Une proposition de loi [1] sur les ONG, présentée par un groupe de députés le 10 octobre, doit être examinée sous peu par une commission parlementaire. Cette proposition, qui vise à remplacer la loi actuelle sur les ONG, datant de 2011, contient des restrictions inutiles et disproportionnées sur la création, l’activité et le financement des organisations de la société civile et menace leur indépendance en permettant au gouvernement de s’ingérer indûment dans leur travail.
« La proposition de loi accorde aux autorités exécutives des pouvoirs étendus et illimités qui sont contraires au droit international relatif aux droits humains et aux normes relatives à la liberté d’association »
« Si elle était adoptée, cette proposition de loi signerait l’arrêt de mort de la société civile dynamique qui s’est développée en Tunisie depuis le soulèvement de 2011. Son adoption ramènerait le pays à l’ère Ben Ali, lorsque les quelques organisations de la société civile autorisées travaillaient sous des restrictions draconiennes et que la présence de la plupart des organisations internationales de défense des droits humains n’était pas permise dans le pays », a déclaré Heba Morayef, directrice régionale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
« La proposition de loi accorde aux autorités exécutives des pouvoirs étendus et illimités qui sont contraires au droit international relatif aux droits humains et aux normes relatives à la liberté d’association, et qui suppriment des garanties essentielles contre l’ingérence indue des autorités. Les organes de régulation doivent se conformer à l’obligation qui leur est faite, en vertu du droit international, de faciliter le travail des organisations de la société civile, et non pas restreindre leur indépendance en imposant une supervision gouvernementale excessive. »
L’une des réformes clés introduites après 2011 a été l’adoption du décret-loi 88 qui a permis la création d’ONG par notification. Même si la proposition de loi affirme maintenir une exigence de notification plutôt que d’autorisation pour la création des ONG, elle introduit un processus d’enregistrement peu clair, à plusieurs niveaux et lourd, qui sape le principe d’un système de notification (articles 7, 8 et 9) et est susceptible d’entraîner des restrictions inutiles et disproportionnées du droit à la liberté d’association.
« Les normes internationales en matière de droits humains relatives à la liberté d’association obligent les États à prendre des mesures pour garantir que les organisations puissent être constituées par le biais d’une procédure de notification ou d’enregistrement »
Elle accorde à la direction des ONG, au sein du Premier ministère, un large pouvoir discrétionnaire lui permettant de s’opposer à la création d’une organisation dans un délai d’un mois après l’enregistrement de la notification, période pendant laquelle l’organisation n’est pas encore autorisée à exercer ses activités. Selon les normes internationales en la matière, toutes les associations, y compris celles qui ne sont pas enregistrées, devraient pouvoir exercer leurs activités librement. Les motifs pour lesquels les autorités peuvent s’opposer à la création d’une organisation ne sont pas définis dans la proposition de loi. Selon ce texte, les ONG ont la possibilité de former un recours auprès d’un tribunal afin de contester un refus d’enregistrement, mais les modalités d’appel ne sont pas précisées.
Dans la pratique, cela équivaut à une demande d’autorisation de fait pour toute organisation de la société civile nouvellement formée. Les normes internationales en matière de droits humains relatives à la liberté d’association obligent les États à prendre des mesures pour garantir que les organisations puissent être constituées par le biais d’une procédure de notification ou d’enregistrement. Par exemple, selon le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association [2], la procédure de création d’une association devrait être « simple, aisément accessible, non discriminatoire et peu onéreuse ou gratuite ».
La proposition de loi établit également une distinction entre les ONG nationales et « étrangères » et donne au ministère des Affaires étrangères le pouvoir d’accorder des licences à une ONG étrangère avant son enregistrement (article 19). Elle n’indique pas les critères qui seraient utilisés pour accorder ou refuser des licences, ni ne fixe de délais pour ce processus. La proposition de loi habilite par ailleurs le ministère des Affaires étrangères à choisir d’accorder des licences temporaires ou de révoquer et de suspendre les licences à sa propre discrétion (article 20). L’enregistrement d’organisations étrangères pourrait ainsi être refusé pour n’importe quel motif et sans droit de recours.
La loi actuelle prévoit des critères stricts en matière de rapports et de vérification qui pourraient, en théorie, être justifiés afin de garantir la transparence. Cependant, selon l’article 18 de la nouvelle proposition, les organisations nationales de la société civile doivent obtenir l’autorisation préalable du gouvernement chaque fois qu’elles reçoivent un nouveau financement étranger. Les organisations de la société civile qui ne se conforment pas à cette exigence risquent une suspension ou une dissolution immédiate (article 24).
Selon les normes internationales relatives aux droits humains [3] portant sur la liberté d’association, les ONG devraient être libres de « solliciter, recevoir et utiliser des aides financières et d’autres ressources de personnes physiques ou juridiques, de sources nationales, étrangères ou internationales, sans autorisation préalable ou autres obstacles ». Le pouvoir discrétionnaire absolu accordé au gouvernement pour autoriser ou refuser les demandes de financement des groupes de la société civile peut constituer une restriction disproportionnée du droit à la liberté d’association, ce qui est interdit par l’article 22.2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
L’article 6 de la proposition de loi prévoit que toutes les ONG opèrent sous la « surveillance et le contrôle » du ministère concerné. Mais cette notion n’est pas clairement définie. Ce mandat large et vague accordé aux ministères pour superviser le travail des organisations de la société civile n’a pas de limites claires et pourrait favoriser les ingérences. Ces dispositions empêcheraient les organisations de la société civile de fonctionner de manière indépendante et pourraient entraîner des restrictions discriminatoires du droit à la liberté d’association pour les groupes marginalisés tels que les organisations travaillant sur les droits des minorités.
La proposition de loi prévoit également d’accorder aux autorités exécutives des pouvoirs disproportionnés dans le but de suspendre, voire dissoudre, les organisations de la société civile accusées de ne pas respecter la loi, sans le contrôle requis de la part d’une autorité judiciaire. L’article 24 habilite le Premier ministre à « dissoudre automatiquement » les organisations soupçonnées de « terrorisme ».
« La loi tunisienne en vigueur sur les ONG est conforme aux engagements pris par la Tunisie au titre du droit international et a permis à une société civile dynamique et diversifiée de fonctionner de manière indépendante et libre. Les autorités tunisiennes doivent protéger cet héritage au lieu d’annuler avec un seul texte de loi défaillant tous les progrès réalisés », a déclaré Heba Morayef.