Les autorités ont continué à renouveler l’état d’urgence et l’ont utilisé pour justifier des restrictions arbitraires au droit de circuler librement. Les actes de torture et autres mauvais traitements à l’encontre de détenus se sont poursuivis dans un climat d’impunité. La police a procédé à des arrestations arbitraires et des perquisitions domiciliaires en l’absence de mandat judiciaire. Des personnes LGBTI ont été arrêtées et jugées pour avoir eu des relations sexuelles librement consenties entre personnes du même sexe. Les poursuites visant des manifestants pacifiques se sont multipliées dans plusieurs régions.
CONTEXTE
Les autorités ont renouvelé l’état d’urgence dans l’ensemble du pays à cinq reprises dans l’année, pour des périodes allant d’un à trois mois. Lors d’un vaste remaniement ministériel en septembre, 13 nouveaux ministres ont intégré le gouvernement.
Les manifestations contre le chômage, les conditions de vie précaires et les politiques de développement marginalisant certaines catégories de population se sont poursuivies, en particulier dans les régions sousdéveloppées.
En mai, le Parlement a adopté une modification de la Loi relative aux passeports qui a instauré des dispositions positives exigeant que les personnes frappées d’une interdiction de voyager soient informées rapidement de cette décision, et garantissant leur droit de contester cette mesure [1].
En mai, le bilan de la Tunisie en matière de droits humains a été examiné pour la troisième fois dans le cadre de l’Examen périodique universel (EPU) des Nations unies. Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a adopté en septembre les recommandations destinées aux autorités tunisiennes.
Les élections municipales qui devaient se dérouler en décembre ont été reportées à mai 2018 en raison de retards dans la nomination des membres de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Le Parlement n’est pas parvenu à élire le quota de membres de la Cour constitutionnelle qu’il lui revenait de désigner aux termes de la législation, ce qui a entravé la création de cette juridiction.
LUTTE CONTRE LE TERRORISME ET SÉCURITÉ
Les mesures d’urgence en vigueur depuis novembre 2015 continuaient de conférer au ministre de l’Intérieur des pouvoirs supplémentaires étendus, notamment la possibilité de procéder à des perquisitions de domiciles sans mandat judiciaire et d’imposer des restrictions au droit de circuler librement. Le ministère de l’Intérieur a continué de restreindre la liberté de mouvement au moyen de la procédure de fichage S17, arbitraire et d’une durée indéterminée, qui obligeait des centaines de personnes à rester dans leur gouvernorat de résidence. Il justifiait ce dispositif en le présentant comme une mesure destinée à empêcher des Tunisiens de partir rejoindre des groupes armés. Des avocats spécialisés dans la défense des droits humains ont signalé que des personnes faisant l’objet de mesures de contrôle aux frontières dans le cadre d’un fichage S17 avaient été arrêtées arbitrairement et placées en détention pour de courtes périodes. En avril, le ministre de l’Intérieur a déclaré au Parlement que 134 personnes avaient déposé des recours auprès du tribunal administratif pour contester des fichages S17. Le même mois, il a annoncé que 537 personnes étaient en instance de jugement pour des activités « liées au terrorisme ».
Des proches de personnes soupçonnées d’avoir rejoint ou soutenu des groupes armés ont subi des manœuvres de harcèlement et d’intimidation de la part de policiers. Le domicile de la famille Malik, situé à Tozeur, a été régulièrement perquisitionné par la police car celle-ci soupçonnait un de ses membres d’avoir des liens avec des groupes armés à l’étranger. En mai, deux membres de la famille, les journalistes Salam et Salwa Malik, ont été jugés et condamnés à six mois de prison après avoir dénoncé le comportement des policiers lors d’une descente particulièrement violente à leur domicile [2].
Des policiers ont harcelé des personnes en raison de leur apparence, arrêtant et interrogeant des hommes barbus ainsi que des hommes et des femmes qui portaient des vêtements considérés comme des tenues religieuses conservatrices.
TORTURE ET AUTRES MAUVAIS TRAITEMENTS
Des avocats spécialisés dans la défense des droits humains ont continué de faire état d’actes de torture et d’autres mauvais traitements infligés à des détenus, dans la plupart des cas au moment de leur arrestation et pendant la détention précédant leur inculpation, dans des affaires pénales classiques et d’autres relevant de la sécurité nationale. En mars et en avril, la Commission parlementaire des droits, des libertés et des relations extérieures a invité Amnesty International à lui communiquer des informations après que le Premier ministre a annoncé que le gouvernement enquêterait sur les allégations de l’organisation concernant des violences commises par les forces de sécurité, notamment des actes de torture [3]. Elle a par la suite organisé quatre autres séances consacrées au sujet de la torture, auxquelles ont participé respectivement Amnesty International, deux ONG tunisiennes et le ministre de l’Intérieur.
