Dans cette déclaration, Amnesty International examine les cas de trois journalistes emprisonnés qui ont fait l’objet de violations liées à leur détention et de procès iniques entre 2015 et 2022 ; le cas d’un journaliste qui a été détenu de façon arbitraire pendant plus d’un an puis libéré en décembre 2022 ; les cas de quatre autres journalistes qui étaient toujours dans le quartier des condamnés à mort après des procès d’une iniquité flagrante, et les mesures de répression appliquées par les Houthis à six stations de radio en janvier 2022.
L’examen des cas des sept journalistes démontre que les Houthis continuent de recourir à la Cour pénale spécialisée, une juridiction habituellement dédiée aux crimes relatifs à la sécurité, pour engager des poursuites judiciaires contre des journalistes qui critiquent les autorités ou expriment une opinion dissidente. Ces poursuites incluent notamment des audiences secrètes.
Entre février et novembre 2022, la Cour pénale spécialisée de Sanaa et Hodeïda a prononcé des peines sévères allant jusqu’à huit ans d’emprisonnement à l’encontre de trois journalistes pour des accusations liées à leur travail, lors de procès entachés d’irrégularités flagrantes et en se fondant sur des « aveux » obtenus sous la torture et d’autres formes de mauvais traitements. Dans le cas de quatre autres journalistes condamnés à mort, des vices continuent d’entacher la procédure de l’appel qu’ils ont formé auprès de la chambre d’appel de la Cour pénale, qui a reporté l’audience de manière injustifiée au moins huit fois cette année seulement. Amnesty International s’est entretenue avec deux avocats, un ancien détenu, deux parents de journalistes détenus, des personnes employées dans deux stations de radio, et une personne représentant le Syndicat des journalistes yéménites. L’organisation a également examiné les actes d’inculpation, les documents de procédure et les rapports médicaux.
Amnesty International appelle les autorités houthies de facto à libérer immédiatement et sans conditions tous les journalistes, militant·e·s politiques, défenseur·e·s des droits humains et autres personnes emprisonnées illégalement uniquement pour avoir exercé de manière pacifique leurs droits humains. Les Houthis doivent également annuler la condamnation à mort des quatre journalistes, prononcée à l’issue d’un procès manifestement inique, et veiller à leur libération immédiate. Ils doivent également cesser de restreindre arbitrairement la liberté d’expression des stations de radio comme ils le font lorsqu’ils provoquent leur fermeture ou essayent d’orienter leurs propos.
Au cours de la première moitié de 2022, le Syndicat des journalistes yéménites a recensé 16 cas d’agressions, y compris de menaces et d’incitations à la violence, contre des journalistes et des médias, et neuf cas de détention prolongée de journalistes perpétrées par les autorités houthies de facto [1]. Au cours des sept dernières années, Amnesty International a recueilli des informations sur les cas d’au moins 75 journalistes, défenseur·e·s des droits humains, universitaires et autres personnes perçues comme étant des opposants ou exprimant des critiques auxquelles les autorités houthies de facto ont infligé une détention arbitraire, des actes de torture et autres mauvais traitements, une disparition forcée ou un procès inique pouvant donner lieu à une condamnation à mort [2]. Ces 75 personnes avaient toutes été ciblées pour avoir fait leur travail ou exercé librement leurs droits humains, y compris leurs droits à la liberté d’expression, d’association et de conviction.
Arrestations arbitraires, détentions provisoires prolongées et disparitions forcées
Amnesty International a étudié les cas de huit journalistes arrêtés arbitrairement par les autorités houthies de facto entre 2015 et 2021. Ces huit journalistes ont été pris pour cibles pour avoir exercé de manière pacifique leur droit à la liberté d’expression. Sept d’entre eux sont accusés, entre autres chefs forgés de toutes pièces, d’avoir propagé de fausses informations et d’avoir communiqué avec et prêté assistance à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. Entre février et novembre 2022, la Cour pénale spécialisée a prononcé des peines sévères allant jusqu’à huit ans d’emprisonnement à l’encontre de trois d’entre eux, à l’issue de procès manifestement iniques.
Leurs avocats et parents ont rapporté à Amnesty International qu’aucun des huit journalistes n’avait eu accès à un avocat pendant l’interrogatoire et qu’ils avaient tous été détenus sans inculpation pendant un à quatre ans. Dans l’un des cas, le journaliste s’était vu refuser l’accès à un avocat pendant toute la durée de sa détention.
