« Nous devons nous arrêter régulièrement en plein entretien pour nous réfugier dans un abri anti-bombes » Anna Wright, chercheuse sur l’Ukraine, le Bélarus et la Moldavie pour Amnesty International.

Une femme voit un bâtiment endommagé par la guerre entre la Russie et l'Ukraine à Orikhiv, en Ukraine, le 28 février 2023.

Elle a récemment mené des recherches sur les effets de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, son pays d’origine, par la Russie. Dans cet article, Anna nous fait découvrir son travail et décrit le quotidien d’un·e chercheur·euse d’Amnesty International en mission sur le terrain.

« En tant que chercheuse ukrainienne basée au Royaume-Uni, je ne mène pas simplement des recherches sur des sujets et des thèmes liés à l’agression de l’Ukraine par la Russie, je suis également profondément concernée par ces questions et par la situation dans mon pays natal. Je pense que cela apporte une perspective différente à mes recherches.

« Cela fait plusieurs années que je travaille pour la défense des droits humains en Ukraine, et je me concentre sur l’évaluation des effets des violations des droits humains liées au conflit. Je mène actuellement des recherches sur deux sujets : les répercussions de la guerre et de l’occupation sur la vie des enfants et leur droit à l’éducation, et les droits des civil·e·s détenus par les forces d’occupation.

« La guerre provoque des atteintes aux droits humains de toutes parts. Cela va au-delà des perturbations manifestes et bien documentées, telles que les destructions, les raids aériens, les coupures de courant, ainsi que les pénuries de nourriture et de soins médicaux. En effet, en mettant un terme à l’éducation des enfants, la Russie porte également préjudice aux générations futures en Ukraine.

« Quand la guerre sera finie, nous aurons besoin de la nouvelle génération pour reconstruire le pays. Or, à cause de la perturbation intentionnelle du système éducatif par la Russie, les enfants ukrainiens n’ont pas accès à une éducation de base. Non seulement ils ne peuvent accéder à une éducation suffisante en toute sécurité, ce qui signifie qu’ils ont du mal à développer les compétences et les connaissances attendues chez les enfants de leur âge, mais au vu des traumatismes qu’ils ont subi — et qu’ils vont continuer de subir — il reste beaucoup à faire pour que ces enfants mènent des vies saines et épanouissantes.

« Dans le cadre de mon deuxième projet, sur lequel je travaille actuellement avec des collègues du bureau Europe de l’Est et Asie centrale, j’enquête sur les civil·e·s ukrainiens détenus pour s’être opposés à l’occupation. Beaucoup de ces détenu·e·s ont disparu sans laisser de traces, et ont sans doute été enfermés de manière arbitraire dans des conditions inhumaines qui s’apparentent à de la torture.

Travailler dans une zone de guerre

« Lorsqu’on mène des recherches sur le terrain, les journées commencent très tôt. On a rarement la possibilité de manger un petit-déjeuner. Lors de notre dernier déplacement dans le cadre de l’étude des effets de l’invasion sur l’accès des enfants à l’éducation, par exemple, nous nous arrêtions à une station-service pour prendre de l’essence et acheter de la nourriture, en chemin pour mener nos entretiens. Un hot-dog et un café de station-service faisaient alors office de petit-déjeuner. En général, il s’agissait de notre nourriture principale pour la journée, nous mangions donc sans rechigner. Nous avons rarement le temps de déjeuner.

« Après avoir mangé, nous roulons jusqu’au premier site pour y mener des entretiens. Cela peut s’avérer difficile, parce qu’à cause des fréquentes frappes aériennes et des sirènes, nous devons nous arrêter régulièrement en plein entretien pour nous réfugier dans un abri anti-bombes.

« Les frappes aériennes n’arrêtent pas de la nuit, et je suis souvent très fatiguée pendant la journée. Pourtant, j’ai beau être épuisée, lorsqu’on mène des entretiens on sait que la population traverse bien pire. Elle vit avec la peur constante des attaques et, bien souvent, ne se sent pas en sécurité à l’extérieur. Je dois donc penser à effectuer mes entretiens à proximité d’un abri anti-bombes. En plus de tout cela, je suis constamment en contact avec notre équipe de sécurité et nos collègues pour les informer que l’équipe est en sécurité.