Le travail du mécanisme national de prévention – l’Instance nationale pour la prévention de la torture (INPT), créée en 2013 conformément aux obligations de la Tunisie en tant que partie au Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture [ONU] – a encore été freiné par le manque de coopération du ministère de l’Intérieur et de soutien financier de la part du gouvernement. En avril, à l’aéroport international de Tunis-Carthage, des policiers ont empêché des membres de l’INPT d’observer le transfert d’une personne soupçonnée de « terrorisme » expulsée par l’Allemagne.
DROITS DES LESBIENNES, DES GAYS ET DES PERSONNES BISEXUELLES, TRANSGENRES OU INTERSEXUÉES
Les personnes LGBTI risquaient toujours d’être arrêtées en vertu de l’article 230 du Code pénal, qui érigeait en infractions les relations sexuelles librement consenties entre personnes du même sexe. La police a arrêté au moins 44 personnes qui ont ensuite été inculpées et jugées au titre de cet article. En juin, un juge de la ville de Sousse a condamné par contumace un garçon de 16 ans à quatre mois d’emprisonnement en application de l’article 230.
Des personnes LGBTI ont aussi été victimes de violences, d’exploitation, d’agressions sexuelles et d’autres mauvais traitements infligés par la police, parfois en tentant d’obtenir justice pour des violations de leurs droits. En juillet, à Sousse, des policiers ont arrêté arbitrairement et battu deux hommes en raison de leur orientation sexuelle présumée. En août, des policiers de Sidi Bou Saïd, une localité proche de Tunis, ont agressé un habitant transgenre de la capitale lorsqu’il s’est présenté au poste de police afin de porter plainte pour harcèlement lié à son identité de genre.
La police a continué de soumettre des hommes accusés de relations homosexuelles à un examen anal forcé, en violation de l’interdiction de la torture. En septembre, la Tunisie a accepté une recommandation émise dans le cadre de l’EPU lui demandant de mettre un terme aux examens anaux.
LIBERTÉ D’EXPRESSION, D’ASSOCIATION ET DE RÉUNION
Le 10 mai, le président, Béji Caïd Essebsi, a annoncé le déploiement de l’armée pour éviter que des infrastructures économiques essentielles ne soient perturbées par des manifestations à caractère social et syndical. Au cours des jours qui ont suivi, la police a fait usage d’une force excessive, notamment en utilisant des gaz lacrymogènes, contre des manifestants pacifiques à Tataouine (sud du pays). Un jeune protestataire est mort après avoir été renversé par un véhicule de la Garde nationale, accidentellement selon le ministère de la Santé. Le 18 septembre, un groupe de policiers a frappé le journaliste Hamdi Souissi à coups de matraque alors qu’il couvrait un sit-in à Sfax. Au fil de l’année, de plus en plus de manifestants pacifiques ont été traduits en justice. Dans la seule ville de Gafsa, plusieurs centaines de personnes ont été jugées, dont au moins 80 en leur absence, pour « entrave à la liberté de travailler » à la suite de manifestations sociales liées au chômage.
Des tribunaux ont cette année encore utilisé des dispositions arbitraires du Code pénal afin de poursuivre des personnes pour des faits protégés par le droit à la liberté d’expression. En mai, le tribunal de première instance de Sousse a condamné deux jeunes hommes à deux mois d’emprisonnement pour « outrage aux bonnes mœurs » parce qu’ils avaient créé et porté un T-shirt orné d’un slogan laissant entendre que les policiers étaient moralement corrompus. En juillet, le rappeur Ahmed Ben Ahmed a été agressé par des policiers censés assurer la sécurité lors d’un de ses concerts, parce qu’ils avaient été heurtés par des paroles de ses chansons insultant la police. Un syndicat de policiers a par la suite déposé une plainte contre lui devant le tribunal de première instance de Mahdia pour « outrage à agent public » au titre du Code pénal.
En juin, le tribunal de première instance de Bizerte a déclaré au moins cinq personnes coupables d’« outrage aux bonnes mœurs » pour avoir fumé en public dans la journée pendant le ramadan [4].