Les forces de sécurité houthies ont eu recours à la disparition forcée pour chacun des huit journalistes immédiatement après leur arrestation entre 2015 et 2021, pour des périodes allant de plusieurs semaines à cinq mois et demi au cours desquelles elles refusaient de communiquer aux familles où étaient leurs proches et privaient les journalistes d’accès à un avocat et de visites de leur famille. La disparition forcée est un crime au regard du droit international, et peut constituer un crime de guerre lorsqu’elle est commise en lien avec un conflit armé.
Dans chacun des cas, les forces de sécurité, y compris les personnes chargées de l’interrogatoire, n’ont pas informé les journalistes du motif de leur arrestation. Les questions et accusations des responsables de l’interrogatoire portaient principalement sur le métier des journalistes, sur leurs opinions politiques et sur les contacts qu’ils avaient eus dans le cadre de leur travail avec des personnes et parties perçues comme opposées aux Houthis.
Nabil al Sidawi est un journaliste de 44 ans qui, au moment de son arrestation, travaillait pour l’agence de presse yéménite Saba. Des membres des services de sécurité et du renseignement houthis l’ont arrêté arbitrairement à Sanaa le 21 septembre 2015. Selon son avocat, il a été incarcéré au centre de détention des services de sécurité et du renseignement à Sanaa, où il a été détenu au secret et victime de disparition forcée pendant cinq mois et demi [3]. L’avocat a ajouté que Nabil al Sidawi avait été interrogé trois fois en l’absence d’un avocat et qu’il avait été contraint, alors qu’il avait les yeux bandés et qu’on le menaçait de nouveaux coups et d’autres formes de torture comme la détention à l’isolement , à signer des aveux fabriqués de toutes pièces par les forces de sécurité [4]. Il a été détenu sans inculpation ni jugement, ni moyens de contester sa détention pendant environ quatre ans, jusqu’au 2 juillet 2019, date à laquelle les autorités ont renvoyé son cas devant le parquet pénal spécial assorti des inculpations de coopération avec « les agresseurs saoudiens », – infraction passible de la peine de mort –, et de « formation d’un groupe armé pour commettre des activités criminelles et terroristes à l’encontre de l’armée et des forces de sécurité ».
Younis Abdelsalam, journaliste de 28 ans, a été arrêté arbitrairement par les forces de sécurité houthies le 4 août 2021 à Sanaa alors qu’il marchait de nuit dans son quartier d’al Ghadeer [5]. Son avocat n’a pas été autorisé à lui rendre visite ni à communiquer avec lui pendant sa détention. À la suite de son arrestation, il a fait l’objet d’une disparition forcée pendant plusieurs semaines, puis il a été maintenu en détention au secret pendant au moins trois mois, jusqu’à ce que son frère soit autorisé à lui rendre visite au centre de détention des services de sécurité et du renseignement de Sanaa. Selon son avocat, Younis Abdelsalam a été détenu pour avoir exprimé sur les réseaux sociaux des opinions laïques et témoignant de son opposition, opinions perçues comme critiques à l‘égard des autorités. Le 19 janvier 2022, son avocat a déposé une requête auprès du parquet pénal spécial demandant la libération de Younis Abdelsalam au motif que sa détention était arbitraire. Un mois plus tard, les services de sécurité et du renseignement ont demandé à sa famille de l’argent en échange de sa libération. La famille leur a versé l’argent, mais Younis Abdelsalam n’a pas été libéré. Les services de sécurité et du renseignement ont ensuite notifié la famille qu’au lieu de le libérer, ils allaient renvoyer son cas devant le parquet pénal spécial. Younis Abdelsalam n’a jamais été inculpé pendant sa détention ; il n’a pas non plus obtenu l’accès à un conseiller juridique qui lui aurait permis de contester la légalité de sa détention [6]. Il a été libéré le 7 décembre, après 15 mois de détention arbitraire [7].
Le droit international relatif aux droits humains établit que nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraire [8]. Il prévoit en outre que toute personne arrêtée ou détenue et toute personne accusée d’une infraction pénale a droit à l’assistance d’un avocat, afin qu’elle puisse commencer à préparer sa défense et à contester la légalité de sa détention. Ce droit constitue également une importante protection contre la torture et les autres mauvais traitements. Les droits en lien avec la phase avant le procès incluent le droit d’accès à un avocat ; le droit de disposer du temps nécessaire pour consulter un avocat de façon confidentielle ; le droit d’obtenir la présence de l’avocat au cours de l’interrogatoire et de consulter l’avocat durant l’interrogatoire.
