La campagne de vaccination anti-COVID-19 a démarré lentement en Tunisie, sans accorder la priorité aux plus vulnérables, mais elle s’est améliorée à partir du mois de juillet. Le président s’est octroyé en juillet des pouvoirs exceptionnels lui permettant de légiférer et de gouverner. Les forces de sécurité ont continué de répondre aux manifestations pacifiques par des arrestations arbitraires et par le recours à une force excessive en toute impunité. La justice militaire a multiplié les procédures à l’encontre de personnes civiles, dont quatre hommes jugés pour avoir critiqué publiquement le président. Les autorités ont imposé arbitrairement des interdictions de sortie du territoire à au moins 50 Tunisien·ne·s et placé au moins 11 personnes en résidence surveillée. La liberté d’expression a été restreinte en vertu de lois vagues et répressives. Un réfugié a été renvoyé en Algérie, où il a été emprisonné. Les violences familiales contre les femmes ont augmenté. Les forces de sécurité ont agressé et harcelé des militant·e·s LGBTI.
Contexte
Le Parlement a adopté en mars une proposition de loi visant à faciliter la création d’une Cour constitutionnelle, que le président a rejetée au motif que le délai fixé par la Constitution pour créer cette instance était dépassé.
Depuis septembre 2020, au moins 718 561 cas de COVID-19 et plus de 25 000 décès ont été comptabilisés, sur une population d’environ 11,7 millions de personnes. Au milieu du mois de juillet, le nombre quotidien de décès confirmés par million d’habitant·e·s en Tunisie était le deuxième plus élevé au monde.
Le 25 juillet, le président a suspendu le Parlement et évincé le Premier ministre Hichem Mechichi, invoquant des pouvoirs d’exception prévus par l’article 80 de la Constitution. En septembre, il a promulgué le décret présidentiel no 2021-117, qui suspendait la quasi-totalité de la Constitution tunisienne et accordait au président un contrôle total sur la majeure partie de la gouvernance, notamment le droit de légiférer par décrets et de réglementer les médias, la société civile et les tribunaux. Le 11 octobre, le président a annoncé la formation d’un nouveau gouvernement.
La crise économique s’est aggravée ; le déficit budgétaire prévu à la fin de l’année devait atteindre 7,6 % et le taux de chômage s’élevait à 18,4 % au troisième trimestre. En novembre, le Fonds monétaire international (FMI) a repris avec les autorités tunisiennes les discussions techniques interrompues en juillet au sujet d’un éventuel programme de financement pour surmonter cette crise.
Le couvre-feu national imposé depuis octobre 2020 pour lutter contre la pandémie de COVID-19 a été levé en septembre.
Droit à la santé
Le gouvernement a lancé en mars sa campagne de vaccination anti-COVID-19, qui a démarré lentement et de façon inégale en raison d’une pénurie de vaccins et d’une mauvaise gestion ; seulement 6 % de la population avait été vaccinée à la mi-juillet. Les autorités ont bien donné la priorité aux personnes âgées et aux personnels de santé en première ligne, comme le recommandait l’OMS, mais elles n’ont pas considéré comme prioritaires d’autres catégories à risque, telles que les personnes en situation de handicap, celles vivant dans une extrême pauvreté, les détenu·e·s et les sans-abris1.
En juillet, le président a obtenu des stocks de vaccins importants provenant de dons d’autres pays, et en a confié le suivi à l’armée. À la fin de l’année, au moins 46 % de la population était vaccinée. En décembre, un décret-loi a rendu le passe vaccinal obligatoire pour toute personne âgée de 18 ans ou plus afin de pouvoir pénétrer dans de nombreux lieux publics, et pour tous les citoyen·ne·s tunisiens âgés de 18 ans ou plus souhaitant se rendre à l’étranger. Ce texte obligeait les employeurs à suspendre sans solde les salarié·e·s du secteur privé comme du secteur public n’ayant pas de passe vaccinal.
Liberté de réunion
Malgré les interdictions fréquentes de rassemblements publics prononcées dans le cadre des mesures gouvernementales de lutte contre la pandémie de COVID-19, des manifestations ont eu lieu tout au long de l’année, souvent pour défendre les droits socio-économiques. La police a arrêté plus de 1 500 personnes au cours de la vague de manifestations de janvier.
Face aux manifestations pacifiques, un syndicat policier a annoncé en janvier une interdiction de « toutes les manifestations non autorisées » dans la capitale, Tunis, et a menacé de porter plainte contre tous les manifestant·e·s « ayant humilié la police ».
Après le 25 juillet, les forces de sécurité ont réagi aux manifestations de différentes manières. Ainsi elles ont eu recours à une force excessive le 1er septembre à Tunis contre des manifestant·e·s qui réclamaient la réouverture de l’enquête sur les assassinats, en 2013, de deux responsables politiques de l’opposition, mais elles n’ont pas dispersé les manifestations de soutien au président organisées dans le centre-ville de Tunis les 26 septembre et 10 octobre.
