En 2022, je participais à la manifestation « Ratsadon Stop APEC » (« le peuple contre l’APEC »). L’APEC avait approuvé la politique d’économie verte biocirculaire [1] du gouvernement contrôlé par l’armée, reposant sur le greenwashing. Cela signifiait que la guerre contre les ressources naturelles de la Thaïlande allait s’intensifier et nous voulions leur montrer les visages des personnes qui allaient souffrir de cette politique.
Je ne savais pas que ma vie était sur le point de changer pour toujours. Cette manifestation n’avait rien d’extraordinaire. Nous faisons souvent face à des obstacles imposés par les autorités, mais comme je travaille pour une ONG, mon équipe et moi évaluons toujours les risques et nous coordonnons avec la police pour que les conditions soient aussi sûres que possible.
Cette fois, ma mission était de veiller à la sécurité du cortège et de savoir si nous pourrions arriver jusqu’au lieu de la conférence de l’APEC. Nous n’avions aucune intention d’avoir recours à la violence. Nous étions avec d’autres manifestant·e·s, non armés. Nos seules armes étaient nos banderoles et notre sonorisation.
Je me souviens avoir vu des policiers antiémeutes bloquer notre progression, mais il y avait un Plan B : s’ils nous empêchaient d’avancer, nous négocierions avec les autorités pour qu’on nous laisse passer, en expliquant que nous étions là pour attirer l’attention sur des problèmes. Nous ne voulions causer aucun préjudice.
Menaces et violence
Les policiers discutaient avec les personnes qui étaient en première ligne, dont je faisais partie. Je portais un casque et un agent m’a dit : « Eh, toi, celui qui porte le casque ! Je vais te donner une bonne leçon. Prépare-toi. » Nous étions toutefois déterminés à poursuivre notre action.
Soudain, les policiers ont commencé à donner des coups de matraque aux manifestant·e·s. J’ignore si c’était par erreur ou sous le coup de la colère, mais l’un d’eux a tiré une balle en caoutchouc par terre pour que les gens arrêtent de manifester. Elle a rebondi et a touché un manifestant. Cela a jeté un froid. Ce n’était pas une pratique habituelle.
Nous n’avons pas été autorisés à passer, alors nous avons attendu avant de continuer notre manifestation. Après le déjeuner, nous avons lancé notre « rituel de malédiction » [consistant à brûler des piments séchés et du sel sur un réchaud].
Quand nous avons terminé, nous avons posé la grille de barbecue utilisée pour notre rituel sur un véhicule de police. Nous avions déjà éteint le feu, mais la police a fait usage d’un canon à eau.
Les manifestant·e·s étaient en colère, et c’est alors que les policiers se sont mis à utiliser des matraques et des balles en caoutchouc. Certains d’entre eux ont tenté d’empêcher les affrontements, mais personne ne les écoutait ; les commandants de la police antiémeutes ne maîtrisaient plus la situation.
Les policiers ont tiré des balles en caoutchouc sur une voiture, et je craignais que les vitres se brisent – notamment car il y avait des manifestant·e·s à l’arrière de la voiture. Je suis allé les aider, et quand je me suis retourné, j’ai pris une balle en caoutchouc dans l’œil.
Une blessure dévastatrice
Dans un premier temps, je ne savais pas ce qui s’était passé. C’était une journée chaude, mais tout ce que je sentais, c’était du sang froid coulant dans mon cou. J’entendais un bourdonnement, et lorsque j’ai porté mes mains à mon visage, j’ai remarqué que beaucoup de sang sortait de mon œil. Un policier s’est approché de moi et m’a dit d’aller jusqu’à une ambulance.
J’ai pris conscience que la blessure était grave, mais au fond de moi je me sentais bien. J’étais prêt à retourner dans le cortège.
Je me suis brièvement inquiété de savoir si je verrais encore après ça, mais nous avions procédé à l’évaluation des risques comme pour toutes les manifestations, donc j’étais préparé mentalement. Je n’ai pas paniqué.
