Al Radaa, qui a émergé en 2012 sous le commandement d’Abdel Raouf Kara comme l’une des milices les plus puissantes et les plus craintes de l’ouest de la Libye, a été intégrée aux institutions de l’État par des gouvernements successifs sans la moindre mesure de vérification préalable visant à écarter les personnes au sujet desquelles il est raisonnable de soupçonner qu’elles ont commis des crimes de droit international et d’autres violations des droits humains. En 2018, le gouvernement d’entente nationale, qui était alors le gouvernement libyen reconnu par la communauté internationale, a adopté le décret n° 555/2018 intégrant la milice Al Radaa à une force de sécurité nouvellement créée sous le nom de Deterrence Apparatus for Combating Terrorism and Organized Crime (DACTO) (Dispositif de dissuasion pour la lutte contre le terrorisme et le crime organisé).
Le décret n° 578/2020 du Conseil présidentiel du gouvernement d’unité nationale a accordé au DACTO des pouvoirs supplémentaires afin qu’il applique la politique de sécurité de l’État, combatte le crime organisé et le terrorisme, et arrête les suspects. Les autorités ont alloué 140 millions de dinars libyens (29,5 millions de dollars américains) à Al Radaa dans le budget 2022, renforçant encore son pouvoir et lui permettant de continuer à commettre des violations flagrantes en toute impunité. La milice Al-Radaa contrôle le seul aéroport international fonctionnel de Tripoli et sa plus grande prison, tous deux situés à l’intérieur de la base de Mitiga.
D’après le ministère libyen de la Justice, qui supervise en théorie la prison de Mitiga, 2 315 personnes y étaient détenues au 26 décembre 2022. Selon des estimations indépendantes, émanant notamment de groupes de défense des droits humains, plus de 4 000 personnes sont détenues par Al Radaa. Nombre d’entre elles n’ont jamais été officiellement inculpées ni jugées et sont incarcérées dans des quartiers de la prison placés sous le contrôle des miliciens d’Al Radaa, le plus tristement célèbre étant le quartier d’Al Naqliya.
Amnesty International, d’autres organisations de défense des droits humains et des organes des Nations unies recensent et signalent de manière systématique les crimes relevant du droit international et d’autres violations des droits humains commis par Al Radaa. Dans son rapport final rendu public en mars 2023, la Mission indépendante d’établissement des faits sur la Libye a constaté que les violations flagrantes des droits humains et du droit international humanitaire commises par al Radaa, qui relèvent de pratiques établies, se poursuivent sans relâche.
La Mission indépendante d’établissement des faits a constaté « un grand nombre d’actes constitutifs de crimes contre l’humanité dans le complexe carcéral de Mitiga à Tripoli, qui est contrôlé par le groupe Radaa […] Il existe des motifs raisonnables de croire que des fonds publics ont été détournés dans les centres de détention du complexe aéroportuaire de Mitiga et que l’utilisation de la détention arbitraire comme instrument d’oppression et de répression a été encouragée par les gains financiers illégaux qu’elle permettait. »
Amnesty International a obtenu un exemplaire d’un document officiel qui a fait l’objet d’une fuite et qui indique que, le 23 décembre 2022, Abdel Raouf Kara, le commandant d’Al Radaa, a adressé une lettre au parquet militaire accusant 17 procureurs militaires, dont Farouq Ben Saeed, de « manipuler » les affaires de sécurité. Certaines accusations sont en relation avec le refus présumé des procureurs de coopérer avec Al Radda. La lettre critiquait par ailleurs certains procureurs pour s’être opposés au recours d’Al Radaa à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements dans le but d’obtenir des « aveux » forcés. Le document signale, à propos d’un détenu à la prison de Mitiga : « Le procureur militaire s’est pris pour un médecin en déclarant dans ses rapports qu’il avait examiné visuellement les accusés, et établi qu’ils avaient été frappés et torturés ; sûr de son examen visuel, il n’a pas pris en compte le rapport du médecin légiste spécialiste ».
Abdel Raouf Kara a terminé sa lettre en demandant au procureur militaire de « prendre des mesures en urgence, étant donné que [la manipulation des affaires de sécurité] constitue une violation manifeste de la loi. Le tribunal militaire n’assure pas le suivi des procédures judiciaires entamées par le parquet afin d’obtenir une sanction juste pour les accusés ». Amnesty International est préoccupée par la coopération entre le parquet militaire et la DACTO dans les enquêtes sur des crimes présumés, notamment les homicides illégaux perpétrés par le groupe armé al Kaniat à Tarhouna jusqu’à sa défaite et son retrait de cette ville en juin 2020.
Aux termes du droit international et des normes internationales, le système judiciaire militaire ne devrait pas être compétent pour se prononcer sur les crimes relevant du droit international et les violations des droits humains commises par le personnel militaire ou des membres des forces de sécurité. L’utilisation des tribunaux militaires doit se limiter aux procès du personnel militaire pour des infractions à la discipline militaire. Ils ne doivent jamais servir à juger des civil·e·s. Amnesty International a par ailleurs reçu des informations crédibles selon lesquelles des suspects ont été soumis à la torture et à d’autres mauvais traitements par des miliciens d’Al Radaa en présence de procureurs militaires.
Alors que la Libye est confrontée à une profonde impasse sur le plan politique et à une forte polarisation, et qu’aucune nouvelle date n’a été fixée pour les élections législatives et présidentielle initialement programmées en décembre 2021, des milices et des groupes armés exercent un contrôle de fait à travers une grande partie du territoire libyen, sur des institutions et des infrastructures vitales, et maintiennent en détention arbitraire des milliers de personnes pour avoir exercé leurs droits fondamentaux, sans aucun fondement juridique ou à l’issue de procédures manifestement iniques, notamment devant des tribunaux militaires.
Amnesty International recense depuis longtemps des attaques contre des avocats et des juges en Libye, qui ont un impact négatif sur l’État de droit et sur le droit des familles des victimes de violations des droits fondamentaux de demander justice et des réparations en Libye.