Procès inéquitables
La Cour pénale spécialisée a jugé sept journalistes dans le cadre de procès émaillés de violations des normes internationales d’équité, telles que le non-examen d’allégations de torture, la non-prise en compte du fait que les aveux ont été obtenus sous la contrainte, des retards excessifs dans le déroulement des procédures et la tenue d’audiences en secret à l’insu et en l’absence des avocats des défendeurs.
Mohammed al Junaid, journaliste de 43 ans qui travaillait pour le journal El Saoura à Sanaa, a été arrêté de façon arbitraire par les services de sécurité et du renseignement houthis le 13 novembre 2018 sur le marché de Sadam à Hodeïda. Plus d’un an après, le 18 décembre 2019, le parquet pénal spécial a inculpé Mohammed al Junaid et Mohammed al Salahi de « communication avec des personnes qui servent les intérêts de l’ennemi » et de « transmission d’information sur des sites militaires ».
Mohammel al Salahi a nié devant le procureur les aveux faits sous la torture, mais le procureur n’a pas enquêté sur les allégations de torture et a pris en compte les aveux extorqués sous la contrainte. La première audience du procès s’est tenue secrètement en octobre 2021 à la Cour pénale spécialisée d’Hodeïda sans en notifier les avocats.
Le 28 juin 2022, la cour a jugé Mohammed al Salahi et Mohammed al Junaid coupables d’espionnage et d’avoir prêté assistance aux « agresseurs saoudiens et émiriens », et les a condamnés à des peines d’emprisonnement de trois ans et huit mois dans le cadre d’un procès secret. Leur avocat a été notifié de la condamnation en septembre 2022. Au cours du maintien en détention des deux hommes, leur avocat a obtenu uniquement la permission de leur rendre visite une fois, en novembre 2019, et d’assister à l’audience de l’accusation à Sanaa le 18 décembre 2019.
Leur avocat a déclaré à Amnesty International :
« Les procès se déroulaient toujours secrètement, à l’insu des avocats. J’ai contacté le juge et l’ai informé que j’étais l’avocat des détenus ; malgré cela, ils ont organisé deux ou trois audiences du procès en secret en octobre 2021 [...]. J’ai rencontré le juge pour me plaindre du fait qu’on n’avait pas permis à la défense d’y assister, et il a promis d’y remédier [...]. Or, le procès a démarré en secret [...]. Personne n’est au courant de ces audiences, et personne n’en est notifié. [9]. »
Le 11 septembre 2019, le parquet pénal spécial a érigé en éléments de preuve les informations contenues dans la déclaration que Nabil al Sidawi a été contraint de signer pendant ses interrogatoires et l’a inculpé de plusieurs infractions graves, donc celle de coopération avec « les agresseurs saoudiens », – infraction passible de la peine de mort –, et de « formation d’un groupe armé pour commettre des activités criminelles et terroristes à l’encontre de l’armée et des forces de sécurité ». L’affaire a été renvoyée devant la Cour pénale spécialisée de Sanaa. Plus de deux ans plus tard, le 22 février 2022, Nabil al Sadawi a été condamné à huit ans d’emprisonnement. L’avocat a fait appel du verdict mais aucune date n’a été fixée pour une audience en appel à ce jour.
Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), auquel le Yémen est État partie, prévoit dans son article 14(2) que toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie, et, entre autres, qu’elle doit être jugée sans retard excessif (article 14(3)(c)) [10]. L’obligation de respecter ce droit à la présomption d’innocence et à la liberté implique que si un]]e personne est détenue dans l’attente du jugement, l’État est tenu de traiter cette affaire de façon prioritaire et d’accélérer la procédure judiciaire.
Au cours de l’été 2015, les forces de sécurité houthies ont incarcéré arbitrairement les journalistes Abdelkhaleq Amran, Tawfiq al Mansouri, Hareth Hamid et Akram al Walidi. Plus de trois ans après le début de leur incarcération, en décembre 2018, ils ont été officiellement inculpés après avoir été interrogés en présence de leurs avocats, et leurs cas ont été soumis à la Cour pénale spécialisée de Sanaa. Les accusations retenues contre eux, pour faits d’espionnage connectés à leur travail de journalistes, étaient fabriquées de toutes pièces. Les charges incluaient « la publication sur les plateformes de réseaux sociaux de fausses informations, déclarations et rumeurs en soutien à l’agression saoudienne ».