Le 8 septembre, les autorités ont expulsé arbitrairement de Tunisie le prince Hicham Al Alaoui, cousin et détracteur virulent du roi du Maroc, Mohamed VI, lorsqu’il est arrivé pour participer à un séminaire sur les transitions démocratiques.
DROITS DES FEMMES
En juillet, le Parlement a adopté la Loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, qui apporte plusieurs garanties pour la protection des femmes et des filles contre la violence liée au genre. Il a également abrogé l’article 227 bis du Code pénal, qui permettait aux hommes accusés de viol sur une jeune fille de moins de 20 ans d’échapper aux poursuites en épousant la victime.
En août, le président a appelé le Parlement à réformer la législation discriminatoire en matière d’héritage et a créé une commission chargée de proposer des réformes législatives visant à garantir l’égalité entre hommes et femmes. Cette commission n’avait toujours pas remis son rapport à la fin de l’année. En septembre, le ministère de la Justice a abrogé la circulaire de 1973 interdisant le mariage entre une Tunisienne et un nonmusulman.
Lors d’un remaniement ministériel en septembre, le nombre de femmes ministres a diminué, passant de quatre à trois sur 28 ministères, ce qui a aggravé la sousreprésentation des femmes au sein du gouvernement.
JUSTICE DE TRANSITION
L’Instance vérité et dignité (IVD), créée en 2013 pour traiter les violations des droits humains commises entre juillet 1955 et décembre 2013, a tenu 11 audiences publiques au cours de l’année. Lors de ces audiences, des victimes et des responsables présumés ont été entendus au sujet de diverses violations, allant de la fraude électorale aux disparitions forcées en passant par la torture. Aucune avancée n’a été obtenue quant à l’adoption d’un protocole d’accord entre l’IVD et le ministère de la Justice pour permettre le renvoi des affaires devant des chambres spécialisées. Plusieurs organes gouvernementaux, dont les ministères de l’Intérieur, de la Défense et de la Justice, n’avaient toujours pas fourni à l’IVD les informations demandées pour ses enquêtes. La justice militaire a également refusé de lui remettre les dossiers des procès des personnes accusées d’avoir tué des manifestants pendant la révolution de 2011, ainsi que les dossiers concernant les victimes de répression policière lors des manifestations de 2012 à Siliana.
En septembre, le Parlement a adopté une loi controversée sur la réconciliation administrative, qui avait été proposée initialement par le président en 2015. Ce texte était décrié depuis le départ par des partis politiques de l’opposition, des organisations de la société civile et le collectif Manich Msameh (« Je ne pardonne pas ») car il offrait une immunité aux fonctionnaires impliqués dans des affaires de corruption et de détournement de fonds publics s’ils avaient obéi à des ordres et n’en avaient tiré aucun bénéfice personnel. Un groupe de députés a déposé un recours devant l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois, au motif que cette loi était contraire à la Constitution. Aucune majorité ne s’étant dégagée en son sein, l’Instance n’a pas pu trancher et la loi a donc été promulguée.
DROIT À L’EAU
La pénurie d’eau en Tunisie s’est aggravée, avec un approvisionnement des lacs de retenue inférieur de 42 % à la moyenne annuelle. En août, le ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche a déclaré que le gouvernement n’avait pas de stratégie nationale de distribution de l’eau, ce qui l’empêchait de garantir un accès équitable à cette ressource.
Les pénuries d’eau survenues ces dernières années ont eu des incidences disproportionnées sur la distribution d’eau, entraînant notamment des coupures d’eau répétées dans des régions marginalisées, ce qui a provoqué localement des manifestations pendant toute l’année 2017. En septembre, des habitants de la petite ville de Degache, dans le gouvernorat de Tozeur, ont organisé une manifestation devant le bureau des autorités locales pour réclamer une solution aux coupures régulières d’eau courante subies par la région tout au long de l’été. En juillet, certains quartiers de Redeyef, dans le gouvernorat de Gafsa, sont restés plus d’un mois sans eau courante, et plusieurs villes, dont Moularès, n’en avaient que pendant quelques heures par jour. En mars, l’Observatoire tunisien des eaux, une ONG, a annoncé avoir comptabilisé 615 coupures d’eau et 250 manifestations portant sur l’accès à l’eau.
PEINE DE MORT
Les tribunaux ont prononcé au moins 25 condamnations à mort à l’issue de procès concernant des affaires en lien avec la sécurité nationale. Les avocats des personnes condamnées ont fait appel. Aucune exécution n’a eu lieu dans le pays depuis 1991.