qui errent sans émotions et sans but ».

L’an dernier, l’ONU a publié son tout premier rapport sur la situation des droits humains au Cachemire, mettant en lumière l’absence structurelle d’accès à la justice et l’impunité chronique pour les violations commises par les forces de sécurité, favorisées par des lois coloniales telles que la Loi de 1990 relative aux pouvoirs spéciaux des forces armées de l’État de Jammu-et-Cachemire et la Loi de 1978 relative à la sécurité publique de Jammu-et-Cachemire. Les couvre-feux, les coupures de communications et la censure des médias sont hélas devenus un mode de vie, réduisant d’autant la possibilité d’avoir des compte-rendus de la réalité sur le terrain.

Qu’importe si c’est gênant pour la fierté nationale, la réalité est très simple : les gens ne se rebellent pas par amour de la mort. Les systèmes répressifs engendrent inévitablement la révolte. « Lorsqu’un homme se voit refuser le droit de vivre la vie à laquelle il croit, il n’a d’autre choix que de devenir un hors-la-loi. » Aujourd’hui, les Cachemiris sont l’un des peuples les plus bâillonnés, marginalisés et incompris du monde. Comment alors être surpris que les sermons sur la participation et le développement n’aient aucun sens pour une génération née et élevée dans un État transformé en garnison, qui a vécu toute sa vie avec le canon d’une arme pointée sur elle ?

Je ne nourris aucune animosité à l’égard de l’Inde. J’ai grandi avec des amis indiens et dans des familles indiennes, fait des affaires avec des Indiens et me suis même associée à des réalisations de l’État indien. Au contraire, je sais que la diversité de l’Inde est sa force et aujourd’hui encore mon cœur se tourne vers les centaines et les milliers de simples soldats stationnés au Cachemire, toujours exploités comme des instruments de ce conflit déshumanisant (n’oublions pas les souffrances de ce côté-là, avec des taux de suicide et de fratricide révélateurs parmi les membres des forces armées de la région).

Pourtant, ce que j’ai vu du Cachemire me hante. Et cela devrait hanter la conscience de chaque Indien, de chaque être humain sur la Terre. Il n’y a rien de noble dans un patriotisme qui sert à justifier la dégradation et l’humiliation de tout un peuple. Qu’une nation qui a jadis tant souffert sous la botte du colonialisme prône désormais l’usage des mêmes structures et appareil répressif contre ses propres citoyens ne fait qu’ajouter à la tragédie. Au bout du compte, on ne répètera jamais assez en Inde aujourd’hui : « Être libre, ce n’est pas simplement se débarrasser de ses chaînes, mais vivre d’une manière qui respecte et renforce la liberté des autres. »

Shama Naqushbandi vit à Toronto, au Canada. Elle est l’auteure de The White House, qui a remporté le prix du Meilleur roman, Brit Writers Awards.

Toutes les infos
Toutes les actions
2024 - Amnesty International Belgique N° BCE 0418 308 144 - Crédits - Charte vie privée
Made by Spade + Nursit