Deux ans plus tard, en avril 2017, Nur (son nom a été changé pour des raisons de sécurité) a reçu un appel téléphonique de sa mère, angoissée, qui lui annonçait que la police du Xinjiang lui ordonnait de rentrer chez ses parents.
Peu de temps après, il a reçu un autre appel de son père. Cette fois, le message était encore plus glaçant : « Ne rentre pas et ne leur envoie aucun document. N’entre plus en contact avec nous. »
Nur était désemparé et effrayé, mais il n’était pas le seul à connaître une telle situation. Nur est l’un des nombreux Ouïghours (une minorité ethnique, majoritairement musulmane, principalement établie dans le Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine) qui vivent à l’étranger mais sont rattrapés par la répression tentaculaire du gouvernement chinois.
De plus en plus d’éléments prouvent que, depuis le début de l’année 2017, les autorités chinoises ont incarcéré jusqu’à un million de Ouïghours, de Kazakhs et de membres d’autres minorités ethniques dans des camps d’internement en masse (dénommés centres de « rééducation » ou de « formation professionnelle » par les autorités de Pékin), où ils ont subi des actes de torture et d’autres traitements illégaux.
Les Ouïghours qui vivent à l’étranger, au Japon ou ailleurs, font face à une situation difficile : s’ils rentrent chez eux, ils pourront voir leurs proches mais ils risqueront également d’être victimes de détention arbitraire.
Pour Nur, ce risque était une évidence, compte tenu du message de son père. Il était donc confronté à un dilemme : rentrer chez lui et risquer d’être envoyé dans un camp, ou rester au Japon et ne plus jamais revoir sa famille.
Avant l’appel de sa mère, la police du Xinjiang demandait depuis plusieurs mois à Nur de lui envoyer des documents officiels prouvant qu’il étudiait au Japon. L’ambassade de Chine à Tokyo a conseillé à Nur de se procurer ces documents et de les envoyer en Chine. À présent, il n’ose plus entrer en contact avec la police.
Amnesty International s’est entretenue au Japon avec d’autres Ouïghours dans des situations similaires : ils sont inquiets pour l’avenir de leurs proches, mais ils ont trop peur pour rentrer les voir. Nombre d’entre eux ont indiqué que la police de leur ville d’origine avait posé des questions à leurs parents au sujet de leur situation à l’étranger. Certains policiers ont même demandé leur adresse de résidence et leur numéro de téléphone.
Si les Ouïghours qui vivent à l’étranger ont peur de rentrer chez eux, c’est aussi parce que même s’ils échappent à un placement en détention dans le Xinjiang, il risquent de ne plus pouvoir quitter la Chine en raison de problèmes de passeport.
Nur indique avoir dû payer 40 000 yuans (environ 5 200 euros) à la police de sa ville du Xinjiang pour pouvoir faire une demande de passeport avant de quitter la Chine, en 2015, mais il ne sait pas ce qu’il se passera lorsque son passeport arrivera à expiration.
Une autre personne ouïghoure qui vit au Japon nous a dit : « J’ai peur de ce qu’il pourrait se passer si je vais à l’ambassade de Chine. J’ai peur qu’ils confisquent purement et simplement mon passeport. »
Les Ouïghours avec lesquels Amnesty International s’est entretenue ont affirmé que cela était déjà arrivé à certaines personnes qui voulaient faire renouveler leur passeport chinois, et qu’il leur était par conséquent impossible de quitter le Japon. Ce refus arbitraire de rendre ou de renouveler un passeport est une violation au droit à la liberté de mouvement.
Plus de 2 000 Ouïghours vivent au Japon, et leur visa les autorise à y rester sans limite de temps, même sans passeport chinois. Cependant, ils risquent fort de ne jamais revoir leur famille, ce qui est d’autant plus douloureux qu’ils vivent dans la peur constante que leurs proches soient envoyés dans des camps.
Une Ouïghoure a indiqué à Amnesty International que les trois membres de sa famille qui lui avaient rendu visite au Japon étaient à présent détenus dans des centres de « rééducation » situés dans la préfecture de Tacheng, dans le nord-ouest du Xinjiang. Elle avait envisagé de rentrer au Xinjiang pour les retrouver, mais elle a craint d’être arrêtée à son tour.
Lorsque son passeport chinois a expiré, les fonctionnaires de l’ambassade de Chine au Japon lui ont dit qu’il était nécessaire de retourner au Xinjiang pour le renouveler. De nombreuses personnes pensent qu’il s’agit d’un piège, d’un moyen pour le gouvernement chinois de forcer les Ouïghours à retourner au Xinjiang pour ensuite les « rééduquer ».
« Qui sait ce qui lui arrivera si elle retourne en Chine ? », a dit son mari. « Notre famille là-bas nous manque, mais si nous rentrons, nous serons en danger. Nous ne savons pas quoi faire. »
Lorsqu’Amnesty International leur a demandé s’ils pensaient revoir un jour leur famille dans le Xinjiang, aucun des Ouïghours avec qui l’organisation s’est entretenue n’était optimiste.
« Nous avons des visas pour vivre au Japon, mais nous ne sommes pas certains de pouvoir renouveler nos passeports lorsqu’ils arriveront à expiration, et nous avons peur de ce qu’il nous arrivera si nous retournons en Chine. Nous n’avons pas le choix », a déclaré l’un d’entre eux.
Depuis cet appel terrifiant de son père, Nur a très peu de contact avec ses parents. Ils communiquent uniquement par de courts messages sur WeChat, pour confirmer qu’ils vont bien et qu’ils n’ont pas été envoyés dans des camps. Pour l’heure, c’est le mieux qu’il puisse espérer.
Cet article a été publié par le Huffington Post Japan.