Recours excessif et inutile à la force
La police a eu recours à une force excessive lors de manifestations en janvier et en février. Des manifestant·e·s pacifiques ont notamment été frappés et des grenades lacrymogènes ont été tirées sans discernement2.
Le 18 janvier, à Sbeïtla, la police a fait usage de grenades lacrymogènes dans des quartiers d’habitation ; certaines ont atterri à l’intérieur de logements. Deux jeunes hommes, Haykal Rachdi et Aymen Mahmoudi, ont été touchés à la tête par des grenades lacrymogènes tirées à bout portant. Haykal Rachdi est mort de ses blessures une semaine plus tard3.
Le 8 juin, Ahmed Ben Amara est mort à l’hôpital peu après son arrestation violente par des policiers dans le quartier de Sidi Hassine, à Tunis. Sa mort a provoqué des affrontements, auxquels les forces de sécurité ont répondu par un recours illégal à la force, notamment en frappant des personnes. Des policiers ont agressé un adolescent de 15 ans, Fedi Harraghi. Ils lui ont enlevé son pantalon et lui ont donné des coups de pied et de matraque. Le ministère de l’Intérieur a d’abord nié les faits, mais il a finalement suspendu trois policiers de leurs fonctions. Aucun d’eux n’a été amené à rendre des comptes devant un tribunal4.
Procès inéquitables
Procès militaires de personnes civiles
Depuis juillet, au moins 10 civils ont fait l’objet d’enquêtes et de poursuites par la justice militaire, dont quatre pour avoir critiqué le président Kaïs Saïed – un chiffre en forte hausse par rapport aux années précédentes.
Un tribunal militaire a enquêté sur six députés du parti Al Karama, ainsi que sur un avocat de Tunis, au sujet d’une altercation avec des policiers survenue en mars à l’aéroport international de Tunis.
En juillet, le député Yassine Ayari a été condamné à deux mois d’emprisonnement par une juridiction militaire, après avoir été jugé coupable en 2018 au titre de l’article 91 du Code de justice militaire, qui rend passible de poursuites les outrages à l’armée. Après le 25 juillet, il a fait l’objet d’un nouveau procès devant un tribunal militaire pour divers chefs d’inculpation, notamment d’autres accusations d’outrage à l’armée et des accusations d’outrage au président, retenues contre lui car il avait critiqué Kaïs Saïed pour avoir organisé ce qui constituait selon lui un « coup d’État militaire ». Le tribunal l’a relaxé le 27 octobre5. En octobre également, un tribunal militaire a ouvert des enquêtes sur le présentateur de télévision Amer Ayad et le député d’Al Karama Abdellatif Aloui au titre de dispositions du Code pénal érigeant en infractions l’outrage au président, la tentative de changer la forme du gouvernement, l’incitation à la violence ou la diffamation à l’égard d’un fonctionnaire public.
Droit de circuler librement
À partir du mois d’août, la police aéroportuaire a empêché au moins 50 personnes de se rendre à l’étranger, sans présenter de décision de justice ni d’explications et sans délimitation dans le temps6. Or, selon le droit tunisien, seules les autorités judiciaires étaient habilitées à prononcer des interdictions de voyager. Le président Kaïs Saïed a déclaré le 16 août que ces interdictions s’inscrivaient dans le cadre de mesures visant à empêcher les personnes soupçonnées de corruption, ou représentant une menace pour la sécurité, de fuir le pays. Cette pratique avait cessé à la fin de l’année, le président ayant appelé les forces de sécurité à ne plus y avoir recours sans décision de justice.
Entre juillet et octobre, les autorités ont placé au moins 11 personnes en résidence surveillée, dans certains cas sans explication claire. Toutes ces mesures avaient été levées à la fin de l’année.
Liberté d’expression
Les autorités ont cette année encore invoqué des lois formulées en termes vagues érigeant en infraction les insultes, la diffamation et les incitations à la violence pour soumettre à des enquêtes et à des poursuites judiciaires des personnes n’ayant fait que tenir des propos non violents. Certaines de ces personnes ont été traduites devant des tribunaux militaires.
En janvier, sur fond de manifestations contre la pauvreté et les violences policières, Ahmed Ghram a été arrêté à Tunis par la police. Accusé d’incitation au pillage en raison de ses publications sur Facebook critiquant la répression policière et la corruption présumée du pouvoir, le jeune homme a été détenu pendant 11 jours avant d’être relaxé par un tribunal. Également à Tunis, la police a arrêté le militant Hamza Nasri Jerridi alors qu’il manifestait pacifiquement, l’accusant d’avoir insulté un policier. Il est resté trois jours en détention avant qu’un juge n’ordonne sa libération dans l’attente de son procès.
En avril, le ministère de la Santé a interdit à toutes les personnes travaillant dans le secteur public de la santé, à l’exception de quelques-unes figurant sur une liste, de s’exprimer publiquement au sujet de la pandémie de COVID-19 en Tunisie, sous peine de sanctions disciplinaires ou de poursuites pénales7.
Le 26 juillet, des policiers en civil ont perquisitionné les bureaux d’Al Jazira à Tunis et saisi les téléphones du personnel ainsi que les clés des locaux.