« Parfois, je mène des entretiens avec les habitant·e·s d’une zone ou d’une région et, une semaine plus tard, j’apprends que les forces russes ont attaqué cette zone »

« J’ai conscience de ma position en tant qu’Ukrainienne travaillant dans son pays natal, parmi des personnes qui endurent quotidiennement des souffrances inimaginables. Je me sens souvent coupable de n’être là que pour une courte période, le temps de mener des recherches, de rassembler des preuves, avant de repartir.

« Parfois, je mène des entretiens avec les habitant·e·s d’une zone ou d’une région et, une semaine plus tard, j’apprends que les forces russes ont attaqué cette zone. Lorsque cela se produit, l’inquiétude peut vite vous envahir. Les personnes avec lesquelles j’ai parlé vont-elles bien ? Est-ce que je devrais les appeler ? Si je téléphone depuis Londres, j’ai peur que mon geste paraisse déplacé, mais l’Ukraine est mon pays natal et ces personnes sont mes concitoyen·ne·s, je suis donc très soucieuse de leur sort.

Être une femme sur le terrain

« En tant que femme travaillant sur le terrain, je ressens souvent une pression supplémentaire, car je dois m’assurer d’être bien perçue par la personne que j’interroge. Je me prépare pour toutes les situations possibles. Je réfléchis au moindre détail, du choix des vêtements à la quantité de provisions et de matériel nécessaire pour la journée.

« Je planifie chaque étape. J’en viens rapidement à trop réfléchir pour prendre la moindre décision, mais je rencontre des personnes qui travaillent dans tellement de domaines différents... Il y a beaucoup d’éléments à prendre en compte. Par exemple, s’il peut être pratique de porter des vêtements utilitaires, fonctionnels, ma tenue ne doit surtout pas ressembler à un uniforme militaire. Je dois avoir l’air professionnel, bien sûr, tout en faisant attention à ne pas être perçue d’une certaine manière, surtout au moment de traverser un poste de contrôle militaire. Je suis coincée, plongée dans une incertitude constante.

« Je dois aussi emporter quelques provisions, de l’eau, une trousse de premiers secours, un téléphone, des chargeurs, des appareils d’enregistrement et toute autre chose dont nous pourrions avoir besoin. Après une longue journée passée à mener des entretiens, je passe la plupart de mes soirées à travailler, écrire, effectuer des tâches administratives et à me préparer pour le lendemain.

Questions de sécurité

« Pour des questions de sécurité liées au travail sur le terrain dans une zone de guerre, je contacte la sécurité tous les matins et au cours de la journée, les tenant informés de chacun de nos mouvements, afin que nous restions le plus en sécurité possible.

« Pour l’essentiel, nous travaillons sur le terrain de 7 heures à 19 heures, y compris dans la voiture, en nous rendant d’un site à l’autre. Nous téléphonons beaucoup depuis la voiture : pour contacter la sécurité, fixer des rendez-vous pour des entretiens, etc.

« En général, nous mettons fin aux entretiens vers 17 heures. Sur la route pour rentrer à notre lieu d’hébergement, un trajet qui peut parfois durer des heures, nous trouvons souvent un endroit où dîner. Heureusement que la nourriture ukrainienne est incroyable !

Bien sûr, le voyage peut aussi être amusant. Il permet d’apprendre à mieux connaître ses collègues, dans des circonstances qui révèlent le vrai visage des personnes avec lesquelles vous travaillez. Nous devenons plus proches, et cela nous aide à gérer le stress et la fatigue. Il se passe toujours quelque chose durant la journée qui nous fait rire ou sourire, au milieu de toute la souffrance et toute la douleur dont nous sommes témoins. Telle est la nature de la résilience, de l’optimisme et de la ténacité du peuple ukrainien. »

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