À travers le Moyen-Orient, les autorités de l’État comme les acteurs non étatiques, tels que les groupes armés d’opposition, enlèvent et font disparaître des personnes afin d’écraser la dissidence, d’asseoir leur pouvoir et de répandre la terreur au sein des sociétés, en toute impunité ou presque.
Alors que la plupart des gouvernements de la région n’ont pas encore enquêté sur les disparitions ni fourni de chiffres précis sur les victimes de disparitions forcées ou les personnes portées disparues, les organisations de la société civile et les organes des Nations unies ont publié des estimations du nombre de victimes dans chaque pays. Si l’on multiplie ces chiffres recueillis pour l’Irak, le Liban, la Syrie et le Yémen par une estimation avisée du nombre total d’années pendant lesquelles ces personnes ont disparu, leurs familles ont passé plus d’un million d’années à attendre des réponses [1] – un chiffre qui fait froid dans le dos.
« Face à l’apathie et la complicité de leurs gouvernements pour les crimes de disparitions forcées, les familles à travers tout le Moyen-Orient ont pris les devants, année après année, en faisant valoir leur droit de savoir ce qui est arrivé à leurs proches et d’obtenir justice et réparation, souvent en prenant de gros risques, a déclaré Aya Majzoub, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« Face à l’apathie et la complicité de leurs gouvernements pour les crimes de disparitions forcées, les familles à travers tout le Moyen-Orient ont pris les devants, année après année, en faisant valoir leur droit de savoir ce qui est arrivé à leurs proches et d’obtenir justice et réparation, souvent en prenant de gros risques » Aya Majzoub, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty Internationa
« Aujourd’hui, nous rendons hommage à leur persévérance et joignons notre voix à la leur pour demander aux autorités de prendre des mesures concrètes afin d’enquêter sur ces crimes, d’amener les responsables présumés à rendre des comptes et de veiller à ce que de tels actes ne se reproduisent plus. »
Irak
« J’étais une manifestante isolée jusqu’à ce que je rencontre de nombreuses personnes qui partageaient mon combat, et nous avons formé une coalition forte qui se bat pour la vérité pour toutes les personnes disparues dans la région arabe, et pas seulement en Irak. »
En Irak, l’ONU estime [2] qu’entre 250 000 et 1 000 000 de personnes ont « disparu » depuis 1968, ce qui en fait l’un des pays où le nombre de disparitions est le plus élevé au monde. Aujourd’hui encore, des disparitions forcées sont commises par des milices affiliées au pouvoir. Les gouvernements successifs n’ont pas pris de mesures significatives pour enquêter ni demander des comptes aux personnes dont la responsabilité pénale serait engagée. Widad Shammari, de l’organisation irakienne Al Haq Foundation for Human Rights, dont le fils a disparu depuis 2006, a déclaré : « J’étais une manifestante isolée jusqu’à ce que je rencontre de nombreuses personnes qui partageaient mon combat, et nous avons formé une coalition forte qui se bat pour la vérité pour toutes les personnes disparues dans la région arabe, et pas seulement en Irak. »
Liban
Au Liban, le nombre officiel de personnes enlevées ou portées disparues dans le cadre de la guerre civile de 1975-1990 est estimé à 17 415 [3]. Chaque année, le 13 avril, date anniversaire du début de la guerre civile, les familles des personnes disparues et portées disparues se rassemblent pour commémorer le début du conflit, sous le slogan : « Se souvenir pour ne jamais recommencer ».
Les autorités libanaises ont amnistié les auteurs de crimes commis pendant la guerre civile, mais après des années de campagne, en 2018, les familles des disparus ont réussi à faire pression sur le gouvernement pour qu’il reconnaisse l’existence de ces disparitions. Il a également adopté une loi mettant sur pied la Commission nationale chargée du dossier des personnes portées disparues ou victimes de disparitions forcées, dotée d’un mandat lui permettant d’enquêter sur les cas individuels, de localiser et d’exhumer les charniers et de mettre en œuvre un processus de suivi.
Pourtant, Wadad Halawani, dont le mari a été kidnappé en 1982 et qui dirige le Comité des familles des personnes enlevées et disparues, a déclaré : « Aujourd’hui, nous prenons la parole et crions haut et fort. La Commission nationale chargée du dossier des personnes portées disparues ou victimes de disparitions forcées a été créée il y a déjà trois ans. Il ne lui reste plus que deux ans de mandat. Elle a établi une stratégie claire pour son travail, mais ne peut pas continuer sans le soutien financier et logistique requis. Le gouvernement doit lui fournir toutes les ressources nécessaires immédiatement. »
Syrie
Depuis 2011, les autorités syriennes ont fait disparaître de force des dizaines de milliers d’opposants [4] réels ou présumés – militant·e·s politiques, manifestant·e·s, défenseur·e·s des droits humains, journalistes, avocat·e·s, médecins et travailleurs·euses humanitaires notamment – dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique contre la population civile qui s’apparente à des crimes contre l’humanité. Des milliers d’autres sont portés disparus après avoir été détenus par des groupes armés d’opposition et par le groupe se désignant sous le nom d’État islamique (EI). Le gouvernement syrien ayant contribué à orchestrer cette campagne de disparitions forcées, l’impunité est totale pour ces crimes en Syrie. Les familles se tournent donc vers des mécanismes de justice internationale.
« Nous avions de grands rêves en 2011. Mais nous avons payé le prix fort. Je suis sans nouvelles de mon mari et de mon fils depuis septembre 2011. »
Immense victoire pour les familles, le 29 juin 2023, l’Assemblée générale des Nations unies a voté la création d’une institution internationale chargée de clarifier le sort et la localisation des personnes disparues et portées disparues depuis le début du conflit armé en Syrie.
Fadwa Mahmoud, de Familles pour la liberté, dont l’époux et le fils ont disparu en Syrie en 2012, a déclaré : « Nous avions de grands rêves en 2011. Mais nous avons payé le prix fort. Je suis sans nouvelles de mon mari et de mon fils depuis septembre 2011. Nous avons affronté nos peurs et fait entendre notre voix jusqu’à ce qu’elle parvienne aux Nations unies. Cette [institution] est le fruit de notre travail en tant que familles de détenus... et c’est ce qui fait sa force. Nous demandons à avoir un rôle central au sein de l’institution. »
Yémen
Au Yémen, les organisations de défense des droits humains ont recensé 1 547 cas [5] de personnes disparues et portées disparues depuis 2015. Toutes les parties au conflit, y compris les autorités houthies de facto et les forces gouvernementales reconnues par la communauté internationale, continuent de commettre ces crimes en toute impunité, alors que l’attention du monde s’est détournée. Depuis que le Conseil des droits de l’homme a voté en 2021 la fin du mandat du Groupe d’experts éminents, à la suite de fortes pressions exercées par l’Arabie saoudite, les initiatives visant à amener tous les responsables présumés à répondre de leurs actes dans le cadre de procès équitables et à permettre aux victimes d’exercer leur droit d’obtenir des réparations sont au point mort.
L’Association des mères de personnes enlevées au Yémen a déclaré : « Nous avons été harcelées, menacée et rouées de coups pendant les manifestations, mais nous n’abandonnerons pas car nous sommes déterminées à faire avancer les dossiers à chaque étape. Bien sûr nous sommes les mères des êtres chers qui ont disparu au sein de nos familles, mais nous sommes aussi les mères de toutes les personnes disparues dans la région et nous continuerons à nous battre pour que la vérité éclate pour chacune d’entre elles. »