Les avocats ont été autorisés à assister à la première audience, qui a eu lieu le 9 décembre 2019, mais l’accès leur a ensuite été refusé à toutes les autres audiences, y compris la dernière, le 11 avril 2020, à l’issue de laquelle les quatre journalistes ont été condamnés à mort.
En octobre 2020, les quatre journalistes ont été transférés à la prison d’Exchange House, au Camp central de sécurité à Sanaa, dans l’attente de leur libération dans le cadre d’un accord d’échange de prisonniers. Ils n’ont pas été libérés, malgré l’ordonnance du procureur général. Selon leur avocat, les quatre hommes ont été privés des visites de leurs familles et de leurs avocats depuis 2020 [11].
En mai 2022, l’avocat a demandé à la chambre d’appel de la Cour pénale spécialisée de Sanaa de renvoyer le cas des quatre journalistes devant le Tribunal spécialisé pour la presse et les publications parce que leur cas n’était pas en lien avec la sécurité nationale, faisant valoir que la Cour pénale spécialisée n’avait pas la compétence pour juger de cette affaire. Depuis lors, la chambre d’appel de la Cour pénale de Sanaa a reporté à huit reprises l’audience en appel des quatre journalistes.
Amnesty International s’oppose à la peine de mort en toutes circonstances et sans aucune exception, indépendamment de la nature et des circonstances de l’infraction commise, de la situation de la personne condamnée, de sa culpabilité ou de son innocence, ou encore de la méthode utilisée pour procéder à l’exécution. La peine capitale bafoue le droit à la vie et constitue le châtiment le plus cruel, inhumain et dégradant qui soit.
Les droits liés à l’équité des procès doivent être respectés lors de procédures en appel. Ceux-ci comprennent le droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de la défense pour le procès en appel, le droit à un avocat, le droit à être entendu par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, sans retard excessif, et le droit à un jugement motivé et rendu publiquement dans un délai raisonnable [12].
Le PIDCP prévoit dans son article 9(3) que tout individu détenu du chef d’une infraction pénale devra être jugé dans un délai raisonnable ou libéré dans l’attente du jugement, et que la détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle.
Torture et autres mauvais traitements
Entre 2015 et 2022, les forces de sécurité houthies ont menacé les huit journalistes et leur ont infligé des tortures et autres formes de mauvais traitements pendant les interrogatoires et tout au long de leur incarcération dans les centres de détention des services de sécurité et du renseignement à Sanaa et Hodeïda et dans le Camp central de sécurité de Sanaa. Ils ont été roués de coups, maintenus dans des positions douloureuses et placés en isolement cellulaire.
Mohammed al Salahi, un photojournaliste de 33 ans, a été arrêté arbitrairement par les services de sécurité et du renseignement le 20 octobre 2018 alors qu’il travaillait dans un studio de presse dans le quartier d’al Hawak à Hodeïda. Pendant les cinq premiers mois de sa détention, il a fait l’objet d’une disparition forcée. D’après son avocat, Mohammed al Salahi a été roué de coups lors des interrogatoires et suspendu au plafond au moyen de menottes pendant que les membres des forces de sécurité le frappaient au niveau des testicules [13]. Les interrogatoires se sont étalés sur deux mois, étaient menés quotidiennement et duraient cinq à six heures chaque jour. Mohammed al Salahi a également été contraint à signer une déclaration écrite par les forces de sécurité alors qu’il avait les yeux bandés.
Le 1er décembre, la famille du journaliste Tawfiq al Mansouri, à qui il lui est interdit de lui rendre visite depuis 2020, a appris d’un ex-détenu désormais libre la confirmation du transfert, début août, de Tawfiq al Mansouri, d’Abdelkhaleq Amran et de Hareth Hamed dans des cellules souterraines du Camp central de sécurité de Sanaa, où ils ont été détenus à l’isolement pendant 45 jours et ont subi des tortures. Une fois sorti de l’isolement cellulaire, Tawfiq al Mansouri avait une lésion visible sur le crâne refermée par des points de suture [14]. Il a déclaré à d’autres détenus qu’il avait été torturé et frappé au crâne à l’aide d’une matraque. Le 2 décembre devait avoir lieu la huitième audience en appel pour les quatre journalistes devant la chambre d’appel de la Cour pénale spéciale. L’avocat a demandé que l’acte de torture soit consigné dans le compte rendu, mais sa demande a été rejetée et l’audience n’a pas eu lieu [15].
