Yassine Ayari, un ingénieur de 40 ans opposé au régime de l’ancien président Ben Ali, a été élu député lors de l’élection législative partielle de 2018, puis a remporté un siège pour son mouvement politique Espoir et Travail, représentant les Tunisiens de France aux élections législatives de 2019.
Le 30 juillet, au moins 30 policiers en civil ont fait irruption au domicile de Yassine Ayari sans présenter de mandat d’arrêt et l’ont emmené vers une destination inconnue. Son frère a dit à Amnesty International que la famille avait appris par la suite qu’il avait été arrêté pour purger une peine de deux mois d’emprisonnement prononcée trois ans plus tôt, le 26 juin 2018, par le tribunal militaire de Tunis, peine qui n’avait jamais été appliquée en raison de son immunité parlementaire.
Le tribunal militaire l’avait condamné pour une publication sur Facebook considérée comme diffamatoire envers l’armée. Dans l’une de ses publications, qui lui a valu de nouvelles poursuites du parquet militaire après l’annonce de la suspension du Parlement par le président le 25 juillet, Yassine Ayari écrivait qu’il « préférerait 1 000 fois vivre dans une démocratie imparfaite qu’un seul jour sous le règne de [l’empereur romain] Néron ». Le tribunal militaire a ordonné son arrestation après la levée de l’immunité de tous les parlementaires, décidée le 25 juillet par le président Kaïs Saïed en même temps que la suspension du Parlement.
Le 24 août, les avocats de Yassine Ayari ont déposé une demande de libération conditionnelle, que le tribunal militaire a rejetée sans justifier sa décision.
L’article 91 du Code de justice militaire punit d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement quiconque « se rend coupable d’outrages au drapeau ou à l’armée, d’atteinte à la dignité, à la renommée, au moral de l’armée, d’actes de nature à affaiblir, dans l’armée, la discipline militaire, l’obéissance et le respect dus aux supérieurs ou de critiques sur l’action du commandement supérieur ou des responsables de l’armée portant atteinte à leur dignité. » Au moins six autres parlementaires sont actuellement jugés par le tribunal militaire pour des événements survenus le 15 mars 2021 à l’aéroport de Tunis, où ils avaient eu une altercation avec des agents des frontières ayant appliqué à une femme une interdiction arbitraire de voyager, dans le cadre d’une procédure dite « S17 ». L’avocat de cette femme a été arrêté le 2 septembre sur ordre du tribunal militaire et est maintenu en détention provisoire dans la prison de Mornaguia pour diffamation de l’armée.
Les poursuites pour diffamation de l’armée ou d’autres institutions de l’État sont incompatibles avec les obligations qui incombent à la Tunisie en vertu de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). En 2011, le Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui surveille l’application du Pacte, a publié une observation générale à l’intention des États parties où il détaillait leurs obligations en matière de liberté d’expression au titre de l’article 19. Le Comité y soulignait l’importance particulière accordée par le PIDCP à l’expression sans entrave « dans le cadre du débat public concernant des personnalités publiques du domaine politique et des institutions publiques », ajoutant : « les États parties ne doivent pas interdire la critique à l’égard d’institutions telles que l’armée ou l’administration. ».
Permettre qu’un civil soit poursuivi par un tribunal militaire constitue une violation du droit à un procès équitable et des garanties d’une procédure régulière. La Résolution sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique [Commission africaine des droits de l’homme et des peuples] souligne que « les tribunaux militaires ont pour objectif de connaître des infractions de nature purement militaire commises par le personnel militaire ».
Les juridictions militaires ont été un élément clé de l’appareil répressif de l’État sous la présidence de Habib Bourguiba, de 1957 à 1987, et de Zine el Abidine Ben Ali, de 1987 à 2011. Sous ces deux présidences, des personnes ont été condamnées par des tribunaux militaires pour des infractions à caractère politique lors de procès manifestement inéquitables. Les tribunaux militaires ont fait l’objet d’une réforme partielle à la suite du soulèvement en Tunisie, mais ils sont toujours sous le contrôle indu de l’exécutif, le président de la République ayant le contrôle exclusif de la nomination des juges et des procureurs de ces juridictions.