L’autorité de régulation des médias a ordonné en octobre la fermeture de Zitouna TV, une chaîne de télévision privée, trois jours après l’arrestation d’un de ses présentateurs et d’un député qui avaient critiqué Kaïs Saïed à l’antenne. Elle a expliqué que cette chaîne émettait sans licence. Le même mois, la police a fait fermer la chaîne Nessma TV et la station de radio Quran Karim, toutes deux privées, affirmant qu’elles n’avaient pas de licence non plus.
Droits des personnes réfugiées ou migrantes
Le HCR a enregistré 3 920 réfugié·e·s et demandeurs ou demandeuses d’asile en 2021, soit 21 % de plus qu’en 2020. Bien que la Constitution tunisienne garantisse le droit de solliciter l’asile politique, la législation du pays ne prévoyait pas de cadre juridique ni procédural pour les personnes souhaitant le faire.
Le 25 août, des hommes non identifiés ont enlevé Slimane Bouhafs, militant amazigh algérien converti au christianisme, à son domicile à Tunis. Réfugié enregistré auprès du HCR, cet homme a été renvoyé de force le jour même en Algérie, où il a été emprisonné. À la fin de l’année, les autorités tunisiennes n’avaient fait aucun commentaire officiel à ce sujet8.
Droits des femmes
L’impunité persistait pour les violences faites aux femmes. En mai, Refka Cherni a été abattue par son mari deux jours après avoir déposé une plainte contre lui auprès de la police pour des violences physiques fréquentes. Elle avait déjà porté plainte à plusieurs reprises. La police avait saisi le parquet, mais elle n’avait ni arrêté son mari, policier, ni rendu une ordonnance de protection d’urgence à son encontre. Le procureur n’avait pas non plus ordonné la moindre mesure pour protéger Refka Cherni de futures violences, affirmant qu’elle avait décidé de retirer sa plainte.
Le procès du député Zouhair Makhlouf pour harcèlement sexuel a débuté en octobre, après la levée de son immunité parlementaire. Des manifestations contre ses agissements ont été menées par des organisations féministes devant le tribunal de la ville de Nabeul. Zouhair Makhlouf a été condamné à un an de prison en novembre.
Droits des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles, transgenres ou intersexes
Des militant·e·s LGBTI ont cette année encore été arrêtés et poursuivis au titre de lois réprimant pénalement les relations sexuelles consenties entre personnes de même sexe, l’« outrage à la pudeur » et les actes considérés comme « portant atteinte à la morale publique ». Le harcèlement et les attaques violentes de la police à leur encontre ont augmenté en 2021.
Des personnes transgenres ont été arrêtées au titre de dispositions vagues du Code pénal réprimant le fait de porter « publiquement atteinte aux bonnes mœurs », comme l’article 226 bis.
En février, les forces de sécurité ont agressé, menacé et harcelé verbalement des militant·e·s LGBTI lors de manifestations et les ont harcelés en ligne, notamment en publiant leur adresse, leur numéro de téléphone et leur orientation sexuelle sur les réseaux sociaux.
En mars, Rania Amdouni, militante féministe et LGBTI, a été condamnée à six mois de prison par un tribunal de Tunis pour « outrage à un fonctionnaire public » au titre de l’article 125 du Code pénal, après s’être rendue dans un poste de police pour signaler le harcèlement policier dont elle faisait l’objet en raison de son action militante9. Au poste, huit agents l’ont insultée et menacée en raison de son expression de genre, tout en refusant de prendre sa plainte. Lorsque, à sa sortie du poste de police, elle a protesté contre la manière dont elle avait été traitée, des policiers l’ont arrêtée.
En octobre à Tunis, deux policiers ont insulté et violemment agressé le militant LGBTI Badr Baabou, président de DAMJ (Association tunisienne pour la justice et l’égalité), l’une des principales organisations de défense des droits des LGBTI en Tunisie. Alors qu’il était au sol, ils lui ont dérobé son ordinateur et son téléphone portable, et lui ont dit que les coups étaient en représailles des plaintes qu’il avait déposées contre la police et parce qu’il « défend[ait] les putes » et les gays (en utilisant une expression homophobe extrêmement insultante pour désigner ces derniers).
Impunité
Aucun jugement ni verdict n’a été rendu dans les 10 procès visant des membres des forces de sécurité pour recours excessif à la force et d’autres violations des droits humains contre des civil·e·s au cours de la révolution tunisienne de décembre 2010 et janvier 2011. Ces procès, qui se sont ouverts en 2018, se tenaient devant des juridictions spécialisées saisies par l’Instance vérité et dignité (IVD), créée après la révolution10.
Peine de mort
Des condamnations à mort ont été prononcées ; aucune exécution n’a eu lieu.
Tunisie. Un député condamné par un tribunal militaire (MDE 30/4718/2021), 14 septembre
« Tunisie. Le président doit lever les interdictions arbitraires de voyager », 26 août
« Un réfugié algérien expulsé de Tunisie se trouve désormais en détention en Algérie », 3 septembre