L’Ensemble de règles minima des Nations unies pour le traitement des détenus, dites Règles Mandela, définit l’isolement cellulaire comme « l’isolement d’un détenu pendant 22 heures par jour ou plus, sans contact humain réel » et l’isolement cellulaire prolongé comme « l’isolement cellulaire pour une période de plus de 15 jours consécutifs » [16]. Aux termes du droit international, le placement à l’isolement pour une durée dépassant 15 jours consécutifs est une forme de torture ou de mauvais traitement [17].
Manque d’accès aux soins médicaux nécessaires
Pendant toute leur incarcération dans les centres de détention des services de sécurité et du renseignement de Sanaa et de Hodeïda et dans le Camp central de sécurité de Sanaa, les huit détenus n’ont pas eu un accès adéquat aux soins médicaux.
Un ancien détenu qui avait été au Camp central de sécurité à Sanaa en même temps que les quatre journalistes Abdelkhaleq Amran, Tawfiq al Mansouri, Hareth Hamid et Akram al Walidi, a rapporté à Amnesty International qu’on leur avait refusé des soins médicaux, qu’ils étaient détenus dans des conditions épouvantables, qu’on leur refusait les visites de leur famille et qu’ils n’avaient accès à de l’eau du robinet qu’une demi-heure par jour [18]. Le frère de Tawfiq al Mansouri a également indiqué à Amnesty International que sa famille n’était même pas autorisée à apporter des médicaments à son frère, et qu’on lui avait refusé depuis 2020 de le transférer vers un hôpital où il pourrait être soigné [19].
Le 27 juillet 2022, la famille de Tawfiq al Mansouri a reçu des informations de la famille d’un autre détenu confirmant que l’état de santé de Tawfiq al Mansouri s’était considérablement détérioré. Il souffre de maladies chroniques telles que le diabète, l’insuffisance rénale, l’asthme et des problèmes cardiaques que les conditions de détention déplorables ont aggravées.
Dans son Observation générale n°36, le Comité des droits de l’homme de l’ONU précise : « l’obligation de protéger la vie de toutes les personnes détenues comprend celle de leur assurer les soins médicaux nécessaires et de surveiller leur santé régulièrement et de façon appropriée [20] ». D’après le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, « les violations du droit à la vie peuvent résulter non seulement d’un acte intentionnel de privation de la vie (meurtre) par un État [...], mais aussi de la négligence d’un État lorsque celui-ci ne met pas en place les conditions et les services de base propres à assurer la survie d’autrui, tels que l’accès à l’alimentation, à l’eau, aux services de santé et au logement [21] ».
Le droit international humanitaire établit également que les personnes privées de liberté doivent être traitées avec humanité, et consacre l’interdiction absolue de la torture, des traitements cruels ou inhumains et des atteintes à la dignité des personnes. Les violations de ces règles peuvent constituer des crimes de guerre.
Répression de la liberté de presse
Le 25 janvier 2022, les forces de sécurité houthies ont effectué des descentes dans au moins six stations de radio à Sanaa et ont prétexté qu’elles avaient besoin de nouvelles licences de diffusion pour les obliger à fermer [22]. Depuis ces événements, cinq stations sur les six ont repris leur diffusion. La Loi de 1990 sur la presse et les publications du Yémen ne s’étend pas aux licences de diffusion des stations de radio, et aucun autre texte de loi ne régit le travail des stations de radio ni n’habilite les autorités à imposer leur fermeture [23].