En route pour l’hôpital, je me souviens m’être inquiété surtout pour ma famille, mais ensuite j’ai dû être soigné et je n’ai pas eu le temps de réfléchir davantage.
Mes grands-parents ont toujours été préoccupés par mon militantisme. Pendant mes études, j’ai rejoint un groupe pour organiser des activités de soutien aux populations subissant les effets négatifs des mines de charbon, mais ces personnes n’étaient pas violentes. Lorsque mes grands-parents ont appris que j’avais été touché à l’œil par une balle en caoutchouc, ils m’ont dit qu’ils avaient eu peur que je meure. Ils ont déclaré qu’ils me donneraient leurs yeux. Ils craignaient que mon handicap m’empêche de travailler et que je ne sois pas accepté dans la société.
Cependant, à ma sortie de l’hôpital, je suis rentré à la maison, et avec le temps, j’ai réussi à leur montrer que je pouvais vivre normalement et que cela n’avait pas de conséquences pour moi. Durant ma convalescence, ils m’ont été d’un grand soutien. Ils ne m’ont pas demandé d’arrêter. Ils m’ont seulement demandé de faire une pause, et non d’arrêter.
Reconstruire ma vie
Depuis que j’ai perdu mon œil droit, j’ai dû m’adapter car je vois tout différemment désormais. Pendant ma convalescence, je manquais certains objets que je voulais prendre. J’ai dû apprendre par anticipation à utiliser de nouveau mon corps et reprendre confiance en moi. Lorsque j’avais du mal à attraper des choses, je m’inquiétais de ne plus pouvoir conduire. J’adore conduire. J’ai toujours voulu piloter des voitures de course ou posséder un garage automobile, mais quand j’ai été touché par la balle en caoutchouc, j’ai cru que mon rêve était brisé. Aujourd’hui, je peux faire de la moto et conduire une voiture. Il est toujours possible de faire les choses que j’aime et cela me procure de la joie. Je dirais que je suis à 90 % normal, et cela a soulagé les inquiétudes de ma famille.
Je crois sincèrement que les manifestations sont le seul outil que les gens peuvent utiliser pour que l’État les écoute. Des personnes sont opprimées, des ressources naturelles sont pillées. Elles n’ont pas de pouvoir, pas de voix. Nous avons utilisé d’autres moyens mis à disposition par le gouvernement pour signaler des problèmes, mais il n’a jamais pris de mesures. Manifester est nécessaire et essentiel.
En tant que pays, nous avons encore un long chemin à parcourir. Actuellement, la situation ne semble pas bonne pour les manifestant·e·s pacifiques [en Thaïlande] car ils sont poursuivis en justice. Il nous faut une nouvelle Constitution qui donne plus de pouvoir à la population et les autorités locales doivent être en mesure de résoudre elles-mêmes les problèmes.
Quant à moi, j’essaie de vivre normalement et de réaliser mes rêves. Je travaille toujours pour le Réseau E-san pour la réforme agraire (Kor Por Aor), qui défend les droits fondamentaux des paysans sans terre rendus encore plus vulnérables par l’accaparement des terres dont l’État se rend coupable. Je suis reconnaissant du soutien que d’autres organisations, dont Amnesty International, m’ont témoigné. J’ai reçu énormément de lettres de soutien.
À l’avenir, je veux voir des changements positifs dans la société et je pense vraiment que nous avançons sur le chemin de la démocratie. Tant que des personnes s’aimeront et se comprendront, je crois que le monde sera meilleur.
Ce qui est arrivé à Payu ne doit pas arriver à d’autres personnes. Tout le monde devrait pouvoir manifester pacifiquement en toute sécurité, sans avoir peur. Le gouvernement thaïlandais doit veiller à ce que le maintien de l’ordre lors des manifestations soit compatible avec le droit international relatif aux droits humains et les normes connexes, amener les responsables de l’application des lois à rendre des comptes en cas de recours illégal à la force et garantir un recours effectif pour toutes les victimes.
*Cet article a initialement été publié sur le site d’Al Jazeera [2]