La station Sawt al Yemen, fondée en 2013, était parmi celles qui ont été fermées. Le journaliste Mujalli al Samadi, son détenteur, a expliqué à Amnesty International que l’autorisation écrite du Ministère de l’information était la seule exigence dont les stations devaient s’acquitter, et que Sawt al Yemen avait obtenu la sienne en 2013. Après la descente, le Ministère de l’information, qui est contrôlé par les Houthis, a exigé que Sawt al Yemen achète une nouvelle licence, alors que ce n’est pas une exigence légale. Malgré un versement d’un million de rials yéménites, la station n’a pas obtenu de licence et n’a pas été autorisée à reprendre sa diffusion. Cinq mois après la descente, la station a déposé une plainte auprès du Tribunal spécialisé pour la presse et les publications de Sanaa. Le 6 juillet 2022, le Tribunal a statué que la station pouvait se remettre à diffuser. Sawt al Yemen a recommencé à diffuser ses programmes jusqu’à ce que les forces de sécurité effectuent une nouvelle descente et confisquent le matériel de diffusion le 11 juillet 2022, obligeant la station à fermer. Mujalli al Samadi estime que ces mesures de répression sont appliquées parce que la station diffuse des programmes indépendants. Il a déclaré à l’organisation :
« Ils en veulent à la station de radio de ne pas être sous leur contrôle. La station est complètement indépendante et diffuse des chants nationaux qui appellent à l’unité nationale. C’est peut-être l’une des choses qu’ils retiennent contre la station. Ce n’est pas la première fois que la station est contrainte par la force à fermer. En 2015, les forces militaires l’ont contrainte à fermer pendant 13 jours parce que les programmes avaient mis en avant certaines violations que subit la communauté [...]. Rendez-vous compte que nous n’avons le droit de rien dire depuis 2015. J’ai mis fin à la plupart des programmes. Il n’y a aucune liberté [24]. »
Le directeur de la programmation d’une autre station de radio, qui souhaite rester anonyme, a indiqué à Amnesty International que les forces de sécurité n’avaient présenté aucune ordonnance ou mandat judiciaire lors de la descente effectuée dans la station en janvier 2022. La station a dû fermer pendant un mois et demi et n’a reçu l’autorisation du Ministère de l’information de reprendre sa diffusion qu’à certaines conditions, notamment celle de diffuser toutes les directives données par ce Ministère. La station n’a à ce jour pas reçu de licence du Ministère, qui est contrôlé par les Houthis, alors même qu’elle a rempli toutes les conditions fixées par le Ministère et versé 4 millions de rials yéménites pour renouveler une licence que la loi ne l’oblige pourtant pas à obtenir.
Amnesty International appelle les autorités houthies de facto à mettre fin aux offensives contre la liberté de la presse, y compris les restrictions arbitraires imposées aux stations de radio sous la menace de fermeture et de pilotage des discours qu’elles véhiculent. Les Houthis doivent respecter et protéger les droits à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. Ils doivent autoriser la population à exprimer pacifiquement ses opinions et permettre aux médias indépendants de travailler librement sans être la cible de mesures d’intimidation et de harcèlement, et sans craindre de représailles.
Complément d’information
Amnesty International, les Nations unies et des organisations locales et internationales de défense des droits humains recueillent depuis 2012 des informations sur des violations liées à la détention commises par toutes les parties au conflit, y compris les autorités houthies de facto [25]. Ces violations des droits humains, dont certaines constituent des crimes de guerre, incluent la détention arbitraire, la torture et d’autres formes de mauvais traitements, la disparition forcée et la privation d’un procès équitable.
En 2021, Amnesty International a constaté que les autorités houthies de facto avaient violé l’interdiction d’infliger des tortures et d’autres mauvais traitements en plaçant 12 personnes en isolement cellulaire prolongé dans des conditions inhumaines pour avoir exercé pacifiquement leur droit à la liberté d’expression [26]. Une année auparavant, le Groupe d’éminents experts internationaux et régionaux sur le Yémen (ci-après le Groupe d’experts), qui avait été mandaté par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies (CDH) pour enquêter sur les violations commises par toutes les parties au conflit au Yémen depuis septembre 2014, avait indiqué au Conseil que les Houthis et les autres parties au conflit avaient détenu arbitrairement, soumis à des disparitions forcées et torturé des « personnes considérées comme opposées à l’une des parties au conflit, dont des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes [27] ». Le rapport ajoutait que les autorités houthies avaient maintenu en détention arbitraire plusieurs personnes et les soumettaient à la disparition forcée et à diverses formes de torture et de mauvais traitements dont « l’isolement de longue durée, les violences sexuelles, la suspension pendant des périodes prolongées, les chocs électriques, les brûlures, les passages à tabac et les simulacres d’exécution »
En octobre 2021, les membres du CDH ont rejeté de justesse une résolution qui aurait renouvelé le mandat du Groupe d’experts, suite à un lobbying de l’Arabie saoudite, soutenue par les Émirats arabes unis, contre le renouvellement. Le Groupe d’experts, fondé par le CDH en 2017, était le seul organe d’investigation international, impartial et indépendant qui rendait compte des violations et atteintes aux droits humains au Yémen [28]. Aucun mécanisme national n’est aussi bien habilité que l’était le Groupe d’experts à répondre aux normes d’impartialité et d’indépendance pour la collecte et la préservation d’éléments de preuve, ni à identifier les victimes ou recueillir des informations sur les atteintes aux droits humains dans l’optique d’éventuelles poursuites au pénal ou demandes de réparation.